Apaiser les vitesses, modifier les comportements dans l’espace public

Nacima Baron, 2014

La ville est un lieu d’attentes et d’injonctions contradictoires. D’un côté, chacun (sauf peut-être les riverains) aime vivre une ville dense, animée, vibrante, festive, … Cette idée plaît en tout cas aux autorités urbaines engagées dans une course à l’attractivité économique et touristique, dans une bataille de l’image, et qui pour cela souhaitent attirer des « classes créatives » (au sens de l’auteur américain Richard Florida, qui associe la croissance actuelle des métropoles avec la présence de couches sociales spécifiques comme les artistes, les ingénieurs, les universitaires, les journalistes et les professionnels de la finance). Ces villes favorisent la rapidité des connections, l’ubiquité des événements (et des citadins), la diversité des rythmes urbains (avec des quartiers animés à toute heure). D’un autre côté, et cela n’est pas contradictoire, notre société est traversée par un mouvement de ralentissement général. D’abord, le vieillissement de la population dans tous les pays avancés modifie les modes de vie et les styles de vie, ainsi que les manières de vivre la ville et l’espace public. En outre, la rapidité des circulations n’est plus une norme, ni dans le domaine ferroviaire, où, pour la première fois en 2013, l’État est revenu sur un programme ambitieux (et extrêmement coûteux) de Trains à grande vitesse. A peu près au même moment, de nombreuses autorités urbaines tentent créer ou d’étendre des zones à circulation apaisée, et l’État légifère pour réduire les vitesses routières. Ralentir les flux possède de nombreux avantages. Cela limite en général la pollution et le bruit, cela favorise la sécurité des personnes vulnérables (en effet il est avéré qu’une diminution de la vitesse se traduit par une baisse du nombre d’accidents) et cela crée des ambiances urbaines plus favorables aux modes actifs. L’objectif de cette fiche est de montrer qu’il existe des mesures concrètes autour du ralentissement de la circulation dans les villes, mais que ces actions sont encore partielles. En effet, pour être véritablement efficaces, celles-ci doivent dépasser la notion de contrainte et s’appuyer sur un changement des comportements dans l’espace public, l’enjeu véritable étant d’offrir des « ambiances de tranquillité » sur tous les territoires.

1. Les politiques de ralentissement des circulations motorisées

Il faut tempérer l’idée selon laquelle l’introduction de la voiture a permis d’accélérer fortement les flux. En ville c’est faux : la voiture n’est pas très rapide dans les tissus urbains denses. En dessous d’un trajet de l’ordre de 3 kilomètres (c’est-à-dire pour presque deux tiers des déplacements urbains), les modes actifs sont souvent plus efficaces en termes de temps et de vitesse moyenne, notamment s’ils font l’objet d’aménagement de la voirie adéquats (voir Le design de la voirie et de l’espace public pour tous les modes). Ce différentiel est maximal en centre-ville, et à l’heure de pointe. Ainsi, à Paris, la vitesse moyenne d’une voiture intra-muros était de 17,3km/h en 2007 (source Préfecture de Police), et sur les axes principaux entre 40 ou 45 kilomètres par heure. Pour le vélo, la vitesse moyenne varie fortement suivant l’expérience et la condition physique du cycliste, mais « sans forcer », un cycliste avoisine 15 à 20 km/h » (Papon, 2002).

