Déterminer le potentiel du covoiturage…
En considérant les possibilités réelles de mutualisation des trajets et les effets rebonds
Nolwen Biard, septembre 2023
Si le potentiel attribué par les collectivités ou par l’État pour le développement du covoiturage du quotidien s’apparente souvent à un « horizon », cela s’explique en partie par la difficulté rencontrée pour déterminer le poids réel de la pratique dans les déplacements quotidiens des Français et Françaises. En effet, le partage d’un même véhicule est une pratique pour laquelle l’intermédiation est relativement nouvelle, tout comme la production de « preuves » quotidiennes de trajets réalisés en covoiturage avec l’apparition du Registre de preuve de covoiturage.
À télécharger : 2023.09.11_vf_etude_covoiturage.pdf (5 Mio)
Les niveaux de pratique actuels du covoiturage pour la mobilité quotidienne
Aucune enquête ne permet d’avoir un panorama général et complet du covoiturage
Le Registre de preuve de covoiturage ne rend compte que d’une petite partie des trajets, et une majorité des pratiques de covoiturage ne laisse donc pas de traces tangibles. Elles ne peuvent être appréhendées qu’au travers d’enquêtes de mobilité. Au niveau national, l’Enquête Mobilité des Personnes (EMP) de l’INSEE, réalisée tous les dix à quinze ans, détaille les pratiques de mobilité et les caractéristiques sociodémographiques des individus avec un large panel représentatif. Les données de la dernière édition ont été récoltées en 2019 et publiées en open-data début 2022. Ce n’est d’ailleurs que dans cette dernière édition qu’apparaissent quelques questions plus spécifiques sur la pratique du covoiturage, notamment sur le mode de mise en relation ou l’existence ou non de contrepartie financière, avec toutefois un effectif faible de répondants. Les Enquêtes Ménage Déplacements (EMD) du Cerema, désormais Enquêtes Mobilité Certifiées Cerema (EMC²), sont des enquêtes réalisées à l’échelle d’un territoire spécifique. Les analyses retirées de ces enquêtes incluent de plus en plus un volet sur le covoiturage (niveau de pratique, fréquence, parfois âge et/ou CSP).
L’autre obstacle à la détermination d’une part modale du covoiturage est la variation des définitions selon les enquêtes. Les trajets effectués en tant que passager d’une voiture ne correspondent pas exclusivement à des trajets covoiturés, puisque cela reviendrait à comptabiliser les trajets d’accompagnement, qui ne rentrent pas dans la définition du covoiturage dans le Code des transports 1. Aussi, même si 28 % des trajets en voiture sont réalisés par un conducteur accompagné selon l’EMP 2019, cela ne signifie pas que 28 % des trajets en voiture sont covoiturés. Dans une note du CGDD 2022, le covoiturage est considéré dans une perspective limitée, puisque seules sont prises en compte les pratiques des passagers se déplaçant dans une voiture extérieure à leur ménage. Dans l’EMC de la grande région grenobloise, le covoiturage est défini comme un déplacement en voiture, réalisé avec une personne qui ne partage pas le même logement. Un rapport de l’ADEME publié en 2015, et analysant les données de l’Enquête mobilité de l’Insee de 2008, prend en compte à la fois le covoiturage entre membres d’un même ménage (covoiturage intrafamilial) et le covoiturage entre des personnes de ménages différents (covoiturage extrafamilial). Pour ne pas mesurer les trajets d’accompagnement, le rapport ne s’intéresse qu’aux pratiques pour motif domicile-travail ou domicile-études. Ainsi, les variations de définition peuvent modifier les niveaux mesurés de covoiturage et peuvent compliquer les comparaisons.
Le covoiturage, très majoritairement informel, est faiblement pratiqué au quotidien
Le premier indicateur de la pratique du covoiturage est le taux de remplissage (ou taux d’occupation), qui nous informe sur le nombre moyen de personnes dans une voiture (conducteur et passagers s’il y en a). Comme mentionné en première partie, ce taux de remplissage est tendanciellement à la baisse : il s’élève 1,43 pour la mobilité locale, et seulement 1,08 pour les trajets domicile-travail. Un second indicateur est la part modale du covoiturage. Si l’on s’intéresse aux individus qui pratiquent le covoiturage, on peut déterminer une part modale pour les personnes qui covoiturent tous les jours, et une seconde en considérant une pratique plus occasionnelle 2. Selon l’étude ADEME-Inddigo (2015), 900 000 personnes covoiturent tous les jours pour se rendre au travail, et 100 000 étudiants majeurs3. Il y aurait donc 1 million de covoitureurs réguliers chaque jour effectuant des déplacements pendulaires vers les études ou le travail. En considérant les covoitureurs ayant une pratique plus occasionnelle, 1,3 million d’actifs et 200 000 étudiants covoiturent au moins sur une partie du trajet, pas forcément tous les jours. Dans cette hypothèse plus large, le covoiturage est pratiqué au moins occasionnellement pour les trajets vers le travail ou les études par 1,5 million de personnes.
