Les Assises du climat - Quelles solutions sont envisageables pour satisfaire à l’obligation de résultat ?
session 4
Pierre Calame, Armel Prieur, March 2021
Face au réchauffement mondial, comment passer à une obligation de résultat ? C’est tout l’enjeu de cette série de débats publics permettant de se familiariser avec l’idée d’obligation de résultat, d’explorer les différentes modalités possibles pour satisfaire à cette obligation et d’interpeller les pouvoirs publics sur la manière d’assumer leurs responsabilité à cet égard.
L’obligation de résultat revient à plafonner l’empreinte carbone des Français et des Européens avec un impératif de justice sociale. Quelles en sont les solutions possibles ?
Au cours de ce débat, sont présentées les différentes solutions mises en avant par différents réseaux ou spécialistes qui les promeuvent en se demandant à chaque fois :
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si elle permet d’atteindre effectivement le résultat ;
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si elle respecte le principe de justice sociale ;
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si elle est compatible avec nos engagements européens (marché unique) et mondiaux (OMC) ;
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si elle est applicable au seul niveau français.
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Où en sommes-nous ?
Après avoir, au cours des trois premières séances, énoncé la nécessité d’une obligation de résultat portant sur l’empreinte carbone de la société européenne et française et évalué les difficultés actuelles de mesure de cette empreinte (séance 1), acté la volonté politique de l’Union Européenne de mettre la lutte contre le réchauffement climatique au sommet de l’agenda politique mais noté qu’à ce jour la politique européenne ne prenait en compte ni l’obligation de résultat ni l’empreinte carbone totale de la société européenne (séance 2), puis examiné les réformes nécessaires du droit pour que soit assumée réellement la coresponsabilité de tous les acteurs à l’égard du réchauffement climatique (séance 3), nous sommes entrés à partir de cette quatrième séance et jusqu’à la huitième dans l’examen et le débat des différentes solutions envisageables pour la mise en œuvre effective de l’obligation de résultat, à l’échelle européenne et française. Elle implique un plafonnement, donc un rationnement, de l’empreinte carbone avec abaissement du plafond de 5 ou 6 % par an pour assumer nos responsabilités et engagements vis-à-vis du climat.
Le cahier des charges commun aux différentes solutions
Les trois premières séances ont permis de dégager un cahier des charges en six points :
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Nous devons réduire à un rythme annuel défini, 5 à 6 %, les émissions de dioxyde de carbone résultat du mode de vie de la société, appelées « empreinte carbone totale ».
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Cette réduction doit faire l’objet d’une obligation de résultat, opposable en particulier aux autorités publiques, européennes et nationales, à charge pour elles de mettre en place les mécanismes faisant contribuer tous les acteurs à cette réduction.
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La réduction doit être basée sur l’empreinte carbone totale et non sur les inventaires nationaux, ce qui implique la prise en compte de la production « importée » de gaz à effet de serre, parce qu’incorporée dans les biens et services que nous consommons, ce qui implique la traçabilité des émissions carbonées tout au long des filières de production.
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Les solutions proposées doivent associer obligation de résultat et impératif de justice sociale.
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Elles doivent parvenir à un découplage entre développement du bien être des sociétés et consommation d’énergie fossile.
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Enfin, il faut s’assurer que les mesures proposées sont physiquement, techniquement et financièrement réalisables, en prenant en compte le fait que les mécanismes globaux mis en place seront un puissant stimulant à des innovations de tous ordres.
Comparaison de trois familles de solutions
Pierre Calame a proposé dans son introduction de classer les solutions envisagées en trois grandes familles :
Famille 1 : le signal prix. Réduire progressivement la demande en fixant un prix de plus en plus élevé à la tonne de dioxyde de carbone rejeté dans l’atmosphère et en redistribuant, selon des modalités à définir, les revenus tirés du prix élevé du carbone, de façon à respecter un principe de justice sociale.
Famille 2 : la combinaison de politiques sectorielles visant à définir des réductions de l’empreinte carbone dans tous les domaines en se fixant pour chacun d’eux des objectifs chiffrés et en mettant en oeuvre pour y parvenir interdictions, obligations, incitations, investissements publics, innovations techniques, fiscalité.
