La vie de voisinage ou la « cordiale ignorance »

Eric Charmes, octobre 2015

Dans la littérature scientifique, les relations de voisinage dans le périurbain font l’objet d’appréciations apparemment contradictoires. D’un côté, les espaces pavillonnaires apparaissent comme socialement amorphes ; on considère qu’il ne s’y passe à peu près rien, que les périurbains vivent repliés dans un domicile qu’ils ne quittent qu’au volant de leur voiture. D’un autre côté, l’image du village et de sa vie sociale reste très présente dans les discours des périurbains. Loin de valoriser l’ignorance dans laquelle ils sont supposés tenir leurs voisins, ils mettent en avant la cordialité de leurs relations avec ceux qui habitent autour de leur domicile.

Ces deux visions des choses sont en réalité tronquées : elles opposent deux facettes d’un même phénomène. Il n’y a pas une alternative bien tranchée entre l’ignorance et la cordialité, mais de la « cordiale ignorance » (Charmes, 2005). Cet oxymoron peut paraître étrange, mais sa signification est simple : l’ignorance est la condition de l’ambiance chaleureuse que vantent les périurbains.

Commençons par exposer le côté chaud des relations de voisinages. Aujourd’hui comme à l’ère pionnière du périurbain, la cordialité est fortement valorisée. La norme d’ouverture sur le voisinage est avivée par les critères de choix du périurbain : l’engagement dans la vie périurbaine est en effet fréquemment associé à la quête d’un idéal villageois et à la volonté de fuir l’anonymat des villes. Les représentations comme les pratiques varient grandement d’un individu à l’autre, mais rares sont ceux qui rejettent par principe toute interaction avec leurs voisins.

Cette référence au village contraint les pratiques : elle rend les périurbains plutôt bien disposés à l’égard de leurs voisins et les pousse à faire un pas vers eux. Cela se traduit le plus souvent par des salutations discrètes, sous la forme d’un signe de tête ou d’un geste de la main. Les rapports vont même régulièrement au-delà : surveillance mutuelle de la maison lors des vacances, prêt de quelques outils, réception de colis, etc. Des services plus substantiels sont parfois rendus : accueil des enfants quand ils rentrent de l’école, soutien logistique à l’occasion d’une hospitalisation, etc. Enfin, même si ce n’est pas systématique, la cordialité est régulièrement réactivée et mise en scène par des réunions collectives telles que des repas de rue ou des fêtes de lotissement.

En même temps, cette chaleur est tempérée par l’instauration d’une distance voulue protectrice. La vie sociale des ensembles pavillonnaires n’a rien à voir avec la vie villageoise traditionnelle. Les rapports à autrui sont régulés par ce que Mary Baumgartner a joliment dénommé le « minimalisme moral » (1988). La norme de convivialité est ainsi modulée par une norme de superficialité et de mise à distance de l’autre. La distance adéquate varie suivant les personnes, mais toutes s’accordent à considérer que le bon voisin est un voisin qui sait ne pas être envahissant. Deux raisons motivent cette exigence. Il s’agit en premier lieu de préserver un temps qui devient de plus en plus rare (notamment en raison du développement de la double activité dans les ménages). Un bon voisin est celui qui ne cherche pas systématiquement à engager une conversation avec ceux qui passent devant lui.

Le bon voisinage repose en second lieu sur un engagement limité de l’intimité. Le bon voisin est celui qui sait se montrer discret et qui ne se mêle pas des affaires des autres. En effet, l’engagement personnel s’effectue sous la menace de la mise à jour d’un désaccord. Cette menace est d’autant plus sérieuse qu’on ne choisit pas ses voisins : même si les zones pavillonnaires montrent une certaine homogénéité sociale, les disparités sont réelles. Un accord global semble garanti, mais mieux vaut éviter des relations trop personnelles avec ses voisins pour s’assurer des relations cordiales avec eux. C’est en effet entre proches que les conflits peuvent être les plus virulents. Ainsi, celui qui s’engage inconsidérément dans une relation forte avec des voisins risque des déconvenues. Une relation voulue amicale peut rapidement se transmuer en haine.

Vivre en harmonie avec ses voisins, avoir avec eux des relations cordiales et conviviales, suppose donc que l’échange reste limité à des aspects superficiels de la vie personnelle. La norme d’engagement minimal avec autrui doit alors se comprendre comme un moyen d’avoir des rapports conviviaux (« humains » disent certains) dans un contexte social où la vie est ailleurs que dans le quartier. La mise à distance d’autrui apparaît ainsi comme l’autre face de la norme de convivialité.

Références

BAUMGARTNER, 1988, The Moral Order of a Suburb, Oxford University Press

CHARMES Eric, 2005, La vie périurbaine face à la menace des gated communities, L’Harmattan