À partir de l’Enquête mobilité de l’INSEE 2019, la part modale du covoiturage du quotidien est estimée à 4 % des trajets passagers (CGDD, 2022), en ne considérant ici que les trajets des passagers effectués dans un véhicule n’appartenant pas à leur ménage. Le poids du covoiturage dans les déplacements locaux est donc globalement faible. En partant de l’hypothèse du Plan covoiturage 2023 – 2027 (900 000 trajets de covoiturage quotidiens), et selon le type de trajets considérés, on peut estimer que 0,5 % des trajets quotidiens sont effectués en covoiturage. Le covoiturage par plateforme est encore bien inférieur : à raison de 14 000 trajets quotidiens en moyenne en 2022, il a représenté 0,01 % des déplacements du quotidien, et 0,02 % au premier trimestre 2023 (voir tableau ci-dessous). Les objectifs du Plan covoiturage sont de porter le nombre de trajets quotidiens effectués en covoiturage à 3 millions, soit 1,8 % de l’ensemble des déplacements quotidiens et jusqu’à 6 % des trajets domicile-travail. À titre de comparaison, environ 16 % des trajets domicile-travail sont réalisés en transports en commun et 2 % en vélo, en 20174
Un potentiel théorique de mutualisation des trajets éloigné des pratiques existantes et des résistances persistantes
Les scénarios de prospective modélisent un potentiel théorique…
Quelques scénarios de prospective publiés depuis une dizaine d’années calculent le potentiel de développement du covoiturage et sa participation à la décarbonation, en se plaçant dans la lignée de la SNBC, c’est-à-dire en faisant des hypothèses de mutualisation des véhicules bien supérieurs au niveau actuel. Les trois scénarios étudiés ici modélisent les flux routiers actuels et déterminent le nombre de trajets ayant une origine et une destination communes, afin de déterminer un « potentiel de covoiturabilité » ou un « potentiel d’appariement ». Ce potentiel varie ensuite selon divers critères ou hypothèses.
L’étude du Commissariat Général du Développement durable (CGDD), rédigée par A-L. Biotteau (2014) détermine un taux de réduction des voitures en circulation à partir d’une modélisation simple, en partant du nombre d’individus effectuant le même voyage (même commune de résidence (origine) et même commune de travail (destination), mêmes horaires de départ et de retour). Par la suite, l’hypothèse est enrichie en différenciant les types de déplacement, en regroupant les catégories socio- professionnelles, et en divisant les territoires urbains. L’étude conclut sur une réduction, a minima, de 2 % des véhicules en circulation en zones rurales et à près de 16 % dans les zones urbaines très denses en population, par jour ouvré. La réduction des émissions de CO2 serait de 2 846 tonnes d’émissions de CO2 (estimation basse) à 4 537 tonnes d’émissions de CO2 (estimation haute), soit une réduction allant de 4 à plus de 6,6 %.
C. Raux, et al., (2018) font quant à eux varier le potentiel du covoiturage entre trois territoires situés dans des métropoles françaises, en ne considérant que les boucles des actifs liées au travail5. Deux hypothèses sont choisies pour rendre plus réaliste le potentiel calculé : une première hypothèse sur le pourcentage de personnes potentiellement concernées qui passent effectivement au covoiturage, c’est-à-dire qui surmontent les difficultés organisationnelles et les autres barrières, une seconde sur le taux de remplissage qui varie de 2 à 4 selon la taille des groupes appariables par OD commune. Finalement, les effets du développement du covoiturage sur les émissions de CO2 sont les plus élevés pour le carré Métropolitain lyonnais (-20 % en 2050 pour le scénario volontariste haut), mais restent élevés pour les deux autres territoires périurbains étudiés (-14 % et -16 % d’ici 2050).
Enfin, le rapport du Shift Project ne s’intéresse qu’aux zones de moyenne densité, sur la base d’un système de covoiturage communautaire performant. Ce rapport fait varier deux scénarios où sont quantifiés le nombre de trajets covoiturables (le motif et/ou la régularité conditionnant la possibilité d’organiser le partage du trajet avec un autre voyageur) et le taux de remplissage possible. Une flexibilité temporelle d’une heure est supposée (conducteur et passagers sont prêts à décaler leur heure de départ de 30 minutes). À partir de cette base, deux scénarios sont déterminés : l’un, de potentiel maximal, fait l’hypothèse de politiques publiques très favorables au développement du covoiturage. Le second, dit volontariste, rajoute plusieurs critères de covoiturabilité des trajets, pour se rapprocher d’une estimation réelle. Le potentiel de réduction des émissions de CO2 est estimé à 27 % pour le premier scénario et 6,4 % pour le second.
