Paysage et démocratie : formes contemporaines de démocratie participative appliquées au paysage

Dimensions du Paysage - Réflexions et propositions pour la mise en oeuvre de la Convention européenne du paysage

Yves Luginbühl, avril 2017

Jusqu’à une période récente le paysage a relevé de décisions politiques prises dans un contexte de démocratie représentative, mais le plus souvent sous-tendues par des avis d’experts. La démocratie semblait ainsi aller de soi. Mais à la réflexion, très vite apparaissent de multiples questions qui se réfèrent au mode de gouvernance des territoires, à la place de la connaissance savante par rapport aux savoirs empiriques, à l’intérêt qu’y portent les citoyens, aux relations entre le monde politique et la société civile, au développement des expériences de participation à la prise de décision politique, et autres. Le présent rapport, réalisé dans le cadre des travaux du Conseil de l’Europe en faveur de la mise en oeuvre de la Convention européenne du paysage avec le soutien de l’Office fédéral de l’environnement de la Suisse, tente d’ouvrir des pistes de réflexion et de proposer les termes d’un débat sur les formes de gouvernance territoriale et paysagère.

1 - Des expériences diverses et parfois spontanées

Les expériences participatives mettant en jeu le paysage ont émergé dans les années 1990 et se sont développées après cette décennie. Elles ont accompagné des mouvements sociaux qui sont apparus en Europe autour de problèmes de qualité du cadre de vie menacé par des équipements ou des aménagements jugés contraires au bien-être des populations concernées. En France, des travaux réalisés dans les Côtes d’Armor ont permis de repérer l’une de ces expériences spontanées qui s’est déroulée dans un petit bassin-versant : la Mission d’initiative rurale, association locale, organise une manifestation autour du problème de la qualité de l’eau dégradée par l’épandage des lisiers des élevages hors sol ; elle invite les habitants des communes riveraines de la rivière en question à une fête sur ses rives. Après la fête, les participants entreprennent une promenade le long du cours d’eau et sont sollicités pour observer les haies existantes, les emplacements d’anciennes haies arasées et ceux où il serait important d’en replanter ; les agriculteurs présents discutent et adhèrent plus ou moins aux constats effectués.

Après la fête, l’association s’engage dans des propositions de replantation de haies en convainquant les agriculteurs d’y participer. Son action a pris l’aspect d’une manifestation festive où le débat s’est déroulé de manière conviviale et le résultat s’est soldé par des replantations de haies discutées en commun ; depuis, l’association a fourni aux agriculteurs des photographies aériennes de leur exploitation avec le tracé des haies, dont ils peuvent ainsi suivre l’évolution. Ces mouvements sont proches des expériences que les sciences sociales ont tentées dans les mêmes années, s’inspirant des actions spontanées nées dans des contextes d’opposition à des décisions politiques. Lors de travaux réalisés dans la vallée de la Dordogne en 1993, ont été organisés des ateliers paysage, selon la même perspective qu’avait adoptée Mairie-conseils. Ils faisaient suite à une vaste étude des paysages de la vallée de la Dordogne, qui présentait une dimension d’expérimentation scientifique en menant une enquête auprès des 284 communes de la vallée pour identifier les paysages d’intérêt local, les transformations perçues localement et les projets individuels et collectifs, publics et privés connus sur chaque commune ; ces éléments furent cartographiés à l’échelle de 1/25 000, et c’est sur cette base que se sont déroulés les « ateliers paysage » avec les élus, les techniciens des administrations concernées et des habitants. Cette expérience a été relatée dans les conclusions des premiers ateliers de la Convention européenne du paysage, tenus à Strasbourg. Nous ne ferons qu’en tirer les enseignements essentiels.

Ces ateliers commençaient par une visite collective du territoire choisi (cinq communes représentant à peu près l’espace d’une unité de paysage), au cours de laquelle les participants pouvaient échanger in situ leurs connaissances sur les transformations des paysages en les commentant. Ils se poursuivaient par des ateliers en salle, permettant de formaliser l’état des lieux sur les cartes établies auparavant par l’enquête : chaque participant était invité à apporter ses propres compléments sur les cartes. Celles-ci étaient modifiées et validées lors de la réunion suivante ; il s’agit d’une étape importante qui scelle la reconnaissance d’un document prenant le statut d’un ensemble de connaissances partagées. Le processus de négociation autour d’un projet d’aménagement collectif s’est fondé sur l’échange et le partage des informations, en partant d’une préoccupation commune : la qualité de l’eau de la rivière inquiétant les élus, en raison de la décision de l’Administration chargée de la santé publique de fermer un camping de 2 000 places à la suite de la présence de bactéries dangereuses pour la santé des baigneurs. Sans entrer dans les détails des réunions, il y a lieu cependant de souligner l’importance de démarrer le processus de négociation sur un fait concret qui fait sens pour la collectivité et sur lequel il est ensuite possible de décliner les diverses conséquences urbanistiques, écologiques et agricoles de cette question de la qualité de l’eau, comme le coût élevé du réseau d’adduction d’eau potable si les habitations sont dispersées, par exemple. Ce débat revient ainsi à reconstituer progressivement le paysage de la portion de vallée concernée et l’assemblée reconnaît la nécessité de la maîtrise du territoire par les documents de planification ou par des mesures spécifiques, mais en respectant la globalité du territoire. Chacun apporte des pistes pour remédier aux problèmes constatés en commun et peu à peu se construit un projet collectif qui peut être assimilé à un projet de paysage. Les enseignements de cette expérience sont les suivants :