Il est certain que les principes de construction viaire et plus largement l’urbanisme de l’époque moderniste, fasciné par la vitesse, a produit des erreurs. A l’époque pompidolienne, l’augmentation des vitesses pour les voitures s’est traduite par une baisse des vitesses moyennes des piétons et des cyclistes, du fait des coupures et de la séparation des circulations. L’accessibilité accrue et les gains de temps dont ont bénéficié aux automobilistes (qui, grâce aux autoroutes urbaines, quittaient plus facilement les centres urbains pour rejoindre le réseau routier interurbain) s’est traduite par une perte en matière d’accessibilité rapprochée (c’est-à-dire intra-urbaine) pour les usagers non motorisés. Conscientes de ces limites, depuis une quinzaine d’années, de nombreuses villes européennes adoptent des plans de modération des vitesses communaux ou même intercommunaux, comme c’est le cas de Nantes métropole qui consistent à délimiter par exemple des zones 30 ou des zones dites de rencontre. Dans les premières, on modère le trafic et la vitesse, afin d’accueillir les modes actifs de manière privilégiée. Les voitures roulent à trente kilomètres à l’heure au maximum, les piétons ne sont pas prioritaires (mais plus ils sont nombreux, plus ils s’imposent et obligent les usagers motorisés à être vigilants), le nombre de feux de carrefour et de passages piéton est limité au maximum. Souvent, des ralentisseurs et une signalisation verticales (panneaux) ou horizontale (marquages de peinture, changement de couleur du revêtement,…) avertissent les automobilistes à l’entrée et à la sortie de ce type de zone. Dans les zones de rencontre, les usagers non motorisés ont encore plus de droits : le piéton a le droit de marcher sur la chaussée, il s’écarte quand une voiture arrive et l’automobiliste est limité à 20 kilomètres par heure. Dans certaines villes, les trottoirs sont même supprimés dans les zones de rencontre (ce n’est pas le cas à Paris, où ils gardent des fonctions de protection pour des personnes vulnérables, nous confie le responsable de la Voirie et des Déplacements qui a porté ce programme de zones apaisées appelé « La rue en partage ».

Beaucoup de ces aménagements, en France et notamment à Paris, ont été réalisés assez récemment, et ont suscité des réactions diversifiées. La première critique est celle de leur relative inefficacité. Il est vrai qu’à Paris, avec un à deux ans de recul, les vitesses moyennes des véhicules observées dans les quartiers passés en zone 30 n’ont pas été modifiées, alors même que ces aménagements ont été parfois coûteux (il a fallu installer des coussins berlinois, des chicanes…). Une deuxième critique porte sur les effets environnementaux et acoustiques. Ainsi l’implantation de mesures d’apaisement fait généralement diminuer le bruit maximal des voitures, ce qui est positif, mais augmente la nuisance des gros véhicules (camions, véhicules de nettoyage urbain, de livraison). En outre, jusqu’à 30 km/h, les véhicules, du fait de leur motorisation, du rapport de la boîte de vitesse, sont assez polluants. Les effets d’une zone trente ou d’une zone de rencontre sur la quantité de contaminants atmosphériques et sur la qualité de l’air ambiant sont donc négatifs. Enfin, dans les conditions actuelles du parc de véhicules à moteur, une faible vitesse multiplie la consommation de carburant. Les constructeurs automobiles doivent donc optimiser la technologie et aller vers le downsizing, c’est-à-dire la construction de petites voitures urbaines avec un couple à bas régime très bon et une puissance de moteur moyenne. Enfin, et ici on touche aux comportements humains, le succès des zones trente passe par la modification des comportements et des habitudes de conduite des automobilistes, qui doivent adopter un style de conduite moins pressé, moins stressé, moins agressif. Toutes les innovations réalisées en matière de motorisation et de design automobile reposent donc une nouvelle culture de la conduite.

