Décentraliser ? Expérimenter ? Démocratiser ?
A propos de l’Acte 3 de la décentralisation
Olivier Mongin, 2013
Cet article expose le problème de l’aménagement métropolitain français actuel qui peine à tenir compte de la légitimité démocratique des nouveaux groupements territoiriaux fonctionnels. La transition vers la ville durable ne pourra pas faire encore longtemps l’impasse sur ces questions.
Qu’en est-il aujourd’hui de la volonté de réforme des territoires annoncée par la gauche au pouvoir1, le fameux Acte 3 de la décentralisation dont le projet de loi a été repoussé de mars 2013 à novembre 2013 puis à mars 2014 ? Plusieurs décisions formulées récemment dans un contexte de réduction des aides de l’Etat aux collectivités (en quelques mois la réduction d’un milliard d’euros est passée à 4,5 milliards) éclairent l’envers et l’endroit d’une volonté d’expérimentation qui agite les élus concernés, à commencer par les maires de petites communes ou des institutions liées aux départements comme les conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) qui s’inquiètent pour leur avenir. Une première décision, celle de l’Etat de ne plus aider les maires des communes dans leurs démarches relatives à l’urbanisme, annonce une perte de pouvoir de la commune. Une deuxième décision consiste à valoriser les intercommunalités et les métropoles : seront instituées des communautés métropolitaines dans le cas d’ensembles de plus de 400 000 habitants qui bénéficieront de la compétence exclusive en matière d’urbanisme jusqu’alors l’apanage des communes ; et seront créées des Euro-métropoles « à la carte » à Lille, Lyon et Marseille qui bénéficieront de compétences élargies et du statut d’EPCI (Etablissement public de coopération intercommunal).
Ces choix méritent qu’on s’y arrête : le Grand Lyon pourra fusionner les territoires urbains du département (laissant au département du Rhône les seuls territoires ruraux et manifestant le recul du département), Marseille, ville sous tutelle depuis longtemps, aura un statut spécial et un préfet chargé d’imposer le cadre métropolitain à ceux qui le refusent hors de la Ville-centre de Marseille. En Alsace, la Région (représentée par le président UMP Philippe Richert) a pris les devants et veut réunir par le biais d’un référendum les régions et le département, cela au grand dam de la communauté urbaine de Strasbourg qui revendique un statut de métropole européenne. Alors que la commune perd du terrain (le maire conserve l’attribution du permis de construite mais la définition du Plan local d’urbanisme lui échappe), la conception des métropoles est élastique et à la carte : celles-ci varient entre de grandes métropoles qualifiées d’européennes (au moins un million d’habitants) plus ou moins compétitives et performantes et des communautés métropolitaines moins dynamiques. La métropolisation en cours est prise en compte, mais elle part un peu dans tous les sens, le risque étant d’exacerber le sentiment que les métropoles sont le terreau des inégalités, de favoriser le repli sur le local alors que « l’avantage métropolitain » devrait avoir pour raison d’être de répondre aux inégalités sociales et économiques. L’exemple le plus manifeste en est Paris auquel le premier ministre a consacré un discours ad hoc le 7 mars 2013 : alors les décisions prises dans le domaine des transports ou du logement qui rompent avec l’esprit de la période Sarkozy doivent être appréciées à leur juste valeur et que certains espèrent la naissance future d’un espace métropolitain, les plus lucides en matière de gouvernance ont saisi que les annonces de Matignon se retournent en termes de rapports de force contre la région et la constitution d’une métropole ambitieuse au bénéfice de l’Etat et des élus de la première couronne et de l’action de la Mairie de Paris. Si celle-ci est toujours restée prudente et a donné l’impression de sortir de chez elle grâce à l’action du syndicat Paris-Métropole, elle peut se satisfaire à l’arrivée de conforter le rôle de la centralité dans un système où l’Etat demeure soucieux à la fois de contrôler la Ville Capitale, la Région Ile-de-France et la Métropole virtuelle, ce qui lui donne l’occasion de renouer avec les élus locaux regroupés dans des intercommunalités2.
Les adeptes de la rhétorique de la « complexité », ceux qui ne jurent que par les « inters » (une aubaine pour les élus qui ne le savent pas toujours quand ils se contentent de défendre le seul pouvoir communal) et pour qui il ne faut surtout pas changer la définition des entités territoriales anticipent déjà les principales options que la future loi devrait mettre en avant. Tout en soulignant que « la question pertinente n’est pas celle des périmètres, mais celle des outils favorisant des coopérations entre les collectivités », mais aussi que « le partage des compétences n’est plus réglé ex ante par une sorte de taylorisme territorial3» ils valorisent un droit à l’expérimentation déjà présent dans la loi Raffarin. Ce qui les conduit à présenter et à juger positivement ce qui va s’opérer selon eux dans les métropoles importantes – à Marseille, Lyon et Paris dans des circonstances guère comparables comme on l’a vu – et à souligner que l’Etat a un comportement diversifié. A Marseille il impose de manière volontariste la fusion de six grandes intercommunalités. A Lyon la Communauté urbaine a l’initiative et un pôle plus informel se constitue entre intercommunalités en grande périphérie. A Paris, l’Etat compose avec les acteurs et promet une intercommunalité souple avec un dispositif à trois niveaux (les intercommunalités pour l’opérationnel, le syndicat mixte de Paris métropole comparé à un G20 fédérateur pour la programmation, et la région pour la planification…). Dans la plupart des cas l’Etat se déleste en contrôlant en partie des territoires qu’il met implicitement en concurrence (comme il l’avait fait dans le cadre de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine-ANRU, pour les quartiers).