Famille 3 : l’allocation de quotas. Répartir selon une clé prédéfinie le total de l’empreinte entre les acteurs. C’est la gestion la plus directe du rationnement. Cette famille se décompose en deux sous-familles très différentes :
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- famille 3.1. : les quotas sont alloués aux secteurs d’activité et aux entreprises ;
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- famille 3.2. : les quotas sont alloués aux personnes considérées comme les bénéficiaires finaux et les clients de l’activité économique et de l’activité des administrations.
Les intervenants
Nous avions prévu initialement des temps de parole répartis entre les promoteurs des différentes familles de solutions. Pour des raisons liées aux agendas des uns et des autres, a été privilégiée pour cette première séance la première famille de solutions, par le signal prix et la fiscalité carbone, abordée par les quatre premiers intervenants : Christian De Perthuis, fondateur de la chaîre Economie du climat ; Géraud Guibert, conseiller maitre à la cour des comptes, président fondateur de la Fabrique écologique ; Bettina Laville, conseillère d’État, présidente du comité 21, impliquée depuis plus de trente ans dans l’action politique en matière de réchauffement climatique, directrice de cabinet du ministre de l’environnement Brice Lalonde de 1988 à 1992, conseillère environnement de deux premiers ministres, Pierre Bérégovoy puis Lionel Jospin et du président de la république François Mitterrand, et à ce titre ayant participé activement aux conférences de Rio (1992) Kyoto (1998) et Johannesburg (2002) ; Christian Gollier, directeur de l’école d’économie de Toulouse et président de l’association européenne des économistes de l’environnement.
À travers leurs interventions, ont été néanmoins abordées les solutions de la deuxième famille, l’action sectorielle, et de la famille 3.1, l’action par les quotas alloués aux entreprises.
Trois autres intervenants sont venus apporter un contrepoint : Denis Payre, entrepreneur en série, créateur de l’association Nature et People First et promoteur du « contrat mondial » ; Maxime Blondeau, enseignant à Science Po et à Mines Paris et fondateur du syndicat « Printemps écologique » ; Armel Prieur, président de l’association pour l’emploi sans carbone, retraité du Conseil Européen et animateur du réseau « compte carbone ».
Les sessions suivantes permettront d’équilibrer les présentations des différentes familles :
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la session 5 mettra en débat les solutions de la première famille, le signal prix ;
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la session 6 sera consacrée aux solutions de la deuxième famille, les actions sectorielles,
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les sessions 7 et 8 à la troisième famille et plus particulièrement au système des quotas individuels.
Les politiques actuelles privilégient des démarches sectorielles malgré leurs contradictions et leurs échecs
Aussi bien au niveau français qu’au niveau européen les politiques mises en œuvre jusqu’à présent ont appartenu à la famille des politiques sectorielles, et à la famille 3.1 avec le marché d’échange de quotas entre entreprises mis en place par l’Union Européenne depuis 2005 et premier marché mondial d’échange de quotas.
Si l’on opte pour la continuité, il est nécessaire d’examiner les limites actuelles de ces deux formes de politique et d’en apprécier les transformations possibles pour plus d’ambition et plus d’efficacité.
Ces limites ont été notamment soulignées par Géraud Guibert et Maxime Blondeau.
Ils observent tout d’abord que ces politiques sectorielles, que l’on peut qualifier « d’obligations de moyens » sont peu effectives. En effet, au lieu de concevoir une solution globale orientant dans la durée le comportement de tous les acteurs, on morcelle les politiques et, ce faisant, on réveille dans chaque secteur des lobbies dont chacun, en général, tente de limiter la portée des mesures prises, et ce d’autant plus que dans chaque domaine, comme le logement, l’industrie automobile, l’agriculture, etc.. l’enjeu de lutte contre le réchauffement va entrer en concurrence avec d’autres objectifs.
