Paysage et économie du bien-être : le paysage peut-il renouveler l’économie du bien-être ?
Dimensions du Paysage - Réflexions et propositions pour la mise en oeuvre de la Convention européenne du paysage
Joaquín Romano, avril 2017
Cette étude, menée par Joaquin Romano, expert auprès du Conseil de l’Europe, examine liens qui existent entre le paysage, tel que conçu par la Convention européenne du paysage, et les principaux objectifs de l’économie : bien-être social, création d’emplois, disponibilité de biens publics et structures publiques, afin de se rapprocher des préoccupations réelles des sociétés européennes et d’avancer dans la connaissance des risques entraînés par la déconnexion entre économie et paysage, ainsi que par les opportunités générées par leur union.
Le terme de bien-être est communément employé dans divers contextes et, d’une certaine façon, cela lui a permis d’acquérir une infinité de significations qui dépassent le simple fait de se sentir bien. Le bien-être comprend des dimensions physiques et psychiques, tant subjectives qu’objectives, qui incluent des aspects émotionnels, des perceptions à la fois personnelles et collectives. Ce qui explique le succès de sa diffusion est que cette notion donne un sens à la vie, une raison, une orientation fondamentale. Être ou ne pas être est seulement la partie nécessaire de la question mais paraît insuffisante, les êtres humains aspirant à profiter d’une qualité de vie digne.
Dans le champ de l’économie, en général dédié à l’administration des ressources pour satisfaire les besoins humains, le bien-être a une telle importance qu’il caractérise l’un des courants les plus développés en économie : l’économie du bien-être. Celle-ci dépasse l’économie et s’étend aux domaines de l’organisation sociale, politique, ainsi qu’aux processus écologiques. Le paysage fait partie de ces processus en ce qu’il aide à la compréhension de cette transcendance. L’économie du bien-être a connu une évolution essentiellement disciplinaire, conduite dans le but de démontrer l’objectivité de ses propositions, si bien que la nature subjective du terme a signifié sa partialité, ses limites et échecs. L’histoire du bien-être s’est écrite en grande partie à travers ce pessimisme et ces échecs liés au désintérêt ou à la volonté d’ignorer et aux jugements de valeur. C’est-à-dire à toute une série de facteurs, contextes et aspects subjectifs très présents dans le paysage, et qui dans la pratique se sont montrés sur le plan économique bien plus pertinents que ce que certains économistes des plus renommés ont développé dans leurs modèles et théories.
À l’origine, les pionniers de la discipline économique classique des XVIIIe et XIXe siècles ont confondu le bien-être avec la richesse, identifiant l’égoïsme humain comme le moteur du bien-être économique de la société et offrant ainsi une vision agrégée du bien-être sans référence au paysage.
Plus tard, le courant marginaliste a apporté une conception différente du bien-être social en l’identifiant avec la répartition efficiente des ressources via le libre marché. Dans ce courant néoclassique, le paysage n’est pas considéré comme une ressource liée à un marché spécifique, ou bien, lorsqu’il est mentionné, il est associé à l’une des défaillances de marché.
Toute une littérature s’est d’ailleurs développée à ce sujet, qui traite des conditions de l’intervention publique pour remédier à ces défaillances, et qui porte essentiellement sur l’objectif d’efficience et, dans une moindre mesure, d’équité. Ces courants néolibéraux ont été remis en question par le keynésianisme, étant donné les limitations qu’il pose à l’intervention publique durant les périodes de crise. John Maynard Keynes (1936), dans sa célèbre Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, l’a exprimé en ces termes :
« L’élargissement des fonctions de l’État, nécessaire à l’ajustement réciproque de la propension à consommer et de l’incitation à investir, semblerait à un publiciste du XIXe siècle ou à un financier américain d’aujourd’hui une horrible infraction aux principes individualistes. Cet élargissement nous apparaît au contraire comme le seul moyen d’éviter une complète destruction des institutions économiques actuelles et comme la condition d’un heureux exercice de l’initiative individuelle (…). Les régimes autoritaires contemporains paraissent résoudre le problème du chômage aux dépens de la liberté et du rendement individuels. Il est certain que le monde ne supportera plus très longtemps l’état de chômage qui, en dehors de courts intervalles d’emballement, est une conséquence, et à notre avis une conséquence inévitable, de l’individualisme tel qu’il apparaît dans le régime capitaliste moderne. Mais une analyse correcte du problème permet de remédier au mal sans sacrifier la liberté ni le rendement. » Keynes (1936).
