Les coopératives d’habitants, le retour de l’habitat dans le champ du politique (et réciproquement)

Yves MAURY, 2012

Collection Passerelle

Après sa mise en retrait volontaire au nom du néolibéralisme au début des années 1980, l’impuissance du politique, face à « l’insouciante activité du marché semble consacrée1 ». Confirmant l’analyse de K. Polanyi2, la sphère immobilière s’est « désencastrée » de la cité, qui en a perdu le contrôle. Et ce, au détriment de la fonction vitale et universelle d’un droit à habiter, prié de s’effacer derrière la somme des intérêts privés. Alors faut–il se résoudre à l’impuissance du politique ? Ou à sa mise en retrait volontaire ? Ce qui au final, revient au même. Face au « discours de pouvoir » des tenants de la société de marché, que nous disent les coopératives d’habitants ? Petits outils non spéculatifs, fondés sur des démarches d’entraide mutuelle entre les coopérateurs, mécaniques sociales de haute précision destinées à produire prioritairement du logement abordable au profit de populations qui en sont exclues, réactives d’un continent à l’autre à de multiples situations sociales et urbaines, tout en demeurant à ce jour absentes des statistiques officielles, car œuvrant dans les « marges infra urbaines », de quelle utopie créatrice sont-elles porteuses ?

Les études de cas sur lesquels nous avons pu travailler3 montrent que des populations fragilisées par le marché sont en mesure de s’auto-organiser, de produire des biens (ici des logements abordables) et de la valeur, que ni les firmes (le marché), ni les agences centrales (l’État), ne sont en mesure de générer (Ostrom, 2010). Y compris dans des registres tels que la confiance en soi, la confiance dans les autres, l’entraide mutuelle, en lieu et place de la norme de concurrence libre et non faussée, et de ses avatars. Autant de ressources qui n’ont d’ailleurs, strictement aucune valeur dans l’économie financiarisée. De ce point de vue, les coopératives d’habitants opèrent un indispensable travail « d’administration de la preuve » (Durkheim). Plus précisément, elles enclenchent un travail de renouvellement des transactions sociales. Et ce faisant, elles exercent une mise en tension du politique. Il apparaît ici que cinq principes d’action commune sont identifiables et assurent une cohérence d’ensemble à ce « modèle » coopératif. D’une façon plus générale, à travers les coopératives d’habitants, c’est bien du réencastrement de la sphère immobilière dans la cité, dont il est question.

La capacité de mobilisation et d’auto-organisation des habitants coopérateurs

Les coopératives d’habitants sont composées de populations qui vivent par elles-mêmes des formes aigues d’exclusion et de disqualification sociale4 : classes moyennes déclassées (à Rome), jeunes en errance sociale (Londres), travailleurs immigrés (Italie).

Le contexte en Italie

Les principales caractéristiques du logement populaire italien dans les années 1990 sont :

  • Transfert de compétence vers les régions par le premier gouvernement Berlusconi, désengagement total de l’État central italien, suppression du GESCAL [[Gestion Casa per Lavatore, Organisme paritaire de financement du logement public, créé en 1945 et supprimé en 1996 par la « coalition de l’Olivier » (centre gauche), Maury, 2006b.]].

  • Vente du patrimoine social immobilier public par un groupe financier international et expulsions locatives par milliers.

A Rome, les coopératives d’autorecupero (auto-récupération résidentielle de bâtiments publics vacants) tirent leurs racines du mouvement de squatteurs, très actif pendant les années 1980 (Florence, Rome, Turin, Milan). Le travail de normalisation ex post d’anciens squats et d’occupations illégales de bâtiments publics laissés à l’abandon, intervient à partir de la loi régionale Lazio (Latium) de 1998, qui légalise le mouvement des coopératives d’habitants.

Or, il apparaît que ces populations disqualifiées, commencent par refuser tout à la fois, les conditions d’existence, mais aussi les logiques d’assistanat qui leur sont imposées par la société. Ces populations que l’on qualifierait « d’indignées » aujourd’hui, sont soutenues par des structures militantes et des associations de défense du droit au logement. Elles se mobilisent au sein de petites communautés humaines et « organisent sur une base citoyenne, locale et autonome, des ensembles d’habitation […] contrôlés démocratiquement par les résidents ». Populations « indignées » donc, mais aussi auto-organisées. En d’autres termes, les habitants se coalisent pour fonder un projet coopératif, démontrant ainsi leurs capacités d’auto-organisation, dans un contexte de rareté des ressources (Ostrom, 2010). Ce faisant, les « appropriateurs rationnels » (Ostrom, 2010) que sont les coopérateurs revisitent la question du « capital social», entendu au sens où des groupes d’individus décident « d’agir ensemble et de s’auto-organiser pour répondre collectivement à un besoin clairement identifié » : ici, produire du logement abordable, c’est-à-dire accessible aux « gens de peu ». Ainsi que l’analyse J. Rawls, pour qu’une « société soit considérée comme un système équitable de coopération entre des citoyens tenus pour libres et égaux [….] les institutions doivent dès le départ placer entre les mains des citoyens et non pas seulement de quelques-uns, des moyens productifs suffisants pour qu’ils soient des membres pleinement coopérants sur une base d’égalité5 » . Pour ce faire, ne pas considérer les habitants comme un obstacle ou une variable d’ajustement apparaît comme un préalable indispensable.