2. Du ralentissement à la tranquillisation de l’espace urbain : un apprentissage collectif

L’apaisement des vitesses n’est pas seulement une question d’aménagement viaire ou de régulation mais repose sur un apprentissage culturel, et implique une modification des comportements. Les ingénieurs se tournent vers des bonnes pratiques observées dans des pays étrangers, comme c’est le cas des villes allemandes où les Verkehrsberuhigter Bereich (« Domaine à circulation apaisée ») ralentissent les automobiles non seulement avec des aménagements de voirie réduisant la capacité routière (réduction du nombre de voies) mais avec des aménagements modifiant la connectivité du réseau routier (par exemple des terre-plein), auxquels s’ajoutent une forte taxation des parkings et un design urbain orienté vers les gens et non vers les voitures. Au Québec également, le concept d’apaisement de la circulation fait référence aux mesures d’ingénierie (dos d’âne allongés, saillies de trottoir, etc.) qui soit se concentrent sur des points noirs (des points précis et isolés du réseau routier) soit sur des secteurs de plusieurs rues. L’enjeu véritable est de favoriser la conduite apaisée non seulement dans des zones ponctuelles, mais sur des vastes secteurs urbains, en forçant l’automobiliste non pas à accélérer, puis ralentir, puis à ré-accélérer, mais à adopter des vitesses constantes faibles. C’est en effet une diminution des variations de vitesse qui permet de réduire simultanément le nombre de collisions, les émissions atmosphériques et le bruit des véhicules, et qui est aussi susceptible de favoriser les transports actifs, dans la mesure où cela améliore la sécurité perçue par tous les usagers.

3. Reconquérir la rue, le trottoir, l’espace public

L’effet des stratégies d’apaisement sur les déplacements actifs est en dernière analyse tributaire des décisions des usagers, qui, chacun à l’échelon individuel et au sein de structures collectives (associations de voisinage), peuvent tirer (ou non) parti des zones trente ou des zones de rencontre pour reconquérir (ou non) les rues et réactiver (ou non) l’espace public. Si les habitants sont associés aux mesures prises dans leur quartier, s’ils s’emparent réellement des aménagements qui leur sont alors offerts (voies cyclables, promenades piétonnes, aires de jeux, bancs, …), pour changer leurs modes de vie et adopter plus souvent les modes actifs, alors les zones trente et les zones de rencontre remplissent leurs objectifs. Mais les choix des riverains, des résidents et des usagers non résidents (les touristes) qui bénéficient de ces aménagement sont influencés par des perceptions à l’égard de la sécurité, de l’agrément (esthétisme, qualité de l’air et bruit ambiant), par une évaluation subjective de l’efficience réelle des aménagements proposés (par exemple la qualité de desserte d’une piste cyclable pour effectuer un trajet utilitaire en transport actif), et, enfin par des considérations plus culturelles et anthropologiques. Le fait de considérer la rue et l’espace public comme un domaine que l’on peut valoriser collectivement et rendre « habitable » et désirable, dans lequel on peut laisser des enfants en sécurité, n’est pas partagé par tous. La rue garde pour certains une symbolique négative, toute comme le trottoir, et, malgré les injonctions généreuses au « vivre ensemble », le fait de se rapprocher ou de communiquer avec des personnes que l’on ne connaît pas, ou qui sont visiblement différentes, sinon marginales n’est pas facile. Aussi, les zones trente ou zones de rencontre peuvent-elles ne pas bien fonctionner autant pour des raisons d’anomie urbaine que pour des raisons techniques, ce dont les urbanistes sont conscients. Sur les places, les quais, les promenades, une nouvelle vague de mobiliers urbains (bancs très dessinés, chaises longues, petites tables, équipements ludiques, fontaines, etc.) invite explicitement le piéton à s’attarder dans l’espace public, à l’occuper non seulement dans la mobilité, mais dans une sorte d’occupation éphémère. L’idée est que non seulement l’expérience de mobilité, mais l’expérience de l’urbanité au sens large progresse en qualité et en convivialité.

Ainsi, l’apaisement des vitesses automobiles a d’autant plus d’impact qu’il est mis en œuvre à des échelles géographiques plus larges, (c’est-à-dire dans des réseaux viaires comprenant plus d’une rue), et qu’il accompagne un partage de la voirie, un urbanisme de la proximité, et qu’il vise des objectifs plus ou moins englobants (non seulement la sécurité routière, mais aussi l’amélioration du milieu de vie des citadins).

Références

  • Papon F. (2002) « La marche et le vélo : quels bilans économiques pour l’individu et la collectivité ? » Transports, 3 parties, n° 412, 413 et 414.

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