Le remède à la maladie du libéralisme proposée par Keynes est connu comme l’État providence (littéralement l’État du bien-être), qui justifie l’intervention publique afin d’étendre à l’ensemble des citoyens la sécurité d’un accès à certains biens et services essentiels et l’institutionnalisation des droits sociaux en garantissant une série de services liés à l’emploi.
L’État providence a réussi à réduire les conflits sociaux en convertissant l’État en arbitre et est reconnu comme l’une des principales avancées du XXe siècle. Cependant, l’État providence ouvre un autre débat chez les auteurs : pour certains, il représente une alternative au néolibéralisme, en concédant à l’État un rôle primordial dans l’économie comme garant d’une sécurité sociale face aux risques reconnus des marchés ; pour d’autres, qui cherchent à dépasser l’opposition entre keynésiens et marginalistes dans la définition du rôle du secteur public dans l’économie, il s’agit simplement d’un changement qui permet la pérennité de l’économie du bien-être face aux échecs sociaux et écologiques.
Au vu de la prédominance de l’économie du bien-être dans les politiques publiques, qui ont alterné entre les tendances keynésienne et néolibérale, une réflexion profonde doit être menée afin de promouvoir son renouveau. Celle-ci peut effectivement servir à ce que des décisions fondées sur une projection sociale effective et substantielle soient capables de reconnaître d’autres formes basiques d’intégration de l’activité économique que celle de l’échange ou du marché, telles que la réciprocité, la redistribution ou l’autoproduction ; celles-ci ont toutes été déterminantes dans la formation des paysages, et sans elles l’interprétation du paysage est vidée de son contenu.
Si la contribution du paysage au bien-être social est analysée en suivant les méthodologies orthodoxes, ce qui équivaut à interpréter le paysage comme un bien dont la gestion du marché qui y est associée répond aux objectifs d’efficience et d’équité, de nombreuses questions apparaissent qui mettent en évidence non tant les imperfections de ce marché, que les limites de cette interprétation dans la gestion des paysages pour les reconnaître comme partie intégrante du bien-être :
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Comment définir les droits de propriété dans le contexte du paysage ?
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Quels mécanismes d’exclusion permettent de décider qui peut ou non profiter du paysage ?
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Sous quelles conditions les préférences du consommateur de paysage peuvent-elles être révélées ?
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Qui reconnaît-on comme producteur du paysage ?
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La consommation du paysage affecte-t-elle sa préservation ?
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Quel niveau d’information est donné par le marché ?
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Est-ce que l’on promeut un comportement humain adapté écologiquement, garant de la conservation des processus naturels qui soutiennent la vie de toutes les espèces ?
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Sommes-nous capables d’apprécier le bien-être social dans nos paysages ?
Et ainsi de suite, une longue liste de questions, qui ne sont pas étrangères à l’économie et à son évolution.
Face au manque de réponses satisfaisantes à ces questions par l’actuelle économie du bien-être, du moins d’un point de vue éthique et écologique, d’autres notions liées au bien-être sont proposées : ainsi la qualité de vie, dans tous ses domaines, ajoute-t-elle à l’analyse des informations subjectives, telles que les perceptions que l’individu a dans sa vie propre, lesquelles sont influencées et influencent les relations et les liens sociaux.