En Italie (Rome)

Une illustration spectaculaire du passage de l’immobilier spéculatif au droit à habiter vient d’une loi régionale du Lazio (Rome), votée en 1998. Quelques militants de l’Unione Inquilini (Union de locataires, UI), engagés dans la défense du droit effectif au logement, rejoignent la liste centre gauche aux élections régionales. Cette coalition obtient la majorité au sein de l’assemblée régionale. Les nouveaux élus issus de l’UI font voter (à l’unanimité) la première loi sur l’auto-récupération résidentielle (Autorecupero a fini rezidenziale). L’article premier est essentiel, car il légalise l’occupation par des coopératives de bâtiments publics vacants. La loi régionale place les propriétaires publics face à leurs responsabilités : entretenir son patrimoine immobilier, en produire l’inventaire, pointer les « délaissés » et les friches urbaines. Sinon, les occupations résidentielles non désirées, mais désormais légales, risquent de se multiplier.

En Ecosse

En Ecosse dès 2001, le Community Land Fund (CLT), a été doté de 15 millions de livres destinées à fournir une assistance technique et financière aux initiatives communautaires locales. Lors d’une vente, les CLT investissent 6 % de la valeur du foncier à acquérir, tandis que le CLT, procède aux apports complémentaires (prêts et de subventions). Depuis 2003, la réforme foncière écossaise (The Land Reform Act) confère un important droit de préemption foncière aux CLT. Condition : démontrer « l’intérêt public » qu’elles ont à acquérir un foncier mis à la vente, au bénéfice d’une communauté prête à s’installer.

Les nouvelles frontières du droit : de l’immobilier marchand au droit à habiter

Le second principe d’action qui fonde les coopératives d’habitants tient à la conception même de l’habitat qu’en ont ses promoteurs. On quitte ici la sphère de l’immobilier marchand et sa logique spéculative, pour entrer dans le registre du droit à habiter. De nouvelles formes d’exclusion sociale imposent de nouvelles frontières du droit et leur déplacement. Opère ici le choix d’une mise à distance volontaire de l’immobilier, en tant que bien monnayable porteur d’une valeur financière et le retour à un usage de l’habitat, perçu comme droit fondamental et légitime, dont tout individu est porteur.

Dans le modèle coopératif, le travail effectué directement par les habitants permet de supprimer (en tout ou partie) trois postes essentiels du modèle marchand : profit du marché, frais d’entreprise, coût technique de la main d’œuvre. Il en résulte une réduction des coûts de construction qui se situent entre 40 % et 50 %.

Lors d’un chantier d’habitat coopératif, l’intervention ponctuelle et ajustée d’entreprises extérieures, n’est toutefois ni exclue, ni interdite a priori. D’une part, les propriétaires de bâtiments publics font appel aux entreprises de leur choix, pour satisfaire à leurs obligations de rénovation résidentielle des parties communes (cas de « l’autorecupero » à Rome). D’autre part, les ONG qui assurent l’accompagnement technique des chantiers coopératifs, font appel aux entreprises du secteur privé à des moments clés du chantier et plus précisément au regard des évolutions de la « courbe de l’enthousiasme » des coopérateurs. Enfin, ces pratiques coopératives agrègent à la valeur comptable, financière d’un bien immobilier, les ressources issues de la « sociabilité primaire » (Mauss) et la valeur qui en découle. Elles inventent un hybride comptable, où coexistent valeur financière et ressources telles que la confiance en soi, la confiance dans les autres, l’entraide mutuelle, le partage, la loyauté entre les individus…