En tout cas, ce type de démarche participative apporte de précieux enseignements pour la contribution des populations à l’expérience collective d’élaboration d’un projet de paysage dans le cadre de la démocratie.

2 - De la contestation au projet

En Italie, Mauro Varotto et Ludovico Visentin (2008) ont analysé de tels mouvements, qui apparaissent en Vénétie : ils ont établi une cartographie des comités (comitati) qui se sont formés pour lutter contre des implantations nouvelles d’équipements contestés ; ces comités, au nombre de 108 en 2000, se répartissaient en deux catégories :

Les deux géographes italiens remarquent que cette seconde catégorie s’est développée aux dépens de la première. Les comités sont passés en une dizaine d’années de la protestation à la proposition et leur nombre atteint alors 253. En outre, ils ont pris une assise spatiale plus large, passant à l’échelle supralocale ou s’organisant à l’échelle régionale par des contacts entre eux à travers les réseaux sociaux, formant ainsi des regroupements plus puissants face aux administrations locales et régionales. En s’organisant à une échelle inférieure, ils ont également changé de sens, s’orientant vers des organisations à but civique ou de défense de la démocratie de proximité :

« (…) leur désir de qualité environnementale, de conscience civique, de justice sociale et soutenable des processsus de développement économique constitue le défi culturel du nouveau respect de l’environnement civique. » (Varotto et Visentin, 2008).

« Dans de nombreux cas, la protestation des comités se transforme en proposition politique, en la structurant en un projet plus ample de développement territorial alternatif, qui intervient dans les commissions pour orienter l’administration d’aménagement du territoire. » (Varotto et Visentin, 2008:6).

Cette évolution est remarquée également par Pierre Rosanvallon, qui souligne que « dans les années 1960 et 1970, la référence à la démocratie participative était le fait de mouvements sociaux qui revendiquaient une nouvelle répartition des pouvoirs. (…) L’enjeu n’est plus le même au début du xxe siècle » (Rosanvallon, 2008). Selon lui, les gouvernements ont besoin de ces mouvements alternatifs qui remplissent un rôle de transmission de l’information ou de déblocage de situations controversées. Mais en affirmant qu’ils sont « presque toujours mis en place par les gouvernements eux-mêmes », Rosanvallon omet les mouvements spontanés qui ne sont issus ni du monde politique ni du monde scientifique et en particulier des sciences sociales, mais apparaissent à l’occasion d’une situation de conflit ou d’un problème posé à la société à une échelle donnée, comme les comités vénitiens, innovant ainsi dans la relation entre paysage et démocratie. Ils s’inscrivent dans l’ensemble des associations alternatives qui éclosent un peu partout. Leur particularité réside dans l’usage du paysage comme support de revendications civiques pour l’amélioration du cadre de vie, alliant le désir d’une plus grande justice sociale avec l’exigence d’un développement soutenable et la reconnaissance des valeurs affectives et esthétiques du territoire dans lequel ils émergent. De nombreux exemples pourraient être encore évoqués. Ce qu’il est possible de retenir de ces enseignements est sans doute la diversité des formes démocratiques de participation liées au paysage. Mais également l’évidente progression du passage de la contestation au projet qui, de plus en plus, prend l’allure d’un processus continu, bien que les conditions politiques et financières de sa mise en oeuvre ne le permettent pas toujours. Les facteurs de réussite ou d’échec de ces expériences dont les démarches ont évolué depuis leur apparition sur la scène sociale seront à présent examinés.

