Favoriser l’accès de tou·te·s a une alimentation de qualité : vers une action systémique contre la précarité alimentaire

Agir contre la précarité alimentaire en favorisant l’accès de tou·te·s à une alimentation de qualité

septembre 2020

Le Labo de l’économie sociale et solidaire (Labo ESS)

La demande d’aide alimentaire explose en même temps qu’augmente le taux de chômage et que les cantines scolaires ne remplissent plus leur office auprès des enfants de familles à faibles revenus. Bien heureusement un élan de solidarité national a traversé la France. Des groupes d’entraide se sont organisés dans les territoires entre les habitant·e·s, avec des associations, des collectivités locales, des commerçant·e·s, des producteur·rice·s de proximité. Parallèlement, jamais la demande d’alimentation de qualité n’a été aussi importante avec une croissance exponentielle des achats de produits issus du bio et/ou de circuits de proximité. Comment faire converger ces deux France ? Pourquoi la qualité serai-telle réservée aux personnes qui peuvent se le permettre, au détriment de celles qui n’en ont pas les moyens ? Comment procéder pour concilier ce qui semble impossible : accéder à une alimentation de qualité avec de faibles revenus ? Quelles réformes, quelles actions engager pour permettre l’exercice d’un véritable droit à un niveau de vie suffisant pour assurer, dans la dignité, son alimentation ? Quel type d’organisations systémiques favoriser dans les territoires pour apporter des réponses concertées, complémentaires, coopératives et efficaces entre tou·te·s les acteur·rice·s concerné·e·s ? Et comment participer ainsi à cet enjeu majeur qui nous concerne tou·te·s : changer nos habitudes alimentaires pour améliorer notre impact sur l’environnement et sur notre santé ? Cette étude souhaite contribuer à explorer certaines pistes pour éclairer ces questionnements en s’appuyant sur des rencontres de terrain, des interviews et la lecture d’une abondante littérature dont nous n’avons pas fini de faire le tour.

Notre vision d’une action systémique contre la précarité alimentaire

Dessiner une réponse systémique aux précarités alimentaires signifie à la fois :

Nous défendons l’idée que l’enjeu d’un accès universel à une alimentation de qualité est au coeur de cette réponse systémique. Loin d’être utopique, ce projet ambitieux suppose d’agir simultanément à la fois sur les politiques nationales et sur les actions locales, sur les représentations et les modèles autant que sur les modes d’action et d’organisation.

Nous souhaitons participer à la réflexion collective sur le sujet en proposant ici quatre axes d’action pour favoriser l’accès de tou·te·s à une alimentation de qualité :

1/ Replacer l’accès à une alimentation de qualité au coeur d’un projet de transition alimentaire durable et juste.

2/ Inventer des nouveaux modèles d’actions favorisant l’accès à une alimentation de qualité sur les territoires.

3/ Réinventer les politiques locales pour une action territoriale favorisant l’accès à une alimentation de qualité.

4/ Construire une gouvernance pluri-niveaux de l’accès à une alimentation de qualité.

Pour chacun de ces axes sont présentés des exemples d’actions et d’initiatives qui illustrent la force et l’inventivité de celles et ceux qui, au national comme au local, agissent déjà en faveur d’un accès digne et universel à une alimentation de qualité. Comme en témoigne ces exemples, les acteur·rice·s de l’ESS sont au coeur de ces solutions qui puisent dans leur savoir-faire en termes de construction de projets collectifs et inclusifs, de solidarité et d’innovation sociale.

