L’urbanisation brouille les cartes

janvier 2013

Monde pluriel

On doit partir d’un constat élémentaire : désormais plus de 50 % de la population du globe, c’est-à-dire au bas mot 3,5 milliards de personnes, vivent dans des ensembles urbains. Ce mouvement d’urbanisation du monde va se poursuivre et il exprime – et contribue à – la mondialisation. Un tel phénomène nous confronte à des défis collectifs de grande ampleur qui procèdent des caractéristiques mêmes d’une urbanisation d’une telle puissance qu’elle a subverti toutes les caractéristiques des villes qui avaient été mises en place à partir du XVIIIe siècle.

Si l’on s’arrête sur le cas de la France, on constate que le territoire national est totalement inséré dans la dynamique mondiale de l’urbanisation, qui bouleverse ses cadres d’habitat. En la matière, l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) livre une analyse très instructive des aires urbaines françaises. Une aire urbaine est un ensemble de communes, d’un seul tenant et sans enclave, constitué par un pôle urbain (unité urbaine) de plus de 1500 emplois, et par des communes rurales ou unités urbaines (couronne périurbaine) dont au moins 40 % de la population résidente ayant un emploi travaille dans le pôle ou dans des communes attirées par celui-ci. L’INSEE a produit une carte spectaculaire, qui montre une France différente de celle à laquelle on est habitué, et où les aires urbaines apparaissent comme les territoires à partir desquels se composent désormais l’organisation, le fonctionnement et la dynamique de l’espace national. Bref, la géographie réelle de l’espace français est aujourd’hui plus celle de l’urbain et de ses différents pôles que celle des découpages administratifs classiques — communes, départements, régions.

Pour l’Insee, 792 aires structurent le territoire français, et 85 % de la population y résident. Une aire est composée d’un pôle, unité urbaine concentrant au moins 1 500 emplois (les grandes aires urbaines comptent au moins 10 000 emplois au pôle), entouré par un vaste périmètre, délimité à partir de l’intensité des déplacements de la population active des communes avoisinantes (ce qui est, au demeurant, une manière sans doute commode mais un peu désuète de définir les assemblages que l’urbanisation compose). D’autres communes, dites multipolarisées, n’entrent pas dans l’aire d’un pôle particulier mais sont sous l’influence de plusieurs. En ajoutant les 11 000 communes concernées, ce sont 95 % de la population, soit 61 millions de personnes, qui vivent ainsi sous l’influence urbaine — le reste de la population vit dans 7 400 communes hors aires mais, en général, manifeste un mode de vie lui aussi urbanisé .

Depuis 1999, tous les sous-ensembles du champ urbain national connaissent une croissance notable. Les communes centres d’aires se repeuplent, sauf quelques exceptions, tout comme les pôles urbains au sens de l’INSEE — c’est-à-dire, pour schématiser, les zones agglomérées. Les espaces de plus faible densité quant à eux croissent nettement et le périurbain, plus dense, continue de se développer.

La France connaît donc une « urbanisation en profondeur ». Cette expression renvoie à deux phénomènes :

  1. Rien n’échappe à l’urbain : le mouvement d’urbanisation est si accompli qu’on pourrait estimer que le territoire rural n’existe plus à l’heure actuelle en tant que modalité spécifique d’organisation et de fonctionnement d’une société. Bien sûr, le rural et la ruralité sont toujours présents, mais comme des catégories de discours — politique, patrimonial, culturel. Le renouveau du rural et les néoruraux qui en sont les acteurs constituent des manifestations de l’évolution du déploiement des logiques urbaines dans de nouvelles configurations de société. Les espaces jadis ruraux, en déshérence, s’urbanisent avec l’introduction des formes spatiales, des pratiques, des valeurs et des références qui procèdent de l’urbanisation.

  2. De même que les valeurs et références sociales et culturelles sont désormais étalonnées par le fait urbain, la dynamique économique du pays est aussi directement dépendante du fonctionnement des organisations urbaines. Quelle que soit leur taille, ce sont les différentes aires urbaines qui tirent l’économie française vers le haut. Elles ne sont pas prédatrices, mais productrices de richesses et foyers d’innovation.

Pour autant les espaces urbains nationaux ne sont pas homogènes. D’abord parce que les aires sont composites, elles articulent des périmètres très différents, aux logiques spécifiques. Elles sont à la fois sous-tendues par des tensions centre-périphérie, mais aussi marquées par d’importantes fragmentations qui procèdent du triomphe des zonages (fonctionnels et sociaux), triomphe qui a abouti, notamment, à produire des espaces résidentiels très ségrégués. Ensuite parce que l’urbain est sensible aux effets de taille. Si toutes les aires urbaines participent du même mouvement d’urbanisation, seules les plus importantes précipitent l’ensemble des principes de ce que l’on peut nommer la métropolisation (qui est à entendre ici comme la forme la plus aboutie de connexion d’une aire aux dynamiques de mondialisation urbaine).

Ainsi, on peut estimer que la France compte :

Ces 41 entités, la plupart en développement significatif, rassemblent aujourd‘hui 70 % de la population et des emplois, 77 % des emplois dits de fonctions métropolitaines et 85 % des emplois dits de cadres des fonctions métropolitaines (ou quaternaires). On notera qu’il s’agit aussi des pôles universitaires et culturels majeurs. C’est dire leur importance : la dynamique de l’espace français contemporain s’appuie sans conteste sur elles.

Les autres aires urbaines constituent des relais fondamentaux des principes de croissance et d’innovation vers les territoires moins denses et moins potentialisés. Au final toutes les aires, avec les spécificités propres à chacune constituent à la fois des diffuseurs d’urbanité (du genre de vie urbain, si l’on préfère) et des connecteurs de la France au Monde. Ces connecteurs fonctionnent dans les 2 sens : ils mondialisent les territoires français, ils insèrent dans les espaces mondiaux des composants des sociétés territoriales françaises. Mais les aires urbaines françaises sont aussi, à l’inverse, si l’on peut dire, les territoires où se cristallisent les questions sociales : inégalités d‘accès aux biens publics, logement, mobilité, durabilité, etc.

Ce brouillage des cartes de la géographie classique par l’urbanisation est sans doute un des phénomènes majeurs que les sociétés politiques ont à affronter, et pas seulement en France. Il s’accompagne d’une subversion des échelles : l’urbanisation mondiale a totalement remis en jeu les classiques emboitements scalaires qui articulaient paisiblement et dans un ordre immuable, le local, le régional, le national, le mondial.

D’où notre volonté d’y consacrer ce dossier, qui en appelle d’autres, alors qu’une nouvelle loi de décentralisation s’annonce.

En tout état de cause, il semblerait logique de repenser l’aménagement des territoires (à toutes les échelles) à partir de ce maillage urbain. Il paraît évident que la question du gouvernement et de l’aménagement des principales aires (la mégapole et les principales métropoles) est cruciale et mériterait une approche particulière.

1 Insee Première, janvier 2011, n° 1133.

Références

Pour consulter le PDF du du numéro 1 de la revue Tous Urbains

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