Les trois études mentionnées se basent sur la modélisation des trajets existants pour déterminer le taux de trajets mutualisables grâce au covoiturage. Pour les deux premières, le développement du covoiturage a des impacts plus importants sur les émissions de CO2 en zones denses qu’en zones périurbaines ou rurales, car c’est le nombre de trajets mutualisables qui est pris en compte. La pertinence de mutualiser de tels trajets, réalisés dans des zones où des alternatives peuvent être présentes ou pertinentes, n’est pas posée. La troisième étude porte uniquement sur les zones de moyenne densité, jugées pertinentes pour le développement du covoiturage. Elle se base néanmoins sur des hypothèses fortes, notamment une flexibilité temporelle de 30 minutes pour le passager ou le conducteur, ainsi que l’existence d’un système de covoiturage communautaire performant et des politiques publiques favorables permettant de lever l’ensemble des freins à la pratique.
Ou théorisent un potentiel…
Les deux autres scénarios présentés ici n’opèrent pas de calculs précis à partir des trajets réalisés aux mêmes horaires, entre les mêmes lieux. Ils adoptent le raisonnement inverse : c’est le type de politiques publiques et leur orientation, qui influeront sur le type de covoiturage mis en place et les zones où il se déploiera. Les scénarios Transition(s) 2050 de l’ADEME font grandement varier le potentiel du covoiturage entre quatre scénarios de prospective. Ces quatre chemins « types » permettent tous de conduire la France vers la neutralité carbone en 2050, avec des récits de transition très contrastés imaginés pour la France métropolitaine. Les données restent à un niveau agrégé et ne distinguent pas les motifs de déplacements, les territoires ou le profil socio-économique des personnes. Pour déterminer le potentiel du covoiturage, chaque scénario propose une hypothèse liée aux choix de société et aux modes de vie de son récit global. Ces scénarios de prospective nous informent en particulier sur l’orientation des politiques publiques de covoiturage et le rôle des acteurs publics et privés. Le potentiel du covoiturage apparait ainsi fortement lié aux modes de vie et aux choix de société.
L’aménagement du territoire pour favoriser la proximité et la démobilité, ou la montée en puissance des collectivités territoriales pour la mise en place des politiques de soutien au covoiturage sont les éléments structurants des scénarios 1 et 2 permettant au covoiturage de participer efficacement à l’effort de neutralité carbone. Dans le troisième scénario, l’État doit développer des politiques publiques conséquentes pour pallier les effets paradoxaux de ses autres politiques de mobilité, notamment l’électrification du parc automobile et la place toujours prépondérante de la voiture hors des zones urbaines. Le quatrième scénario se caractérise par la place croissante des technologies et du numérique dans nos mobilités et une augmentation forte des kilomètres parcourus par personne. Au final, le covoiturage participe très inégalement à l’effort de décarbonation ; seulement – 1 % d’émissions pour le scénario 4 et jusqu’à – 14% pour le premier scénario. Par ailleurs, dans le scénario tendanciel, le taux de remplissage continue de diminuer et contribue ainsi à la hausse des émissions (+2 %).
L’autre scénario de prospective étudié est celui de négaWatt, qui met en avant les lignes de covoiturage, en particulier celles déployées par l’opérateur Ecov6. Dans son plan de sobriété présenté à l’automne 2022, négaWatt estime que le déploiement de 20 000 lignes de covoiturage à travers la France, couvrant un tiers du réseau national, pourrait permettre une économie de 40 TWh. Aucune indication n’est cependant donnée sur la méthode de calcul.
… sans prendre suffisamment en compte les possibilités réelles de mutualisation des trajets
Ces différents scénarios tentent de s’approcher d’un potentiel crédible en intégrant plusieurs critères favorisant ou diminuant la probabilité de mutualisation des trajets. Pour autant, ces critères ne se rattachent généralement pas à des pratiques réelles et existantes de covoiturage. Celles-ci sont pourtant un indicateur essentiel pour comprendre les facteurs incitant à la pratique du covoiturage (et ce même sans la présence d’incitations financières). Nous pouvons distinguer différents facteurs à partir des caractéristiques des pratiques de covoiturage détaillées dans l’étude ADEME-Inddigo de 2015. Tout d’abord, parce que le covoiturage implique des contraintes d’organisation et donc des pertes de temps, le facteur de la distance est déterminant pour comprendre la pratique. En effet, plus la distance du déplacement est faible, plus la perte de temps associée à la pratique du covoiturage représente un pourcentage important du trajet total, en particulier pour une pratique extrafamiliale nécessitant des temps de mise en relation (déposer ou récupérer le passager) plus grands que pour des individus d’un même ménage vivant au sein d’un même logement. Ainsi, cela explique que la distance moyenne du covoiturage domicile – travail extrafamilial est de 20 km (ADEME-Inddigo, 2015), plus élevée que la distance moyenne des trajets domicile-travail (13,3 km). Par ailleurs, la part des trajets covoiturés en dehors du ménage double au-delà de 20 km.