Replacer l’accès à une alimentation de qualité au coeur d’un projet de transition alimentaire durable et juste

Pollutions diverses, dépendance aux énergies fossiles et aux engrais, industrialisation et spécialisation à outrance, appauvrissement des sols et des variétés des productions, menaces pour la biodiversité et la santé de tou·te·s et notamment des agriculteur·rice·s dont une part croissante se trouve plongée dans la précarité, autant de signaux d’un modèle agricole et alimentaire devenu insoutenable. Comme beaucoup d’autres acteur·rice·s engagé·e·s sur le sujet, le Labo de l’ESS appelle à une transition vers un modèle plus durable et plus juste. Plus durable, tant pour nos sociétés que pour notre environnement. Plus juste, tant pour celles et ceux qui, en amont, produisent dans des conditions de plus en plus difficiles 1 que pour celles et ceux qui, en aval, consomment et n’ont pas toujours accès une alimentation de qualité. Lier durabilité et justice est d’autant plus fondamental que ce sont les personnes en situation de précarité qui subiront le plus fortement les effets de la crise écologique à laquelle notre modèle agro-alimentaire contribue largement.

Au coeur de cette transition, cinq leviers : accélérer la transition alimentaire, reconnaître un droit universel à une alimentation de qualité, assurer à tou·te·s un revenu décent, agir en faveur d’une véritable démocratie alimentaire et faire bon usage de la lutte contre le gaspillage.

Accélérer la transition alimentaire vers une agriculture et une alimentation durable

Cette transition doit être une réelle rupture avec le modèle dominant actuel en agissant de façon complémentaire sur l’ensemble du processus alimentaire : production, transformation, distribution, consommation, gestion des déchets alimentaires. En amont, elle doit notamment viser une plus grande autonomie et résilience alimentaire, notre système alimentaire étant aujourd’hui dépendant de flux internationaux et interrégionaux fragiles en cas de chocs écologiques, énergétiques, économiques ou sanitaires. Des métropoles comme Lyon et Paris ne disposent que de quelques jours d’autonomie alimentaire. La spécialisation agricole à l’échelle mondiale n’est pas sans paradoxe : la France est la première exportatrice européenne de céréales mais elle importe massivement des fruits et légumes, au détriment de productions locales.

Les « ProspectivESS » menées par le Labo de l’ESS en 2018 ont permis de dessiner plusieurs axes oeuvrant à cette transition, parmi lesquels : la préservation des terres, le développement de l’agriculture urbaine et périurbaine, l’appui à l’installation de porteur·euse·s de projets en agriculture durable, la création de fonds régionaux pour la transition agricole et alimentaire 2. Elles ont notamment souligné le rôle structurant de l’ESS dans cette transition. L’association Solagro, rassemblant agriculteur·rice·s, chercheur·euse·s et professionnel·le·s, a quant à elle produit en 2016 un scénario de transition agricole et alimentaire détaillé et chiffré intitulé Afterres 2050 3 qui offre un guide riche en réflexions et préconisations.

Parce qu’il·elle·s constituent la base de la chaîne agroalimentaire et se trouvent eux·elles-mêmes souvent en situation de précarité, les agriculteurs ·rice·s se trouvent au coeur de cette transition. Le développement d’une alimentation de qualité ne pourra se faire sans eux ·elles. Au niveau européen, la PAC devrait être réformée pour intégrer les enjeux écologiques et sociaux liés à l’agroalimentaire, notamment concernant la rémunération des producteur·rice·s s’engageant en faveur d’une agriculture de qualité 4. En France, le programme Uniterres, anciennement porté par l’ANDES et ayant aujourd’hui pris fin, dessinait une piste intéressante pour lier développement des circuits courts et lutte contre la précarité alimentaire en facilitant l’approvisionnement des épiceries sociales et solidaires en produits frais accessibles financièrement tout en assurant une juste rémunération des agriculteur·rice·s 5. Dans le même esprit, le projet Accessible porté par la Fédération nationale des CIVAM expérimente de nouvelles formes de partenariats entre agriculteur·rice·s et citoyen·ne·s 6. Les actions citoyennes doivent être soutenues car elles apportent des solutions innovantes et inclusives aux enjeux de la transition écologique et sociale. Les expérimentations de revenu de transition écologique menées par quatre territoires français (Grande-Synthe, la Communauté d’agglomération d’Epinal, l’écosystème coopératif Tera et le PTCE 3 - Eva de la vallée de l’Aude), en partenariat avec la fondation d’utilité publique suisse ZOEIN, sont un moyen de soutenir le développement de ce type d’activités. Ce revenu versé à des personnes physiques menant ou créant ces activités est cofinancé par les territoires et la fondation. En parallèle et en complémentarité du versement de ces revenus, ces projets territoriaux bénéficient d’un dispositif d’accompagnement et doivent créer une coopérative de transition écologique (CTE), par exemple sous forme de Coopérative d’Activités et d’Emploi (CAE), rassemblant divers acteur·rice·s publics ·que·s et privé·e·s du territoire.