Christian Gollier note également le risque que ces politiques sectorielles continuent d’entretenir des illusions. Réduire de 5 à 6 % par an l’empreinte carbone de la société, alors que depuis la révolution industrielle toute la croissance et l’augmentation du niveau de vie ont été fondées sur la substitution de l’énergie fossile à l’énergie humaine et animale, implique un bouleversement profond de la société. L’addition de mesures sectorielles laisse imaginer que tout cela se fera sans douleur et sera créateur de millions d’emplois qualifiés. Rien n’est moins sûr.
Ces politiques sectorielles, fondées sur des obligations de moyens, sont en outre souvent assorties de faibles contrôles et de sanctions peu dissuasives, ce qui leur retire efficacité et crédibilité. Géraud Guibert en a cité des exemples comme celui des ascenseurs. Maxime Blondeau a fait observer que la loi impose aux acteurs privés et publics d’une certaine taille d’évaluer leur bilan carbone total, ce qui va dans le sens d’une évaluation d’empreinte carbone de la société, mais que cette loi est restée lettre morte dans la grande majorité des cas, son non respect étant assorti de sanctions dérisoires. Cette observation rejoint l’observation plus générale faite par le juriste de l’environnement Laurent Neyret : dans l’état actuel, ne pas respecter les réglementations peut apporter de grands bénéfices pour un risque des plus limités.
Christian Gollier a fait en outre observer que les politiques sectorielles conduisent bien souvent à promouvoir des actions coûteuses pour un résultat limité et à laisser de côté au contraire des actions dont le coût bénéfice est bien meilleur. Il prend en exemple la substitution en Europe de centrales au charbon par des centrales au gaz, qui représenterait un coût de 40 euros par tonne de CO2 économisée, car à énergie produite donnée les centrales au gaz émettent deux fois moins de dioxyde de carbone que les centrales à charbon. Il oppose à cette mesure celle des subventions allouées en France à l’installation de panneaux photovoltaïques qui représentent 350 euros de subventions par tonne de dioxyde de carbone économisée, soit près de dix fois plus.
Bettina Laville a fait observer qu’en raison du « tabou » qui frappe aujourd’hui l’idée d’augmenter le prix du carbone, tabou sur lequel on reviendra, la Convention citoyenne sur le climat (CCC) s’est trouvée enfermée dans cette approche sectorielle. L’idée d’agir sur le prix du carbone a été immédiatement écartée et, comme on l’a vu à la session 3, l’idée de quotas a été mise de côté par les organisateurs. Ce qui a eu pour résultat de donner l’impression que « le peuple » ne veut pas de solution globale au problème du réchauffement climatique. Et, de fait, les propositions de la Convention sont une juxtaposition de mesures sectorielles dont Bettina Laville fait observer, de surcroît, qu’elles ont introduit 7 ou 8 niches fiscales ou taxes sur le carbone s’ajoutant à celles qui existaient déjà.
Portée et limites du marché des quotas allouées aux entreprises
Christian De Perthuis, Géraud Guibert et Christian Gollier ont tous trois manifesté leur intérêt pour les quotas carbone alloués aux entreprises (famille 3.1). Ces quotas sont limités aujourd’hui aux 11 000 installations industrielles les plus grosses émettrices de l’Union Européenne. Elles représentent toutes ensemble 45 % des émissions territoriales. Selon les données de la Commission Européenne, elles ont permis en quinze ans une réduction de 21 % des émissions. Le marché des quotas a été révisé à partir de 2013 avec un mécanisme de mise aux enchères et l’objectif fixé a été de réduire les émissions de 2,2 % par an à partir de 2021.
De l’avis des intervenants, la portée de ce marché du carbone s’est trouvée jusqu’à présent réduite par trois facteurs :
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elles ne concernent que 45 % des émissions territoriales sur le sol de l’Europe ;
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leur ambition, même après 2013, est sans rapport avec le rythme de réduction moyenne des émissions qu’il faut respecter maintenant ;
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et surtout, dans cette approche, ce n’est pas l’ensemble de l’empreinte carbone qui est concernée : le rapport avec le reste du monde se trouve limité à la question du risque de perte de compétitivité des entreprises européennes face à des concurrents qui n’auraient pas les mêmes contraintes. D’où l’allocation de quotas gratuits à toutes les industries européennes confrontées à la concurrence internationale, ce qui limite d’autant l’idée de valeur du carbone.