La réunification (même partielle) de la figure de l’habitant et du constructeur

Dans ce travail de réencastrement de l’habitat populaire dans le champ du politique et d’assignation de la sphère immobilière à une place dominée dans la société, vient s’ajuster un troisième principe. Il tient dans l’intrusion d’un acteur qui se situe au cœur même de la chaine de production immobilière. Cet acteur n’est pas nouveau. Il est simplement repositionné. Cet acteur, ce sont les habitants eux-mêmes. Plus précisément, la relation à l’acte de construction (ou de rénovation) d’un bien immobilier est ici reconfigurée sous l’effet de la réunification (partielle ou totale) de l’habitant et du constructeur. Dès lors, face à la spirale inflationniste des coûts immobiliers à l’œuvre dans le modèle de la cité néolibérale, les coopératives d’habitants enclenchent une rupture nette dans le processus généralisé de spéculation et de rente immobilière. Des gisements de rente immobilière se tarissent ; certains intermédiaires disparaissent. A l’inverse, d’autres acteurs qui interviennent notamment sur le registre du suivi et de la formation technique préalable des communautés de coopérateurs, émergent ou voient leur rôle se transformer (les architectes par exemple, qui sont conduits à intervenir durant les phases de formation technique des coopérateurs, les services techniques municipaux, etc.)

La finance éthique

Tout en mobilisant leurs forces propres, issues pour l’essentiel du projet coopératif qui fonde leur démarche (mobilisation du capital social), les coopératives d’habitants (et CLT) sont confrontées à la question du « capital réel » ou financier. Tout projet coopératif immobilier, même sur le mode de l’auto-construction ou de l’auto-récupération résidentielles, nécessite le recours à l’emprunt de capitaux pour l’acquisition du foncier (dans le cas d’une construction neuve), l’achat de matériaux et d’outillages, la souscription à des assurances contre le risque d’accident, le paiement d’honoraires à des architectes, etc. En réponse, l’économie coopérative cherche à tisser de nouvelles relations entre les populations insolvables et les établissements bancaires qui relèvent de la finance éthique ou solidaire. En s’adossant aux établissements bancaires qui relèvent de l’économie éthique, les coopératives d’habitants italiennes ou écossaises ont recours à des fonds de garantie municipaux ou régionaux, ainsi qu’aux services de banques éthiques (la Banca etica en Italie). Ces établissements bancaires dont la création, pour certains, remonte au XIXe siècle, œuvrent à contre-courant de la logique financière dominante : le client coopérateur ne commence à rembourser son prêt qu’à partir du moment où l’immeuble a été (auto)construit ou (auto)réhabilité. Ce qui signifie que la banque éthique prend à sa charge le préfinancement durant le délai nécessaire à la réalisation de l’opération immobilière. En second lieu, les taux d’intérêt (fixes) des prêts et les plans d’amortissement sont ajustés aux revenus (très modestes) des coopérateurs.

Coopératives d’habitants et régulation publique locale

Dernier principe de ce modèle coopératif en action, les coopératives d’habitants s’adossent à des formes clairement identifiées de régulation publique locale. Contrairement aux marchés financiarisés, l’économie coopérative ne se situe pas à l’extérieur de la cité. Et les collectivités publiques (notamment à l’échelle locale) constituent de ce point de vue, un acteur incontournable.

Les relations établies entre mouvements coopératifs et collectivités locales connaissent des enjeux de pouvoir. Ce dernier se distribue selon les modalités d’une coopération antagoniste. Cette dimension est significative pour les coopératives italiennes d’autorecupero, issues des anciens mouvements de squatters. Le rapport de forces évolue et, varie en intensité, selon les accommodements qui sont (ou non) trouvés entre élus, habitants mobilisés et mouvements coopératifs.

Dans certains cas et en réponse au vide étatique observé (Italie), des mouvements de défense du droit au logement se sont mobilisés, afin de redonner du sens à la notion abstraite de « droit au logement ». Les collectivités territoriales ne sont intervenues que dans un second temps (à Rome par exemple), pour légitimer ces pratiques contestataires.

Ailleurs, des collectivités territoriales (régions, villes), elles-mêmes en relation étroite avec des réseaux associatifs militants et des ONG spécialisées, ont repris l’initiative et pris part à cet intense travail de réinvention sociale : coopératives d’auto-construction en Italie, Ecosse, etc. Les collectivités locales concernées et leurs services techniques sont ainsi interpellés pour changer leur « vision du monde » et transformer leurs méthodes de travail.

Dans des villes italiennes (Rome, Turin, Milan, Peruggia, Ravenne), on observe une transformation du rôle des services techniques municipaux dans leurs relations aux coopérateurs. D’un rôle classique d’instructeur ex ante du permis de construire, puis de vérificateur de la conformité des travaux ex post, ils deviennent le service en charge du suivi d’un continuum à la fois immobilier, financier et humain. La relation entre propriétaires et locataires se transforme. Asymétrique dans une économie de marché, cette relation change de nature avec la coopérative d’habitants : elle devient un acteur collectif qui s’adresse à un propriétaire public (ou privé). La forte dimension multiethnique dans certaines coopératives d’auto-construction exige aussi des responsables politiques une implication et un travail politique à destination des populations locales. L’enjeu est la capacité des décideurs locaux à réguler les réactions des sociétés locales, y compris hostiles, à l’occasion du dépassement du réflexe NIMBYiste6.