Ces expérimentations soulignent le formidable potentiel en termes de création d’activités et d’emplois sur l’ensemble de la chaîne agro-alimentaire (permaculture, maraîchage, transformation des produits, logistique, cuisine, recyclage, etc.).

En aval, cette transition suppose une véritable évolution des comportements alimentaires individuels et collectifs. Une récente étude publiée dans Nature Sustainability et menée conjointement par l’INRAE, l’Inserm, l’Université Sorbonne Paris Nord et SOLAGRO indiquait que les participant·e·s suivant les recommandations du Programme National Nutrition Santé (PNNS 4) réduisent l’impact global de leur alimentation sur l’environnement de 50% par rapport à celles et ceux ne les suivant pas ou peu 7 (diminution de la consommation de viande rouge et de charcuterie, de produits sucrés, apport suffisant mais limité de produits laitiers, limitation des apports d’alcool, augmentation de la consommation d’aliments d’origine végétale, favoriser les aliments issus de l’agriculture biologique).

Ces changements de comportements alimentaires nécessitent un accompagnement tant informatif que pratique (apprentissage et échanges autour de la cuisine par exemple). Ils concernent l’ensemble de la population, tant les personnes en situation de précarité que les autres. L’enjeu est donc d’accompagner ces premières sans pour autant les stigmatiser ou les inscrire dans une logique de contrôle social dont elles seraient cibles.

Reconnaître juridiquement le droit de tou·te·s à une alimentation de qualité

La question de la reconnaissance d’un droit à l’alimentation a fait son apparition dans le débat public du fait de la mobilisation d’une pluralité d’acteur·rice·s du monde de la recherche et du secteur associatif. Il n’existe en effet pas en France de véritable droit reconnu à l’alimentation. Des éléments de ce droit sont pourtant présents dans le droit international 8 et notamment :

Ces textes fournissent un socle minimal pour un droit à l’alimentation, mais à ce jour, il n’existe pas de véritable droit opposable sur lequel pourraient s’appuyer les Françaises et les Français.

Agir contre les inégalités économiques en assurant à tou·te·s un revenu décent

La première barrière d’un accès effectif à une alimentation de qualité demeure la contrainte budgétaire. L’alimentation est en effet devenue la variable d’ajustement du budget des Françaises et Français, ce qu’illustre la diminution de la part de leur consommation qui y est consacrée, passant d’environ 35% en 1960 à 20% en 2014 10. Agir de façon systémique contre la précarité alimentaire suppose donc de dépasser un simple apport supplémentaire en nourriture pour s’attaquer à son fondement : la pauvreté économique.

Pour cela, il est impératif d’assurer à tou·te·s un revenu décent : tout d’abord par le biais d’une activité suffisamment rémunératrice pour subvenir à ses besoins essentiels. Mais de nombreuses personnes n’ont pas accès à un travail du fait de leur situation (étudiant·e·s, personnes en situation de handicap ou en situation d’exclusion sociale par exemple) ou ne disposent pas d’un revenu suffisant (travailleur·euse·s pauvres, bénéficiaires des minima sociaux, etc.). Un filet de sécurité économique doit alors permettre à chacun·e de disposer de quoi se nourrir convenablement. On peut citer deux pistes prometteuses : le revenu de base et la sécurité sociale alimentaire.