Christian De Perthuis estime que ce système offre de grandes potentialités : si, selon lui, il s’est montré depuis 15 ans peu efficace, c’est avant tout parce que les objectifs qu’on lui a assignés étaient eux-mêmes trop modestes. Comme il le dit : « le jugement sur les outils est en fait un jugement sur les objectifs ». Il envisage deux voies d’amélioration :
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l’élargissement du champ couvert par le système des quotas, notamment en direction des secteurs du bâtiment et des transports, pour s’approcher progressivement d’un rationnement de l’ensemble des émissions territoriales ;
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un mécanisme d’ajustement aux frontières, d’une part pour intégrer l’empreinte carbone totale et d’autre part pour taxer au même niveau le CO2 à l’importation, condition par ailleurs pour supprimer la gratuité des quotas alloués à différentes industries, qui constitue selon lui le plus grand soutien actuel aux énergies fossiles. Il exhorte, « plutôt que d’inventer des systèmes nouveaux, de pousser à la réforme du système européen des quotas qui a le mérite d’exister ».
Christian Gollier y ajoute naturellement un troisième objectif : une décroissance des quotas de 5 à 7 % d’année en année, condition de respect de l’obligation de résultat.
Ces propositions posent néanmoins une série de questions qui devront être éclaircies lors des séances suivantes :
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on reste sur le registre des émissions territoriales et « l’énergie importée » n’est vue que sous l’angle de la compétitivité des entreprises européennes, non sous celui de la prise en compte de la totalité de l’empreinte carbone ;
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« l’ajustement aux frontières » est l’euphémisme utilisé pour taxer le dioxyde de carbone importé et la question de la compatibilité avec l’Organisation Mondiale du Commerce se trouve sérieusement posée, au point, comme le fait observer Denis Payre, de compromettre la mise en œuvre de solutions efficaces sur le sol européen. Il l’a illustré par un cas concret très éloquent : l’énergie renouvelable éolienne ou solaire étant intermittente, les solutions le stockage temporaire (sur plusieurs heures par jour, sur plusieurs jours, sur plusieurs mois) de l’énergie produite pour faire coïncider cette production avec son usage sont au cœur de son développement. Les études montrent que le meilleur rendement est obtenu par le stockage sous forme d’énergie hydraulique (on pompe et on remonte l’eau avec l’énergie excédentaire, on turbine l’eau pour produire de l’électricité à la redescente). Or, dans le cas concret du projet qu’il a pris pour exemple cette solution est rendue moins rentable que le stockage par des batteries chinoises, bien plus dommageables pour l’environnement, parce que le prix horaire du travail en Chine n’est que le sixième du prix français et que les dégâts environnementaux massifs, notamment liés aux terres rares, ne sont tout simplement pas prises en compte, sans parler du coût énergétique même de la production de ces batteries. Ce qui lui fait dire que dans l’état actuel des choses « on importe à la fois du carbone et du chômage ». Il estime donc que le système ne peut être rééquilibré que si une alliance des démocraties libérales conduit à une réforme radicale de l’OMC, le « contrat mondial » qu’il appelle de ses vœux.
Dans tous ces exemples, c’est l’Union Européenne qui est en première ligne.
Pourquoi l’action par le prix du carbone, qui fait consensus parmi les économistes classiques, est devenue aussi difficile à défendre ?
Les quatre premiers intervenants se sont montrés de fervents soutiens de la première famille de solutions, celle de l’action par le signal prix. Mais, avant d’en détailler les conditions de réussite, ils ont reconnu que la multiplication des erreurs a, du moins provisoirement, rendu cette solution politiquement indéfendable.