Dans la mesure où les aspirations des êtres humains les conduisent à préserver le paysage, il y a lieu de considérer qu’il leur appartient de comprendre que ceux-ci perçoivent le bien-être et la qualité de la vie d’une manière très différente de celle que l’économie du bien-être propose. Car ce qui vient d’être mentionné se fonde sur la croyance que le bien-être en termes de qualité de vie fait défaut, ce qui advient si les êtres humains se considèrent en tant qu’individus. Cela les conduit à procéder à une recherche individuelle afin de trouver ce qui leur manque.
Par ailleurs, selon l’économie du paysage, toutes les caractéristiques de l’identité collective sont appréciées. Les êtres humains sont amenés à avoir conscience de ce qu’ils ont et de la manière dont ils font partie de leur environnement et de leur culture, ce qui les encourage à coopérer afin de la conserver.
La qualité de vie, pour qu’elle puisse réellement améliorer l’interprétation de la notion de bien-être social, doit être comprise comme un concept indissociable de celui d’« objectif de qualité paysagère » contenu dans la Convention, qui « désigne pour un paysage donné, la formulation par les autorités publiques compétentes des aspirations du public en ce qui concerne les caractéristiques paysagères de leur environnement ». Parmi les aspirations du public on distingue la préservation du patrimoine culturel, matériel et immatériel identitaire des communautés, le respect des autres cultures et des formes de penser différentes, inhérent à la diversité et à la richesse des paysages, et le soin holistique de la nature.
Dans ce champ d’analyse, le paysage montre sa pertinence économique. Il émerge comme un élément clé du renouvellement des théories économiques au service de cet objectif de bien-être social, étant donné qu’il facilite la compréhension du bien-être à une échelle spatiale et temporelle multiple. Il permet de récupérer la valeur des économies locales vernaculaires en tant que partie essentielle de la culture, face aux tendances qui conduisent à sa dissolution dans ce contexte des « mégamarchés ». Dans les marchés globaux, le rôle des citoyens est réduit à celui de producteur et de consommateur et ceux-ci perdent leur sens de la responsabilité dans les impacts et les externalités négatives dont ils sont la cause en étendant un comportement inefficient et inégal, inhibiteur du bien-être social y compris dans sa dimension la plus économiciste : pour qu’un seul gagne, de nombreuses personnes doivent perdre. La prise en compte du paysage nous aide à produire et consommer des valeurs immatérielles, développant l’économie des personnes, en tant que citoyens garants du bien-être social, face à l’économie dominante des objets, qui nous condamne à l’insatisfaction.
Il est également essentiel que l’économie intègre dans ses méthodologies et ses applications pratiques des évaluations qualitatives, nombreuses dans le domaine du paysage, qui offrent une connaissance significative de la réalité et sont plus adaptées pour mesurer le bien-être social et la qualité de vie, ainsi que pour faciliter les échanges d’expériences et de méthodologies. En les incorporant, on doit assumer sans complexe ces difficultés méthodologiques liées à la subjectivité qu’elles introduisent. Les tentatives d’élimination de cette complexité conduisent généralement à un classement des préférences individuelles, qui résulte de jugements de valeur traduits en utilité, lesquels sont très difficiles à mesurer puisque la satisfaction que produit la consommation d’un bien dépend de multiples facteurs personnels et collectifs pour lesquels la supposée rigueur conduit à une perte de réalisme et de confiance dans les résultats. Il y a une infinité d’exemples qui montrent jusqu’où peut aller l’objectivité.
Ainsi, il est possible de reconnaître objectivement que le village de Ushguli, situé dans le Caucase à 2 200 mètres, est le village habité le plus haut d’Europe, mais comparer le niveau de bien-être et de qualité de vie de ses habitants semble non seulement risqué mais imprudent puisque cela suppose d’appliquer des jugements de valeur identiques à des cultures très diverses. Et même, à l’intérieur d’une seule culture, des aspects de genre, de générations, et bien d’autres caractéristiques peuvent conduire à des valorisations très différentes qu’on ne saurait agréger en vue d’obtenir un résultat unique. Et des politiques qui se basent sur un jugement unique comportent des risques tels que celui d’exclusion.
