Exclusivisme local et métropolisation
Eric Charmes, octobre 2015
L’exclusivisme local, la recherche de l’entre-soi et les égoïsmes communaux sont généralement compris comme des formes de repli. Ces attitudes sont mises en avant pour déplorer une forme de balkanisation des métropoles, et leur fragmentation en une myriade de communautés repliées sur elles-mêmes. La réalité est beaucoup plus complexe. Ainsi, loin de s’opposer à la métropolisation, la clubbisation lui est entièrement chevillée. On peut même considérer qu’elle est l’une de ses facettes.
En tout cas, l’apparition de clubs résidentiels privés tels que les gated communities est étroitement liée aux mobilités résidentielles et quotidiennes. Ainsi, c’est précisément parce que les citadins passent l’essentiel de leur temps ailleurs que dans leur quartier et parce qu’ils ne font pas, ou plus, communauté avec leurs voisins, que les gated communities connaissent un tel succès. Autrefois, dans les quartiers vivants, où les liens locaux étaient nombreux et forts, il existait ce que Jane Jacobs a appelé les « yeux de la rue » et chacun, commerçant, passant, riverain, participait à une surveillance collective. Dans un tel contexte, les habitants ressentaient peu le besoin de recourir à des dispositifs techniques ou à du personnel spécialisé pour contrôler les comportements. Mais, dans les espaces résidentiels contemporains, où la norme est de ne pas se mêler des affaires des autres (voir La vie de voisinage ou la « cordiale ignorance ») et où le voisin est rarement un ami, un collègue ou un parent, les habitants ne souhaitent pas s’impliquer dans le contrôle des espaces collectifs et préfèrent déléguer cette tâche à des prestataires extérieurs ou à des dispositifs techniques. De ce point de vue, on doit comprendre le développement des gated communities non pas comme l’affirmation d’un repli communautaire, mais exactement comme le contraire, c’est-à-dire comme la conséquence de l’affaiblissement des liens communautaires locaux, ce que Philippe Robert (2000) appelle l’érosion de la « socialité vicinale », érosion qui résulte principalement de l’importance des mobilités résidentielles et quotidiennes.
De même, la clubbisation des communes périurbaines, loin d’être en contradiction avec les mobilités résidentielles et quotidiennes, en est au contraire une expression. La mobilité résidentielle permet le choix du lieu d’habitation (dans la mesure bien sûr des contraintes imposées par les revenus) ce qui favorise l’instauration d’un rapport utilitariste au quartier dès avant l’emménagement. Par ailleurs, la possibilité de déménager et de quitter un quartier permet de ne pas se sentir lié politiquement à ses voisins et de considérer que son destin est relativement indépendant de celui de son quartier. La mobilité quotidienne quant à elle accompagne l’extension des territoires de la vie quotidienne et la réduction de la dépendance au quartier pour l’emploi ou la vie sociale. C’est ainsi que l’environnement local, le quartier, perdent une large part de leur valeur politique. Le développement d’internet et des diverses formes de sociabilité qu’il permet ne fait que renforcer cette dynamique de déconnexion entre les espaces porteurs d’enjeux politiques et les espaces résidentiels. L’espace politique s’efface à l’échelle du quartier et se maintient seulement à des échelles plus larges, celles du bassin de vie, de la région métropolitaine, du pays ou de l’espace transnational.
Références
CHARMES Eric, 2011, Les gated communities : des ghettos de riches ?, La vie des idées, en ligne
JACOBS Jane, 1961, The death and Life of Great American Cities, Random House [traduction en 1991, Déclin et survie des grandes villes américaines, Mardaga]
ROBERT Philippe, 2000, Les territoires du contrôle social, quels changements ?, Déviance et société, vol. 24, n° 3, p. 215-23.