Le facteur socio-économique est également important pour comprendre le potentiel du covoiturage. Le covoiturage pour se rendre au travail est une pratique beaucoup plus forte chez les ouvriers, et/ou les ménages avec des revenus inférieurs à 3000 euros, et/ou les personnes peu ou pas diplômées. À l’inverse, les personnes plus diplômées, les catégories socioprofessionnelles supérieures et/ou les ménages avec des revenus supérieurs à 4000 euros ont beaucoup moins recours au covoiturage. Ainsi, les individus avec un moindre revenu sont plus susceptibles d’accepter la perte de temps associée au covoiturage, car il permet un partage des frais de déplacement.
Cependant, l’écart significatif entre ouvriers et employés, observé dans le graphique ci-dessus, témoigne de l’influence d’autres facteurs dans la pratique du covoiturage, en particulier en dehors du ménage. Le rapport de l’ADEME montre que les pratiques extra-familiales sont beaucoup plus fortes pour les personnes ayant des horaires en équipe et décalés (2x8 ou 3x8) ainsi que pour les personnes avec des horaires fixes ou imposés. Ainsi, l’organisation du travail est un autre facteur déterminant de la pratique.
Les différences de pratiques entre le niveau de pratique des cadres et des ouvriers peuvent aussi s’expliquer par le lieu d’habitation : les cadres travaillent plus souvent au cœur des aires urbaines, mieux reliées aux réseaux de transport, tandis que les ouvriers résident en majorité en banlieue et travaillent également en banlieue, or ces déplacements de banlieue à banlieue sont peu couverts par des alternatives à la voiture (Lecomte, 2019). Le covoiturage peut alors être la seule alternative pour diminuer le coût des déplacements vers le travail. Dans une perspective allant au-delà des seuls déplacements liés au travail, le covoiturage peut aussi être organisé dans le but de soulager un emploi du temps familial complexe. Ainsi, les femmes sont surreprésentées dans les trajets de covoiturage dont le motif est lié aux enfants (Aguilera, Pigalle, 2021). De plus, les exercices de modélisation évoqués plus haut calculent le potentiel du covoiturage sans prendre en considération la complexité des déplacements réalisés dans une journée. Leurs estimations se basent sur la mutualisation de trajets entre le domicile et le travail ; or ces chaînes de déplacement directes entre le domicile et le travail ne sont pas majoritaires pour toutes les catégories de population. Elles ne représentent ainsi que 40 % de la mobilité des parents (Demoli, Gilow, 2019) : les autres chaînes de déplacements entre le domicile et le travail sont entrecoupées par des trajets d’accompagnements, de courses, etc. Cette répartition est par ailleurs fortement genrée : les chaînes de déplacement polarisées par les déplacements liés au travail sont majoritairement masculines, tandis que les chaînes de déplacement comprenant des trajets d’accompagnement ou de courses sont majoritairement réalisées par les femmes. Ce « morcellement » de la mobilité contraint de fait la mutualisation des trajets avec des personnes extérieures au ménage. De plus, ces mobilités heurtées, saccadées, induisent des rythmes et des obligations spatio-temporelles contraignantes, ce qui constitue une charge mentale plus forte et plus fréquente pour les mères (Demoli, Gilow, 2019). On peut donc supposer qu’elles disposent de moins de marge de manœuvre pour accepter les contraintes d’organisation et la flexibilité temporelle nécessaire à l’organisation du covoiturage avec des 36 personnes extérieures à leur ménage. À la suite d’une enquête réalisée auprès d’actifs travaillant au pôle économique ouest du Grand Lyon, la géographe urbaniste Sylvanie Godillon montre ainsi que l’organisation personnelle complexe est le principal frein au covoiturage pour la majorité des actifs automobilistes. L’individualisation et la flexibilisation des temps de travail, en particulier pour les cadres, compliquent par ailleurs la planification du covoiturage. Ainsi, pour déterminer le potentiel réel du covoiturage, il ne suffit pas de constater la présence effective de nombreux trajets réalisés apparemment aux mêmes moments, vers les mêmes endroits. Les résultats des différentes éditions du Baromètre annuel de l’ADEME sur les représentations sociales du changement climatique en sont une illustration. Dans cette enquête réalisée annuellement, un ensemble d’actions est proposé aux personnes interrogées pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, parmi lesquelles la pratique du covoiturage ou de l’autopartage. Dans le dernier baromètre publié fin 2021, l’action « covoiturage et autopartage » est la moins pratiquée (19 % des répondants), et également celle qui est perçue comme la plus difficile à mettre en place parmi la douzaine d’actions proposées : 22 % estiment pouvoir le faire, mais difficilement, et 36 % estiment ne pas pouvoir le faire. Ce résultat est le plus élevé par rapport aux résultats obtenus à cette question dans les éditions précédentes du Baromètre (31 % en 2011 estimaient ne pas pouvoir faire pratiquer le covoiturage ou l’autopartage) : le covoiturage parait plus difficilement organisable aujourd’hui que dix années auparavant. Pour les trajets domicile-travail, le recours à l’autosolisme est un réflexe pour nombre d’actifs, la pratique du covoiturage est faible et encouragée par certains facteurs : un niveau de revenu plus faible, une certaine organisation du travail (horaires décalés, fixes et/ou par équipes), une certaine distance à parcourir, l’absence d’alternative à la voiture… L’absence de ces contraintes, ou la difficulté de concilier la pratique du covoiturage avec d’autres impératifs (familiaux par exemple) explique en partie le recours à l’autosolisme et le faible usage du covoiturage.