Lorsque l’on compare les indices de richesse, qui reflètent les niveaux de profits, avec des indicateurs de qualité de vie dans les régions européennes, on remarque l’hétérogénéité de ces objectifs. Selon les données Eurostat, Inner London est la région la plus riche de l’Union européenne, en termes de revenu par habitant, avec des revenus plus de trois fois supérieurs à la moyenne et qui, de plus, a des indices d’urbanisation très élevés. Cependant cette suprématie ne se traduit pas dans la qualité de vie et les habitants de cette région font de plus en plus de demandes telles que l’appui à la création de nouveaux espaces cultivables ou de potagers urbains, afin de retrouver des activités traditionnelles qui fournissent des aliments de qualité, de restaurer des terrains dégradés par la pression urbaine, de préserver et percevoir l’évocation rurale de ces lieux. Fondés sur une forme économique d’autoproduction, ces potagers ne produisent pas de bénéfice mercantile et l’économie conventionnelle n’est dès lors pas capable de leur reconnaître une utilité concrète, c’est-à-dire une contribution au bien-être social. Et lorsqu’elle le fait par des méthodes indirectes, cela peut conduire à des résultats absurdes, tels que l’estimation de l’utilité que procure l’autoconsommation d’un légume cultivé dans un sol urbain cher, considérée comme très supérieure à l’utilité qui aurait été obtenue si ce légume avait été cultivé dans un sol agricole de prix faible.
Sans la prise en compte des valeurs du paysage, l’économie rencontre des difficultés à reconnaître une utilité individuelle et collective à des activités réalisées sans but lucratif mais qui offrent pourtant des bénéfices externes reconnus. Cela se voit dans le cas d’Inner London, où le remplacement des sols urbains dégradés par des potagers traditionnels produit une utilité sociale qui commence par leur valeur contemplative. Les personnes qui ont contribué à cette transformation aiment à parler de leurs réalisations avec ceux qui apprécient de les admirer, unissant ainsi les utilités sans que cela conduise à un bénéfice matériel, caractéristique d’un système de réciprocité. L’importance que le secteur de l’économie sociale a acquise ces dernières années en Europe en commençant à être formellement pris en considération, constitue un exemple de la réelle reconnaissance du système économique de réciprocité, même si son concept et son champ d’action sont encore quelque peu imprécis. En Europe le pourcentage de la population adulte travaillant comme volontaire dans ce secteur n’a cessé de croître, et l’analyse comparative des pays de l’Union européenne permet d’observer la corrélation qui existe entre ce pourcentage, le niveau de développement de l’État, sa capacité de résistance à la crise économique et sa préoccupation pour le paysage dans ses multiples manifestations. Les Pays-Bas en sont un bon exemple, où le pourcentage de volontaires est le plus élevé (57 %). Cet État, fondé sur le modèle de consensus économique et social du « polder », allie une richesse par habitant parmi les plus élevées d’Europe, avec une grande homogénéité sociale et un chômage très faible depuis les années 1980.
Les origines de ce modèle polder sont très liées au territoire singulier néerlandais, qui depuis le Moyen âge montre une gestion très efficiente des niveaux de l’eau, ce qui a permis le développement d’une économie de consensus entre les organismes de gestion de l’eau, les agriculteurs et les groupes écologistes, entre autres, aux intérêts très différents. Cette compréhension mutuelle, affirmée dans le volontariat, a caractérisé le paysage néerlandais et est devenue indispensable afin d’éviter que les Pays-Bas ne soient à nouveau inondés. La considération de cet État pour le paysage a impulsé aujourd’hui l’intégration de politiques du territoire et renforcé les coalitions entre agents sociaux, rendant possible le succès de ces politiques.