Le revenu de base 11

Ce concept englobe un ensemble de propositions diverses dont le dénominateur commun est la distribution d’un revenu à l’ensemble d’une population. Il permettrait d’assurer à tou·te·s un socle minimal de ressource déconnecté de l’emploi. Médiatisée par les élections présidentielles françaises de 2017, cette proposition est revenue à l’ordre du jour dans le contexte de l’épidémie de Covid-19. Elle fait l’objet de nombreux débats :

D’autres expériences existent dans d’autres pays (Finlande et Etats-Unis par exemple). En Californie, une étude menée sur les bénéficiaires d’un revenu de base de 500 € par mois (tou·te·s en dessous du seuil de pauvreté) évaluait à 40% la part de l’alimentation dans l’utilisation de cette somme 14.

Si ces expérimentations et études demeurent souvent trop jeunes et restreintes pour en tirer des conclusions sur l’efficacité du revenu minimum et sur les conditions de son bon fonctionnement, elles ouvrent une piste très intéressante pour agir contre la précarité.

La sécurité sociale de l’alimentation

La proposition de création d’une sécurité sociale de l’alimentation fait, elle aussi, l’objet de nombreux débats. Elle est portée par un collectif d’acteur·rice·s : le groupe « Agriculture et Souveraineté alimentaire » (AgriSTA) de l’association Ingénieurs sans frontières, le Réseau Salariat, les Ami·e·s de la Confédération paysanne et la Confédération paysanne, le Réseau Civam, le Mouvement inter-régional des AMAP (Miramap), le Collectif démocratie alimentaire et l’Ardeur 15.

Telle qu’envisagée par AgriSTA16, la sécurité sociale de l’alimentation consisterait en un revenu de 150 € alloué mensuellement à tou·te·s, par exemple via la carte de sécurité sociale. Ce budget supplémentaire ne pourrait être utilisé que pour acheter des produits conventionnés par des caisses de sécurité sociale intercommunale régies de façon démocratique et inclusive et respectant des règles nationales visant progressivement à exclure du dispositif les entreprises capitalistes (comprendre présentant « un capital extérieur à l’entreprise rémunéré par l’activité au-delà de l’inflation ») et cela à différents niveaux de la chaîne de production (capitaux financiers, semences, outils de production, etc.).

Faisant l’objet d’un travail continu, cette proposition soulève plusieurs interrogations :

Cette proposition reste à étudier et approfondir. Elle a l’intérêt de s’attaquer à l’une des sources fondamentales de la précarité alimentaire, la faiblesse des revenus, tout en intégrant l’action contre la précarité alimentaire dans un dispositif universel (et donc non-stigmatisant) liant directement cet objectif à celui d’une transition de notre économie et de notre système agro-alimentaire vers plus de durabilité.

Démocratie et citoyenneté alimentaire : re-politiser l’alimentation pour favoriser sa ré-appropriation par chacun·e

La notion de démocratie alimentaire émerge dans les années 1990, notamment sous la plume de Tim Lang, professeur de politique alimentaire à l’Université de Londres et ancien paysan. Elle renvoie à une vision exigeante de l’accès à l’alimentation, allant plus loin que sa « démocratisation » économique pour prôner une véritable reprise de pouvoir des citoyen·ne·s sur leur alimentation et le système alimentaire 17.

L’industrialisation de l’alimentation, de sa production à sa distribution, a conduit à ce que les individus n’aient plus réellement prise sur les enjeux alimentaires, si ce n’est par leurs préférences de consommation. Or, la publicité, le marketing, l’organisation des rayons et des produits viennent très largement orienter la consommation, incitant à consommer davantage. C’est tout un système d’influence qui, couplé à l’industrialisation de l’ensemble de la chaîne alimentaire, a contribué à faire de l’alimentation une affaire de consommation et non pas de choix de société.

Cette dépossession est particulièrement forte chez les personnes en situation de précarité alimentaire, du fait de l’addition des nombreuses contraintes auxquelles elles font face et d’un contrôle social accru sur leurs achats. Mobiliser la notion de démocratie alimentaire dans le cadre de l’action contre la précarité alimentaire permet de souligner ce qu’implique la précarité alimentaire en termes politiques : le maintien des personnes en situation de précarité dans une logique de subsistance et de dépendance à une aide alimentaire principalement distributive contribue à les exclure des choix de société qui se jouent actuellement autour de notre système alimentaire et à restreindre leur liberté de citoyen·ne·s.