…ou les fortes résistances encore présentes face à une pratique à rebours des tendances actuelles de nos mobilités
Même dans l’hypothèse de trajets mutualisables et de conditions optimales (trajet direct sans impératif externe, facilité de la mise en relation, intérêt économique au partage des frais…), le potentiel du covoiturage est contraint par la persistance de fortes résistances de la part des automobilistes. C’est notamment le résultat obtenu par le Baromètre des mobilités du quotidien 20227, qui a interrogé la disposition des enquêtés à essayer un moyen de transport alternatif à la voiture individuelle. Le covoiturage et l’autopartage sont les solutions recueillant le plus de réticence : 34 % des interrogés ne seraient « certainement pas » prêts à essayer le covoiturage ou l’autopartage dans les douze prochains mois même si les freins étaient levés, et 26 % répondent « probablement pas ». Ces solutions recueillent le plus faible taux d’adhésion, en comparaison aux autres solutions de transport alternatives proposées (transports en commun, vélo et véhicule électrique). Cette résistance peut notamment s’expliquer par les mutations récentes de la perception du temps de déplacement. Grâce à la diffusion du smartphone et l’amélioration de la qualité de connexion, permettant d’accéder à des contenus, des services, des informations, des relations sociales, « placent le temps de déplacement comme un temps plus en continuité avec les autres temps de la vie quotidienne » (Wang et al., 2016, in Aguilera, Rallet, 2016). Il est donc possible de profiter de son temps de déplacement quotidien pour mener d’autres activités en parallèle. Ce temps de trajet peut aussi être perçu comme un sas de décompression, en particulier pour les actifs avec enfant(s) qui ont le sentiment de manquer de temps pour eux (Godillon, 2021).
Les politiques publiques surestiment le potentiel du covoiturage
Des objectifs de décarbonation et d’économie d’énergie ambitieux attribués au développement du covoiturage
Dans sa thèse, A. Bigo montre que la baisse du taux de remplissage des voitures a eu un impact fort sur la hausse des émissions de CO2 depuis 1960 (+ 28 % d’impact). S’il estime que la tendance à la baisse du remplissage devrait ralentir, voire s’arrêter, le pari fait par la SNBC d’une forte hausse « reste un défi important » selon lui. Ainsi, alors que la SNBC est peu ambitieuse sur les autres leviers de sobriété, elle se rapproche des scénarios les plus ambitieux pour le covoiturage (Bigo, 2020). Dans son scénario de prospective, la SNBC associe à l’augmentation du taux de remplissage moyen des voitures une baisse de 11 % des émissions du secteur des transports d’ici 2050. Le Gouvernement s’est fixé en 2019 un objectif de développement du covoiturage, dont l’échéance était initialement prévue en 2024. Fin 2022, l’échéance est repoussée à 2027. L’enjeu est de passer de « 900 000 trajets quotidiens à 3 millions, pour une économie de 4,5 millions de tonnes de CO2 par an ». Cela correspond à 2,1 millions de trajets supplémentaires chaque jour de l’année, d’une distance de 30 km8. Il s’agit d’une hypothèse optimiste, car comme mentionné plus haut, la distance moyenne des trajets s’élève plutôt autour de 20 km, et les efforts des politiques publiques sont particulièrement portés sur les trajets domicile-travail, bien moins nombreux pendant les périodes de week-end et de congés. Il faudrait également considérer les effets rebonds de la pratique du covoiturage, comme nous le verrons ensuite. Les hypothèses d’économie d’énergie qui sous-tendent la distribution des Certificats d’économie d’énergie sont également largement surévaluées, notamment dans le cas de la prime aux primo- conducteurs du Plan covoiturage. Celle-ci accorde 100 € à chaque conducteur réalisant au moins 10 trajets. Les niveaux d’économie d’énergie estimés sont pourtant bien supérieurs à 10 trajets. Pour chaque CEE, le ministère de la Transition énergétique estime une économie de 19 700 kilowattheures cumulés et actualisés (kWh cumac), ce qui revient à estimer que chaque nouveau conducteur va systématiquement continuer à covoiturer cinq jours par semaine pendant cinq ans, en réalisant entre 20 et 25 km à chaque fois, comme le relate un article d’Alternatives Economiques publié en mai 20239.