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut garder en mémoire une donnée fondamentale : l’élasticité des consommations directes d’énergie fossile en fonction du revenu est positive mais inférieure à 1. En d’autres termes, plus on est riche, plus on a une empreinte carbone importante, mais la croissance de cette empreinte est plus lente que la croissance des revenus : les ménages les plus pauvres ont de nombreuses dépenses énergétiques « contraintes » dans leur vie quotidienne, en particulier pour le chauffage et pour les déplacements. Ils ont également une consommation contrainte, pour leur alimentation et leur habillement mais dans ce cas il est difficile de distinguer émissions territorialisées et émissions importées. Le pourcentage de ces consommations indispensables dans leur budget est bien supérieur à leur poids chez les ménages les plus riches, ce qui explique l’importance de la précarité énergétique : les ménages les plus modestes sont parmi ceux qui ont le plus long trajet domicile travail, des voitures moins économes (du moins rapportée à la cylindrée) et des coûts de chauffage élevés notamment en raison de la mauvaise isolation des logements.
Or, les politiques de réduction de l’empreinte carbone par l’augmentation du prix du carbone menées jusqu’à présent ont été des politiques sectorielles. C’est déjà le cas de la TICPE, la taxe intérieure sur la consommation des produits pétroliers, qui frappe essentiellement les carburants pour les voitures et pour le chauffage, tandis que les grandes entreprises, l’agriculture et de nombreux autres secteurs économiques bénéficient d’exemptions ou de quotas gratuits. Ces taxes sont donc des impôts « régressifs » (l’inverse d’un impôt progressif dont le taux s’élève avec le revenu) : elles pénalisent les plus pauvres et augmentent les inégalités sociales. C’est déjà cette considération qui a conduit le Conseil Constitutionnel en décembre 2009 à « retoquer » la « contribution climat énergie », qu’à la suite du Sommet de Grenelle, le gouvernement Sarkozy avait voulu instaurer, avec une progressivité annoncée d’avance pour passer de 17 euros à 100 euros en vingt ans. Le Conseil Constitutionnel a jugé que cette contribution ne respectait pas deux principes fondamentaux : l’égalité devant l’impôt et l’intérêt général.
Comme l’a fait observer Bettina Laville, il faut examiner ces deux arguments différemment :
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l’inégalité devant l’impôt était patente, seules 48 % des émissions territoriales de gaz à effet de serre étaient concernées, et la contribution pesait à plus de 60 % sur les ménages. Au bout du compte, cette nouvelle contribution se résumait pratiquement à une augmentation annuelle de la taxe intérieure sur les produits pétroliers. Impôt régressif, donc.
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le second argument du Conseil Constitutionnel était que cette contribution n’était pas conforme à l’intérêt général. Sur ce point, Bettina Laville fait une observation qui rejoint le débat de la session 3 : par un retard que l’on a constaté de la pensée juridique sur les nouvelles réalités, « l’intérêt général », comme la responsabilité, ne concerne aujourd’hui dans l’esprit des juristes que les relations entre les personnes. Il faudrait passer de l’idée d’intérêt général à l’idée de « défense du bien commun » : le maintien de nos équilibres de vie est devenu vital et, ajoute-t-elle « que veut dire l’égalité devant l’impôt si en son nom on détruit nos conditions de vie ? ».
A toutes ces tentatives impopulaires pour taxer ainsi l’énergie - la taxe sur les carburants prévue pour le 1er janvier 2019 a été le déclencheur du mouvement des gilets jaunes- se sont ajoutées deux facteurs aggravants :
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aucune mesure redistributive sérieuse n’était prévue ;
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cette taxe venait simplement, comme la TICPE, abonder le budget de l’État selon le vieux principe d’unicité de ce budget. Ce qui a retiré toute visibilité à ces augmentations fiscales, n’en gardant que l’aspect d’aggravation des inégalités sociales. Or, rappelle Bettina Laville, sans visibilité, pas de consentement à l’impôt1.
Comme nous allons le voir, les partisans de la première famille de solutions, par le signal prix, sont unanimes pour promouvoir une approche radicalement différente de celle qui a prévalu jusqu’à présent.
Les principes fondamentaux du « signal prix »
Entre les quatre intervenants qui ont présenté leur vision de la famille 1, le « signal prix », il y a un large consensus sur un certain nombre de principes fondamentaux et quelques divergences qui devront être mises en débat à la cinquième session.