De nombreuses expériences en Europe montrent la capacité du paysage à intégrer à l’économie du bien-être la contribution des activités non lucratives, dont celles qui satisfont les nécessités vitales mais aussi celles qui définissent les liens culturels qui donnent une identité aux communautés. Celles-ci sont le résultat de la coopération et non de la compétition, et montrent la capacité humaine à entretenir des relations économiques basées sur des valeurs autres que l’égoïsme. C’est en considérant le paysage que l’on comprend que le bien-être des populations ne résulte pas seulement de leur production économique. Le bien-être résulte aussi de la création par la population d’un patrimoine immatériel et d’un sentiment d’appartenance à un lieu et à une communauté active, localement située dans un espace physique, une partie du territoire. Celui-ci est également créateur d’une culture s’ouvrant à d’autres valeurs, qui se perçoivent à travers le paysage. La sensibilisation « de la société civile, des organisations privées et des autorités publiques à la valeur des paysages, à leur rôle et à leur transformation » que favorise la Convention constitue le germe de cette culture du bien-être basée sur des valeurs collectives telles que la solidarité, la responsabilité sociale, l’altruisme, la justice sociale, le respect des différences et la diversité sociale, économique et écologique – la biodiversité –, en opposant la coopération sociale, écologique et économique à la compétition.
Ces valeurs représentent de plus les fondements de la cohésion sociale, définie comme la capacité d’une société à assurer le bien-être de tous ses membres, à réduire les disparités et éviter la marginalisation. Celle-ci est reconnue par le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, dont l’expérience en matière de définition de politiques et d’indicateurs de cohésion sociale est une référence internationale, comme une de leurs priorités. En dépit de ces avancées en termes de cohésion sociale, de nombreux objectifs en la matière demeurent des défis en attente de réalisation.
Les cinq principaux défis que la Task Force de haut niveau sur la cohésion sociale au XXIe siècle a identifiés sont : la mondialisation, les changements démographiques, le développement de la migration et de la diversité culturelle, les changements politiques et les changements économiques et sociaux, ainsi que la reconnaissance de la cohésion sociale et la lutte pour la préserver. Ces défis sont plus pertinents que jamais dans l’Europe d’aujourd’hui et révèlent que les problèmes de cohésion sociale persistent et même s’aggravent avec la crise économique actuelle (Conseil de l’Europe, 2007). La Nouvelle stratégie et le Plan d’action du Conseil de l’Europe pour la cohésion sociale, approuvés par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe en 2010, justifient une stratégie pour la cohésion sociale au XXIe siècle : « La cohésion sociale est un processus dynamique et une condition indispensable à la justice sociale, à la sécurité démocratique et au développement durable. Des sociétés divisées et inégalitaires sont non seulement injustes, mais elles ne peuvent pas garantir la stabilité à long terme. » (Conseil de l’Europe, 2010). Cet argument est renforcé dans le paysage, et devrait être reflété correctement dans les activités économiques.
Cela a des répercussions négatives importantes dans le monde rural, qui continue ce processus de déstructuration initié par la mécanisation et l’industrialisation de l’agriculture, mais aussi en milieu urbain, où sont plus observables les formes de réorganisation par classes sociales et groupes ethniques, qui contribuent à accentuer les différences sociales et créent d’importants problèmes de coexistence. Certaines activités comme le tourisme, et en particulier le tourisme rural, se sont impliquées de façon remarquable dans la protection des paysages, en favorisant autant le bien-être des visiteurs qui profitent de ces « scènes » traditionnelles que le développement de nouvelles activités économiques, en soutenant le maintien de certaines activités menacées de disparaître, généralement artisanales, et de produits du terroir, créant ainsi de l’emploi tout en maintenant la population.