L’Observatoire du covoiturage rend compte de la présence d’incitations financières plutôt que du potentiel réel du covoiturage intermédié
L’Observatoire du covoiturage valorise mensuellement les données du RPC, ce qui permet de constater les dynamiques d’évolution de la pratique. Il met également en valeur les « 10 trajets les plus covoiturés » et les « 10 territoires » enregistrant le plus de trajets. Or, ce classement ne montre pas le type de territoires ou de trajets ayant le plus de potentiel, mais plutôt les collectivités ayant mis en place des politiques d’incitations financières au covoiturage au travers du partenariat avec un opérateur. Ainsi, en 2022, seule une collectivité du classement n’avait pas mis en place ce type d’incitations à destination des covoitureurs. Les données du RPC semblent donc davantage révélatrices des pratiques d’incitations financières et des pratiques de communication et d’animation des collectivités et des opérateurs de covoiturage, que du potentiel réel du développement de la pratique du covoiturage sur le long terme.
Le potentiel de décarbonation attribué est lui-même surestimé, car il ne prend pas en compte les effets rebonds et la concurrence avec des modes plus écologiques
Le potentiel de décarbonation du covoiturage est lui aussi surestimé, car il ne prend pas en compte les effets rebonds ou la concurrence avec des modes de transport plus écologiques. En effet, le calcul de la quantité de CO₂ économisée est relativement simple, comme décrit sur le site de l’Observatoire du covoiturage : « Les économies de CO2 sont calculées en partant du principe que si le passager s’est déplacé en covoiturage, alors il n’a pas utilisé son véhicule personnel. Ceci représente donc un déplacement en moins réalisé par une voiture et autant de CO2 économisé. » Ainsi, au mois de février 2023, alors que 814 779 trajets en covoiturage ont été effectués enregistrés, l’Observatoire y associe une économie de 4 019 tonnes de CO2 sur le mois. Ces estimations partent du principe que le covoiturage, qui vise à optimiser le système existant en remplissant davantage les voitures en circulation, contribue à diminuer le trafic routier et donc les émissions de CO2 globales. L’hypothèse sous-jacente est que les passagers de covoiturage étaient initialement automobilistes, et qu’ils utilisent moins leur voiture grâce au covoiturage. La réalité est cependant plus complexe et les économies de CO2 ne sont pas aussi mécaniques. L’optimisation des automobiles grâce au covoiturage est en effet susceptible de provoquer des effets rebonds, diminuant les impacts estimés sur la décarbonation. En diminuant les coûts liés à l’utilisation de la voiture, mais aussi le temps de déplacement dans le cas d’une réduction du trafic sur des axes congestionnés, le covoiturage peut conduire à un accroissement du recours à la voiture. Cela s’observe d’abord par un accroissement de la demande de déplacements, permis par une baisse des coûts (pour le conducteur et le passager) ou par une opportunité de se déplacer qui n’existait pas jusqu’alors (dans le cas d’un passager non motorisé). Dans le cas du covoiturage longue distance, une enquête menée pour l’ADEME montre que 8% des conducteurs et 12% des passagers n’auraient pas voyagé s’ils n’avaient pas pu covoiturer. 21 % des conducteurs déclarent qu’ils se déplaceraient moins souvent sans le covoiturage (ADEME-6t, 2015). Une publication du CGDD de 2016 concluait à une légère augmentation du trafic routier. Pour le covoiturage courte-distance, le risque d’induire un volume de déplacements supérieur semble faible dans le cas du covoiturage domicile-travail ou domicile-études, dans la mesure où il s’agit de déplacements contraints et que cela pourrait permettre à des publics non motorisés d’accéder à de nouvelles opportunités (emplois, activités). Toutefois, en réduisant le coût d’un déplacement en voiture, le covoiturage peut favoriser les ménages à résider plus loin des lieux où ils pratiquent leurs activités quotidiennes, augmentant finalement le nombre de kilomètres parcourus en voiture. Ensuite, un second effet rebond conduisant à une hausse du recours à la voiture est celui de la substitution de modes plus écologiques par le covoiturage. Tout d’abord, il peut exister une concurrence avec les transports en commun lorsqu’il est moins cher de voyager en covoiturage qu’en transport en commun. Pour le covoiturage longue distance, ce risque est bien identifié : une majorité des passagers se serait déplacée en train (69 %) selon l’enquête ADEME-6t (2015). Pour le covoiturage courte-distance, le guide de l’ADEME de 2017 concluait qu’il n’y avait pas de concurrence avec l’offre ferroviaire, moins chère que le covoiturage grâce au remboursement des abonnements par les employeurs. Depuis la LOM, on peut questionner cette affirmation. Les entreprises peuvent en effet proposer le Forfait Mobilité durable à leurs salariés. De plus, les conducteurs peuvent être rémunérés au-delà des frais engagés pour réaliser le trajet, et les passagers peuvent voyager gratuitement ou pour un coût moins cher que le prix d’un ticket de transport en commun, dans certaines collectivités. Certains dispositifs de covoiturage ont directement visé les usagers des transports en commun, en permettant aux détenteurs d’un abonnement au réseau de transports de profiter de trajets de covoiturage gratuitement. Un opérateur de covoiturage urbain joue par exemple sur cet argument dans sa communication : « Ras-le-bol des transports en commun, d’attendre le prochain bus ou d’être ratatiné contre la vitre du métro tous les matins ? En covoiturage urbain, tout ça est derrière vous ! » 10