Principes fondamentaux :
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Il doit s’agir d’une mesure globale fixant à l’avance une progression du prix du carbone de 5 à 7% par an, ce qui exclut d’exempter telle utilisation de l’énergie fossile ou telle branche économique au nom d’impératifs sociaux ou de la concurrence internationale.
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Le produit de cette taxe doit être intégralement redistribué, sur une base d’égalité entre tous, ce qui en fait un impôt progressif, reportant l’essentiel de l’effort de la transition sur les revenus les plus élevés.
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Cette augmentation prévisible et cette redistribution transparente permettent à tous les acteurs publics et privés d’adopter des stratégies à long terme de transformation du mode de vie, des systèmes de production, d’aménagement du territoire et de développer l’innovation technologique.
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Dans l’idéal, un tel prix du carbone devrait être mondial. C’est hors de portée sans doute pour l’instant. Mais pour intégrer l’ensemble de l’empreinte carbone et éviter qu’un prix élevé n’ait pour première conséquence la délocalisation des activités économiques, il faut l’instaurer au niveau européen, mettre en place une traçabilité carbone des filières et aboutir à une réforme de l’Organisation Mondiale du Commerce rendant possible la prise en compte intégrale de la valeur carbone des importations au même prix que la valeur européenne.
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La réforme de la taxe carbone doit être l’occasion d’une mise à plat générale de la fiscalité, selon le principe « l’impôt contribue à la justice sociale et au bien commun ».
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Les uns et les autres excluent l’idée de « fléchage » du produit de l’impôt en direction de telle ou telle politique sectorielle : c’est la dynamique d’ensemble de l’augmentation du prix du carbone qui fera naître les évolutions souhaitées.
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Il faut être très explicite sur le fait que ce rationnement géré par les prix induira des transformations structurelles de la société qu’il faut annoncer, assumer et accompagner.
La divergence principale qui s’est manifestée entre les quatre intervenants porte sur la question de savoir s’il faut un prix unique du carbone ou des prix différenciés. Christian Gollier estime impératif qu’il s’agisse d’un prix unique. Géraud Guibert est d’un avis contraire, du fait des consommations obligatoires. Cette question essentielle devra être élucidée au cours de la session 5.
Le principe des quotas individuels négociables
Armel Prieur en a fait une présentation succincte en fin de réunion. Les séances 7 et 8 y seront consacrées. On ne retiendra ici que quelques points essentiels :
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Des quotas individuels sont distribués également à tous les citoyens, avec une allocation annuelle de points carbone qui décroîtra d’une année sur l’autre, par exemple de 5 à 6 %, pour respecter l’objectif de réduction de 80 % de l’empreinte carbone en 2050, conformément aux chiffres du Conseil au Climat.
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Ce compte carbone créé une véritable monnaie : chaque achat est débité en euros et en points carbone.
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Le cycle de production des entreprises doit être neutre en carbone, pour cela elles intègrent dans le contenu « carbone » de vente de leurs produits le contenu carbone issu de l’ensemble de la filière. Ce qui signifie que les ménages reçoivent une dotation annuelle tandis que les entreprises ne reçoivent qu’une dotation de départ. Même règle pour les administrations, impôts et taxes se paient à la fois en euros et en points carbone (ce qui fera prendre conscience de la consommation d’énergie fossile dans les services publics).
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Le développement de la monnaie numérique rend aisé de disposer des deux monnaies sur la même carte.
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Pour engager les investissements nécessaires, notamment pour augmenter l’efficacité énergétique, il est possible d’emprunter de la monnaie carbone dans les mêmes termes que les emprunts actuels en euros.
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Les personnes et ménages frugaux capables de réduire leur besoin en carbone ont la possibilité de vendre leur excédent à ceux qui ont maintenu un mode de vie plus dispendieux. Le marché correspondant du carbone s’organise à un premier niveau régional, puis au niveau national puis au niveau européen.
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Le système est concevable au niveau d’un pays comme la France mais, du fait de la liberté des échanges sur le marché unique européen, c’est au niveau européen qu’il est souhaitable d’organiser le système.