Conclusion

Au final, les coopératives d’habitants sont-elles en capacité d’enclencher un travail de renouvellement des transactions sociales et d’exercer une mise en tension du politique permettant d’envisager le réencastrement de l’habitat en son sein ? En réponse, il s’agit à la fois d’éviter de tomber dans le manichéisme, la simplification outrancière et la douce utopie.

Face à l’engouement suscité par la réussite de leur entreprise coopérative entamée en 1844, les pionniers de Rochdale, tisseurs de l’industrie du coton de la banlieue de Manchester, n’étaient pas dupes : « Il ne faut pas s’y tromper » (disaient-ils), « nombre d’établissements en Angleterre, comme partout, prennent aujourd’hui le nom de coopératives, sans le mériter en aucune façon ». En d’autres termes, il ne suffit pas d’afficher « coopérative » au fronton d’un bâtiment pour prétendre éradiquer toute forme de conflit inhérent aux transactions sociales, la spéculation et réguler des intérêts par nature antagonistes. Dans le même temps, les coopératives d’habitants opèrent à la manière d’un contre-pouvoir. Elles nous donnent à voir un mode fructueux de mobilisation et de production de tout un ensemble de valeurs définanciarisées7, « de ressources communes auto-organisées et autogouvernés, en situation de forte incertitude » (E. Ostrom). De la même façon, elles remettent en question « la présomption que les individus ne savent pas s’organiser eux-mêmes et auront toujours besoin d’être organisés par des autorités externes8 », soit par les firmes (le marché), soit par les agences gouvernementales (l’État). A cet effet, elles établissent des « normes comportementales partagées9 », qui permettent d’inverser avec succès, la logique de spéculation et de rente immobilière. Les coopératives d’habitants apparaissent comme des « arrangements coopératifs », producteurs de normes relatives ; relatives non pas dans la qualité des résultats obtenus, mais dans leurs modes de fabrique. La « République des coopératives », utopie politique imaginée par Charles Gide à la fin du XIXe siècle, reste encore à mettre en pratique. Pour autant, il nous semble que les coopératives d’habitants – en tant que petites mécaniques sociales de haute précision – à leur mesure – c’est-à-dire en redonnant toute leur dignité à des populations mises hors-jeu par la logique de marché et la spéculation immobilière, peuvent y contribuer.

1 David Bollier. 2003. « Rediscovering our Common wealth. » Oregon Humanities.

2 Karl Polanyi. 1944. « La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps ». Edition Gallimard, 1983.

3 Ouvrage collectif sous la direction de Yann Maury, Les coopératives d’habitants. Méthodes, Pratiques et Formes d’un autre habitat populaire, 406 pages, Edition Bruylant, 2011.

4 Disqualifier, de l’anglais « disqualify ». L’image renvoie par exemple dans le contexte d’une épreuve sportive, à l’élimination définitive et irrémédiable d’un concurrent, en raison d’une faute grave (dopage, tricherie…).

5 Gestion Casa per Lavatore, Organisme paritaire de financement du logement public, créé en 1945 et supprimé en 1996 par la « coalition de l’Olivier » (centre gauche), Maury, 2006b.

6 J. Rawls, La justice comme équité, Edition La découverte, 2003, p.193.

7 “Not In My Backyard” : Pas dans ma cour.

8 A.Orléans, Il faut définanciariser l’économie, Le Monde du 06.12.2011.

9 Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs, Edition De boeck, 2010, p.39.

10 Idem, p.50.

Références

  • Laville J–L., Cattani A.D (2006), Dictionnaire de l’autre économie, Gallimard, coll. Folio actuel, Paris.

  • Le Crosnier Hervé., « Le prix Nobel à Elinor Ostrom : une bonne nouvelle pour la théorie des biens communs », in Alternatives économiques (octobre 2009).

  • Maury Y., (dir),Les coopératives d’habitants. Méthodes, pratiques et formes d’un autre habitat populaire, Edition Bruylant, Bruxelles. (Seconde édition), (2011)

  • Ostrom E., Gouvernance des biens communs, Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles, De Boeck, 2010.

  • Polanyi K., La grande transformation. Gallimard. Paris (2009).

  • Rawls J., La justice comme équité, une reformulation de « théorie de la justice », Edition La Découverte, Paris (2003).

Avec le soutien de la région Rhône Alpes, de l’agence d’urbanisme du Grand Lyon, des grands ateliers de l’Isle d’Abeau et de la direction de la formation continue de l’ENTPE, ont été réalisés en 2011 et 2012 trois films documentaires sur l’habitat coopératif en Europe. (Barcelone, Rome et Londres).

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