La concurrence s’observe aussi sur les temps de parcours : la flexibilité horaire et géographique du covoiturage du quotidien peut effectivement constituer une offre concurrentielle à une offre de transport en commun cadencée sur des horaires et délimitée par des lignes de passage. La flexibilité du covoiturage est mise en avant par plusieurs personnes rencontrées au sein des collectivités, comme par cette élue : « Le covoiturage permet une organisation plus fine, il répond à un besoin dans la dentelle, le transport en commun c’est tel endroit à telle heure, tandis que le covoiturage ça peut être devant la maison, ou un point accessible à pied. Le covoiturage a d’autres vertus. ». Les transformations plus récentes de nos mobilités, comme la montée en puissance du télétravail depuis la crise sanitaire, participe à rendre la mobilité plus morcelée, « à la carte » 11. Dans le cadre du projet européen COMMUTE, sur la zone aéroportuaire de Toulouse-Blagnac, plusieurs entreprises du secteur et collectivités ont réfléchi aux alternatives à la voiture à proposer sur la zone. Le retour d’expériences de deux salariés d’entreprises participantes au projet est que le covoiturage, tout comme le vélo, ou la généralisation du télétravail, sont à intégrer « dans un bouquet d’offre, pour répondre à une demande de flexibilité, de multimodalité. » Pour eux, la question du mode de déplacement principal dans les enquêtes mobilité est obsolète aujourd’hui, car les gens ont de plus en plus un profil multimodal, utilisant tour à tour différents modes selon les contraintes ou possibilités. Le risque de substitution existe aussi dans une perspective de plus long terme, dans la mesure où l’avantage comparatif de l’automobile partagé par rapport aux transports en commun pourrait entraîner une baisse de leur fréquentation et justifier la fermeture de lignes existantes. Le risque de favoriser l’étalement urbain en diminuant les coûts de déplacements et le risque de concurrence avec les transports en commun sont donc de possibles effets rebonds à prendre en compte dans le calcul du potentiel de décarbonation du covoiturage. Au final, le calcul des économies de CO2 n’a rien de mécanique : au-delà des données sur les kilomètres parcourus et le taux de remplissage, il faut ajouter des éléments sur le parcours modal des covoitureurs (modes utilisés, fréquence, distances parcourues…). À partir d’une modélisation de l’impact du développement du covoiturage en Île-de-France, Coulombel et Delaunay (2019) arrivent au constat que le covoiturage, s’il se développe fortement, « est susceptible d’entraîner un report modal depuis les transports collectifs et les modes doux (marche, vélo…) vers la voiture, ainsi qu’un allongement des distances parcourues en voiture ». Les auteurs estiment que ces effets rebonds, en grande partie le report modal, atténueraient de 50 à 75 % les bénéfices environnementaux initialement attendus du développement de covoiturage (en termes de réduction des émissions de CO2). L’impact des effets rebonds est donc significatif dans cette modélisation. Celle-ci concerne toutefois l’Île-de-France, dont la situation particulière est susceptible de changer sensiblement le résultat d’une telle modélisation sur un autre territoire, moins bien desservi en transport en commun. Le potentiel du covoiturage du quotidien est donc, en réalité, complexe à déterminer. Un ensemble de facteurs sont déterminants dans la pratique, en particulier des contraintes (économiques, absence d’alternative, non-motorisation, horaires fixes). Sans ces contraintes, l’autosolisme est préféré pour la flexibilité permise, une flexibilité parfois indispensable dans le cas d’impératifs annexes (familiaux par exemple). Sans l’existence d’un panorama global rendant compte des pratiques, mais aussi des caractéristiques des individus et de leurs pratiques de mobilité, le covoiturage reste difficile à appréhender aujourd’hui et à imaginer à l’avenir. Deux dynamiques parallèles, pouvant se recouper, sont observables ; les pratiques informelles, encore largement majoritaires, et les pratiques via plateformes et enregistrées par le RPC. Par ailleurs, l’existence d’effets rebonds complexifie le calcul du potentiel du covoiturage. Au-delà des effets sur la décarbonation, il parait important de considérer plus largement les impacts écologiques et sociaux du développement du covoiturage (accessibilité, optimisation du système automobile) dans une perspective de transition écologique des mobilités. Dans la partie suivante, nous prendrons en compte les différents objectifs des politiques publiques de covoiturage afin de déterminer les zones de pertinence du covoiturage, c’est-à-dire là où le covoiturage aura le plus d’impact sur la transition écologique des mobilités.