Tel est le paradoxe : on suscite des scénarios métropolitains hétérogènes mais l’Etat conçoit difficilement sur le plan politique des entités métropolitaines susceptibles de lui faire de l’ombre. On est en France et non pas en Allemagne ou en Italie, on a affaire à un Etat qui libère les métropoles sans les « constituer », à un Etat qui valorise la région (à laquelle il accorde l’ensemble de la filière économique) tout en étant présent au sein de la Conférence territoriale d’action publique (CTAP), à un Etat qui dépossède les communes de leur droit à l’urbanisme. Les décisions ne sont pourtant pas sans cohérence : un Etat qui se décentralise pour se retirer par manque de moyens à toutes les échelles (réduction des aides aux collectivités locales de l’ordre de 3 milliards d’euros) est aussi un Etat qui préfère l’expérimentation à la constitution d’une entité métropolitaine qui a une longue histoire depuis les métropoles imaginés en 1966 (dernier épisode : seule la ville de Nice a choisi de devenir une métropole en 2010). Si l’on peut être sensible à l’idée d’expérimentation et noter qu’elle peut être l’occasion d’économies importantes, s’il ne s’agit pas d’imaginer qu’il y a un bon modèle de métropole et un type de gouvernance unique, on aurait aimé en connaître les critères, les principes, les orientations sans que soient mises en avant la seule taille, la démographie ou « la bonne intelligence des élus ». Mais le débat, avorté à l’heure qu’il est sur les entités, les compétences comme sur les métropoles, sur tout ce qui relève d’une gouvernance nécessairement complexe fait pourtant problème parce qu’il porte justement sur le gouvernement des villes et sur les questions de démocratie urbaine qui y sont liées. Parler d’une reconfiguration des territoires n’est pas qu’une affaire de Meccano mais la condition d’une mise en forme démocratique de pratiques territoriales en mutation qui produisent des inégalités de tous ordres.
Tel est le premier point de désaccord avec les adeptes de la complexité qui pensent que le mieux est de ne toucher à rien, de laisser les choses se faire sur le plan des collectivités, de faire confiance aux élus (!) et de faire en sorte que les territoires et les compétences s’entremêlent (une vision technocratique heureuse qui oublie les ressorts politiques et électoraux de la représentation). Et pour cause : reconfigurer les territoires est une question hautement politique et pas seulement l’expression d’une volonté de maîtriser les territoires dans le cadre de la démocratie de partis.
Mais il y a un deuxième point de désaccord : portant aussi sur la démocratique électorale, il invite à élire les représentants des intercommunalités au suffrage universel. Si la démocratie politique va mal, c’est que les représentants « représentent » mal à toutes les échelles alors que la représentation passe par les territoires et la métropolisation. Alors que consultants, urbanistes et politiques vantent les vertus de la mosaïque territoriale et de l’expérimentation, on est en droit de souligner que les réformes envisagées ne s’inquiètent guère d’un déficit démocratique qui n’affecte pas la seule démocratie politique mais aussi la démocratie urbaine. C’est aller un peu vite en besogne et passer les impératifs de la démocratie urbaine par pertes et profits. N’est-ce pas aux politiques, aux représentants des collectivités, d’imaginer une démocratie urbaine digne de ce nom ? Commet imaginer de valoriser les « intercos » au détriment de la commune sans appeler au suffrage direct des élus dans ces mêmes « intercos » ? Pour Vincent Feltesse, président de la communauté urbaine de Bordeaux et député de la Gironde, trois garde-fous sont indispensables. Tout d’abord ces constructions doivent avoir une légitimité démocratique et ne pas être imposées aux habitants, la fusion envisagée entre le Grand Lyon et le département du Rhône n’étant pas exemplaire de ce point de vue. Il faut ensuite inverser la tendance à la clubbisation et empêcher que les intercommunalités se développent sur un mode uniquement défensif en périphérie des métropoles. Enfin, conséquence de ce qui précède, ces montages institutionnels ne sont tolérables qu’à condition que leurs effets inégalitaires soir compensées par des peréquations repensées. Sur le plan de la participation démocratique et des modes de scrutin, Vincent Feltesse précise ses options : introduction du suffrage universel dans les intercommunalités, parité dans les exécutifs intercommunaux, renforcement des Conseils de développement et de la participation citoyenne. Comme quoi on peut ne pas toucher à l‘édifice institutionnel et faire preuve d’exigence démocratique. Les scénarios indiqués ici, qui ne préjugent en rien de l’état final de la loi mais indiquent des attitudes diversifiées, oscillent entre des conceptions de la gouvernance ne se préoccupant guère de la représentation démocratique et des visions des territoires qui se veulent citoyennes même si elles ne remettent pas en cause « le dessin de la France des territoires4 ». Sans jouer sur les mots, le dessin est un dessein, Dieu sait si notre pays a besoin d’un dessein et pas uniquement de réparateurs de pièces de Meccano…
1 Marylise Lebranchu, ministre de la Réforme de l’État, et Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée à la Décentralisation, en ont la charge.
2 Voir la mise au point de Philippe Subra, « Pourquoi la région a perdu la gouvernance du Grand Paris », le Monde.fr, 14 mars 2013. Il est l’auteur du Grand Paris. Géopolitique d’une ville mondiale, Paris, Armand Colin, 2012.
3 Daniel Béhar, dans Alternatives économiques, février 2013.
4 Vincent Feltesse, « Gouverner les territoires à l’ère métropolitaine », Esprit, « Tous périurbains ! », mars-avril 2013.
Références
Pour consulter le PDF du du numéro 1 de la revue Tous Urbains
En savoir plus
Pour des informations complémentaires sur les conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement
Pour en savoir plus sur le Grand Lyon
Consultez la page du syndicat Paris Métropole
Le site de l’ANRU
Pour des informations complémentaires sur les CTAP
La métropole de Nice