CONCLUSION

La relation démocratie/paysage est un domaine complexe qui dépend de multiples facteurs appartenant à de nombreux champs de signification. Si des expériences existent partout, tant en Europe que dans d’autres États du monde, elles ne s’appliquent pas de la même manière à l’échelle internationale, européenne, nationale, régionale et locale. Il paraît clair que l’échelle locale est celle qui répond le plus aux souhaits de dépendante de processus difficilement maîtrisables par les peuples. D’ailleurs, le projet de Traité constitutionnel de l’Union européenne, proposé en 2004, distinguant la démocratie participative de la démocratie représentative, y voyait un moyen de « dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives de la société civile ». Même si ce traité n’a pas été retenu parce que plusieurs États s’y sont opposés par un vote défavorable. Le désir de participation n’en est pas moins relativement vif dans les sociétés européennes. Parmi ces facteurs, le sens même du terme « paysage », qui n’est pas toujours identique dans les États d’Europe, mais qui a été défini avec l’assentiment de la grande majorité des États européens à travers la ratification de la Convention européenne du paysage, intervient en interaction avec les échelles d’action et le statut des acteurs mobilisés. En Europe comme dans d’autres continents, se manifeste le désir des populations d’être écoutées par le monde politique qui, souvent, semble dépassé pour affronter les grands processus mondiaux des échanges commerciaux et financiers. La participation devient un exercice démocratique revendiqué par de nombreux mouvements sociaux, comme les « Indignés » ou le Forum social mondial, qui peinent cependant à faire entendre leurs voix. Plusieurs pistes de réflexion s’avèrent déjà pertinentes pour poursuivre l’engagement dans la mise en oeuvre d’une démocratie qui permette d’aborder la question du cadre de vie, paysage du quotidien des populations. Mais, plus généralement, il est essentiel de développer la réflexion sur la démocratie d’interaction ou délibérative en favorisant la recherche en sciences sociales et écologiques, déjà investies dans ce thème, mais insuffisamment soutenues par les crédits de recherche qui ont subi des diminutions importantes ces dernières années en raison de la crise et de l’exigence de réduire les déficits publics.

L’exercice de la démocratie ne peut s’affranchir de la complexité des processus de production et de transformation des paysages pour lesquels une mobilisation sociale à l’échelle européenne est née avec la Convention européenne du paysage. Le paysage constitue lui-même un « complexe » de significations matérielles et immatérielles que la science a séparées et a ainsi réduites, au point de rendre l’action paysagère difficile, alors qu’elle offre des potentialités à la mesure des espoirs que ses partisans nourrissent à son égard :

« (…) la science est devenue aveugle dans son incapacité à contrôler, prévoir, même concevoir son rôle social, dans son incapacité à intégrer, articuler, réfléchir ses propres connaissances. Si effectivement, l’esprit humain ne peut appréhender l’ensemble énorme du savoir disciplinaire, alors il faut changer, soit l’esprit humain, soit le savoir disciplinarisé. » (Morin, 2005:106)

Références

En savoir plus

BIBLIOGRAPHIE

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VOIR CI-DESSOUS D’AUTRES PROJETS

paysage-developpement-durable.fr

1) « L’appréhension du paysage urbain, une opportunité pour renouveler les conceptions urbaines environnementales et les démarches participatives », Emeline Bailly, CSTB, France, Rosemary Wakeman, Fordham University, New York. Comparaison des démarches participatives entre la Plaine St-Denis au nord de Paris et le site de Melrose dans le Bronx.

2) « Gestion participative des paysages : construction d’une ressource culturelle pour l’appropriation des enjeux de biodiversité ? », Aurélien Allouche, Alain Dervieux, François Mesléard, Alain Sandoz. La recherche développe une démarche participative dans le Parc naturel régional de Camargue en tentant d’évaluer les capacités d’une telle démarche à gérer le risque d’inondation et la biodiversité ou la recréation de la nature.

3) « La participation et la médiation paysagère et le renouvellement des pratiques paysagistes », David Montembault, Agrocampus Ouest, Serge Briffaud, Rémi Bercovitz, École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux, Monique Toublanc, École nationale supérieure de paysage de Versailles, Antoine Luginbühl, Association Passeurs, et al. Recherche - action portant sur deux territoires différents, l’un sur l’élaboration d’un projet de paysage dans une commune ligérienne, l’autre sur une approche historique dans les Deux-Sèvres.

4) « Paysage et développement durable : à la recherche d’une participation créative », Yvette Lazzeri, Hélène Balu, Anne Cadoret, Florent Chiappero, Michel Chiappero, Caroline Giran-Samat, Arina Latz, Béatrice Mésini, Hélène Tudela, Martine Perron, Centre d’études et de recherches internationales et communautaires (CERIC), Aix-Marseille Université, CNRS, université de Pau, université de Toulon. Recherche qui fait le point sur les démarches participatives en Europe, surtout dans le domaine architectural.

5) « Dynamique des modèles paysagers dans les villes nouvelles, cultiver des paysages durables », Marie-Jo Menozzi, ethnosociologue indépendante, Etienne Bertrand, Bureau d’études de Gally, Julien Laborde, Mnémosis. Recherche sur une démarche participative portant sur la ville nouvelle du Val Maubuée.

6) « Dynamiques paysagères et perceptions des interfaces arborées, quels enjeux pour la mise en place de la Trame verte et bleue ? », Sylvie Guillerme et al., GEODE, CNRS et université de Toulouse-le-Mirail. Recherche portant sur la participation des acteurs concernés par les arbres hors forêts dans le sud-ouest de la France