Signal prix et quotas individuels négociables sont-ils une seule et même chose ?
C’est un point de débat essentiel pour les séances futures. Géraud Guibert estime que signal prix (famille numéro 1) et quotas individuels (famille 3.2) sont les deux faces d’une même monnaie puisque le marché des quotas donne dans les faits un « signal prix ». Or, sans marché d’échange de quotas, on aurait automatiquement du marché noir. Le marché des quotas, comme le prix carbone, ont à ses yeux le même mérite, donner une valeur de plus en plus forte à la tonne de dioxyde de carbone émise. Le signal prix et quotas alloués à des entreprises sont très proches. D’ailleurs les quatre intervenants favorables à l’action par le prix du carbone sont également favorables à l’élargissement du système d’échange de quotas entre entreprises. Par contre, il existe de très profondes différences entre la famille 1, le signal prix, et la famille 3.2, les quotas individuels négociables.
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Première différence, l’obligation de résultat associée au signal prix reste indirecte. Pour que les acteurs disposent vis-à-vis du prix du carbone de la visibilité nécessaire pour prendre des décisions en moyen et long terme, la relation entre augmentation annuelle du prix du carbone et réduction de l’empreinte carbone ne sont pas équivalents. Christian Gollier fait observer que dans l’immédiat et sur la base de comparaisons internationales, l’élasticité prix des consommations énergétiques directes est de 1 : le prix du carburant des voitures en Europe est le double de celui des USA et la consommation des voitures européennes est la moitié de celle des voitures américaines. Il est néanmoins dangereux d’extrapoler au fur et à mesure qu’on se rapproche de consommations essentielles, dont la réduction suppose des transformations fondamentales de la société. L’intérêt des quotas individuels est leur lisibilité immédiate et de ce fait leur prévisibilité sur le long terme. Cette lisibilité, comme l’a rappelé Bettina Laville est une condition majeure d’acceptabilité.
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Dans un domaine où la symbolique compte, la différence entre les deux est essentielle. Dans le cas du signal prix, c’est une redistribution des revenus des taxes entre tous les ménages qui redonne un avantage aux ménages les plus modestes et à ceux qui font des efforts de frugalité. Mais le mécanisme des prix, et c’est la raison pour laquelle il y a consensus entre les économistes en sa faveur, découle d’une science économique contemporaine de la révolution industrielle et qui a reposé précisément sur l’idée d’une croissance infinie. Les quotas reposent sur un modèle symbolique différent : le rationnement est totalement assumé, comme expression de la finitude de la planète et l’égalité des quotas exprime l’égalité des citoyens devant un bien rare.
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Troisième différence, le rapport à l’empreinte carbone. Faute d’un accord mondial sur le prix du carbone, il n’y a pas avec le « signal prix » de mécanisme direct de traçabilité de la filière carbone hors du territoire européen et l’équilibre n’est rétabli que moyennant le principe d’ajustement aux frontières, impliquant de fait une renégociation de l’Organisation Mondiale du Commerce. Dans le système des quotas, les entreprises doivent prendre en compte le contenu carbone de ce qu’elles importent, pour le débiter à leurs clients, sans qu’il y ait pour autant taxation des importations, ce qui rend leur application immédiate, sans nécessité de renégociation des accords commerciaux.
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À ce stade nous pouvons pressentir de futurs débats plus que passionnants…
1 Ce qui avait valu son limogeage à la ministre de l’écologie Delphine Batho qui avait déclaré en 2013 dans les médias qu’elle s’opposerait à la récupération de la taxe carbone pour financer le CICE.
Sources
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Voir l’introduction à la session 4 de Pierre Calame
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Présenté par Christian Gollier : Lobby Climatique Citoyen - CCL France
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Ressources : Open Carbon Watch
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Diaporama sur les quotas individuels : assisesduclimat.fr/resources/carbone-comptage.zip
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Voir l’exposé de Maxime Blondeau
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Armel Prieur décrit le mécanisme de quotas connu sous www.comptecarbone.org