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1 Pour rappel, la définition du covoiturage stipule que le trajet est effectué pour le propre compte du conducteur. (www.ecologie.gouv.fr/covoiturage-en-france-avantages-et-reglementation-en-vigueur)
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2 Les parts modales sont extraites de l’étude ADEME-Inddigo 2015, d’après les données de l’ENTD 2008. A chaque fois nous retenons la part modale pour des trajets où conducteur et passager ont le même motif de déplacement, afin d’écarter le motif d’accompagnement.
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3 Pour ce calcul, il faut considérer uniquement les 3,3 millions d’étudiants majeurs qui se déplacent vers un lieu d’étude fixe.
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4 Si 3 millions de trajets de covoiturage étaient réalisés pour le motif domicile-travail, cela représenterait 6 % des 50 millions de trajets quotidiens (à raison de 25 millions d’actifs se déplaçant chaque jour pour aller travailler). Source : Insee, 2021. « La voiture reste majoritaire pour les déplacements domicile-travail, même pour de courtes distances », Insee Première n° 1835, Janvier 2021.
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5 Les auteurs considèrent que le potentiel est supérieur pour les déplacements domicile – travail du fait du faible taux de remplissage et des distances parcourues. Ils laissent de côté la question des boucles de déplacements pour les autres motifs (achats et autres) réalisées en voiture particulière : « ils se caractérisent déjà par un taux de remplissage moyen élevé (1,5), bien qu’il puisse y avoir des enjeux certains (distance moyenne parcourue de 8 km) : ce type de mobilité – irrégulière – nécessiterait des politiques de covoiturage (par exemple du type « autostop 2.0 ») difficiles à évaluer ex ante. » (Raux et al., 2018)
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6 Un zoom sur les lignes de covoiturage d’Ecov est présenté dans le scénario « Sobriété 2022 » de négaWatt.
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7 Le Baromètre des mobilités du quotidien 2022 est une enquête portée par la Fondation pour la Nature et l’Homme et Wimoov, dont la première édition a été publiée en 2020. La seconde édition publiée en 2022 et intitulée « La dépendance aux carburants fossiles source de précarité » a été menée entre octobre et décembre 2021 auprès d’un large panel de Français (13 105 personnes, par internet et par téléphone). L’enquête s’est intéressée aux besoins et contraintes de mobilités des français, à leur capacité « à évoluer vers une solution répondant au défi environnemental, et les conditions à ce changement de pratique. Parmi ces solutions de mobilité figure le covoiturage, intégré conjointement dans l’enquête à l’autopartage.
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8 D’après nos calculs, le chiffre de 4,5 millions de tonnes est obtenu en partant de l’hypothèse où chaque trajet évité permet d’économiser 5,8 kg de CO2 (un trajet de 30 km, pour des émissions moyennes de GES de 195 g CO2 équivalent par véhicule-kilomètre (observatoire national du covoiturage)). A raison de 2,1 millions de trajets quotidiens, 365 jours par an, on obtient 4,5 millions de tonnes.
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9 Alternatives économiques, « Le boom du covoiturage est-il lié à l’action du gouvernement ? », Alternatives Economiques n°434 - 05/2023.
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10 Description d’un post LinkedIn de la page « Citygo – covoiturage urbain » publié en juin 2023.
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11 L’impact du télétravail sur la pratique du covoiturage pose question ; d’un côté, cela individualise les jours de déplacement donc diminue les possibilités de mutualisation, d’un autre côté on voit le maintien de jours avec une plus forte fréquentation des transports en commun donc de déplacement vers le travail (mardi et jeudi).