Cependant ces stratégies économiques basées sur le marché du tourisme incorporent une dimension très réduite du paysage. Il est évident que cette culture rurale a besoin du public et des aides publiques pour se maintenir en vie. Mais sa pérennité ne peut dépendre de ceux qui cherchent l’enchantement éphémère de ces vues de cartes postales parfois confondues avec son paysage. Quelque chose d’aussi important que l’avenir ne peut dépendre d’un tourisme qui crée un marché incertain car cela étendrait cette incertitude à toute cette culture rurale profonde qui représente l’expression du populaire, du patrimoine ancestral légué au travers des siècles, et le coeur d’un paysage vivant, tant dans les activités quotidiennes que dans la mémoire, les regards, les pensées, l’esprit et les sentiments qui, contenus dans l’âme de chaque paysan, ont fait croître cette identité collective faisant de chaque territoire un point de référence essentiel. L’approche transdisciplinaire de la Convention permet d’orienter des activités économiques en expansion, comme le tourisme, vers une prise en compte des dimensions ethnographique, anthropologique et écologique du paysage dans l’interprétation qui en est donnée aux visiteurs. Cela permet d’élargir et de transformer en substance le simple fait de présenter le patrimoine « tel quel ». L’interprétation peut être définie comme « l’art de donner du sens à un lieu ou territoire » pour sa reconnaissance, son usage et sa jouissance, qui permet sa conservation comme héritage pour les générations futures (Santamarina Campos, 2008). Avec cette approche, le tourisme s’oriente vers l’écotourisme dans sa dimension la plus authentique.
Ce potentiel enrichissant du paysage n’est pas réservé au tourisme, mais peut s’étendre à, et s’entendre comme, un ensemble d’activités économiques. De fait, nombre d’entre elles sont très liées au processus de construction sociale du paysage, dans ses aspects physique ou matériel comme dans ses aspects immatériels. Ces activités quotidiennes prennent sens dans la volonté collective de relation qu’elles construisent. Elles préservent leurs valeurs, qui vont de l’échange à l’autoproduction, à la redistribution et à la réciprocité. Sans ces valeurs collectives, nous ne pourrions maintenir les paysages que de manière formelle, dans la mesure où nous leur enlèverions leurs significations originales et en introduirions de nouvelles que les populations ne reconnaîtraient plus. Les traditions seraient remplacées par des « spectacles culturels » qui pourraient être vus dans n’importe quel endroit du monde. Nous ne percevrions plus alors le paysage que comme un produit du marché, dénaturalisé et destiné à prendre fin comme tout autre élément marchand. Avec le paysage, le désir de bien-être est considéré comme une nécessité qui doit transcender le niveau individuel et lucratif, sans devenir le résultat d’un ordre imposé, que ce soit par les marchés ou par les autorités. Il naît de la compréhension de ce que les perceptions personnelles et collectives qui définissent les paysages incarnent toutes des valeurs rendant possibles la communication, la cohésion sociale et les relations interpersonnelles, ainsi que celles qui existent avec l’environnement naturel, essentielles au développement durable.
CONCLUSION
En conclusion, l’interprétation du paysage proposée par la Convention européenne du paysage « tend un pont » vers l’économie afin qu’elle permette de promouvoir un contexte adapté aux scénarios écologiques et aux cultures de chaque territoire, dont la sauvegarde doit modeler les actions privées et publiques, individuelles et collectives, à partir et au-delà des marchés et des pouvoirs qui les représentent. Dans la mesure où cette rénovation de l’économie se réalise, favorisée par une prise en compte de la dimension paysagère des territoires, les citoyens développent une « culture de cultures » qui contribue à promouvoir la diversité des perceptions de leurs territoires et à réduire les inégalités qui menacent la cohésion sociale. Cette rénovation renforce la démocratie en conférant à l’économie un humanisme qui valorise au mieux chaque individu. Elle devient une force qui réalimente le bien-être, l’emploi et la vie sociale.
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En savoir plus
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