Si la démocratie alimentaire demeure aujourd’hui un idéal non atteint, des initiatives sur les territoires contribuent à tendre vers cette conception exigeante de l’accessibilité à une alimentation de qualité. Elles facilitent la réappropriation citoyenne de l’alimentation par :

La Louve, premier supermarché coopératif français

Ouverte en 2016 par deux américains inspirés par l’exemple de la Park Slope Food Coop, la Louve est un supermarché coopératif et participatif, c’est-à-dire un supermarché dont l’objectif est de se réapproprier la distribution (notamment alimentaire) tout en favorisant l’accès à une alimentation de qualité et la mixité sociale. Dans ces supermarchés, les client·e·s en sont aussi les propriétaires. Pour y acheter des produits, il·elle·s doivent acheter des parts sociales de la coopérative (10 parts de 10€ ou une seule part pour les bénéficiaires des minima sociaux, étudiant·e·s boursier·ère·s et personnes en service civique) et sont aussi tenu·e·s de donner de leur temps pour faire vivre le magasin à hauteur de 3h par mois.

Ces règles assurent l’égalité entre coopérateur·rice·s, un principe clé qui se retrouve dans la gouvernance du supermarché et dans la possibilité de chacun·e de proposer de nouveaux produits. Dix salarié·e·s assurent les commandes de produits ainsi que le choix et la gestion des fournisseur·euse·s. Cette faible masse salariale, couplée à de faibles marges, assurent des prix très avantageux en comparaison de la grande distribution, y compris sur les produits de qualité (bio, locaux, équitables, etc.).

Les coopérateur·rice·s de la Louve sont donc plus que des consommateur·rice·s, il·elle·s s’associent dans un véritable projet collectif de reprise de pouvoir sur la distribution alimentaire. Le caractère convivial des tâches, la plupart du temps réalisées à plusieurs, favorise l’échange, les discussions autour de l’alimentation et donc le transfert de savoirs et de compétences. C’est principalement par ce biais que se fait la sensibilisation à une alimentation de qualité, le supermarché se refusant à exclure certains produits ou à proposer des indicateurs de qualité, afin notamment de ne pas stigmatiser les coopérateur·rice·s qui souhaiteraient consommer ces produits. Une position dite de « bibliothèque publique » qui fait débat dans d’autres supermarchés coopératifs qui préfèrent conditionner l’étalage de produits à des critères éthiques (rémunération des producteur·rice·s, impacts sociaux sanitaires et environnementaux, etc.).

Faire bon usage du gaspillage alimentaire

Le gaspillage alimentaire se définit par « toute nourriture destinée à la consommation humaine qui, à un endroit de la chaîne alimentaire est perdue, jetée, dégradée » 19. Il représente un gâchis considérable, ces quelques chiffres le démontrent 20 :

HopHopFood, une association d’intérêt général qui favorise la solidarité alimentaire entre citoyen·ne·s et avec les commerçant·e·s

Créée en 2016, HopHopFood donne aux citoyen·ne·s et aux commerces des outils pour agir contre le gaspillage alimentaire et la précarité alimentaire :

Inventer des nouveaux modèles d’actions favorisant l’accès à une alimentation de qualité sur les territoires

Il existe déjà, dans les territoires, de nombreuses initiatives qui agissent pour faciliter l’accès de tou·te·s à une alimentation de qualité. Il est impossible d’en dresser ici un catalogue exhaustif, tellement celles-ci sont nombreuses. Ces initiatives permettent de dégager quatre leviers importants dans la construction de réponses locales à la précarité alimentaire : l’hybridation des modèles, l’action de proximité auprès des personnes en situation de précarité, leur implication et contribution dans les projets et la reconnaissance de leurs multiples impacts.

Hybrider les modèles

Hybridation des ressources

Pour Karl Polanyi 22, nos systèmes économiques reposent sur trois principes associés chacun à un type d’activité :

Si la spécificité de l’économie sociale et solidaire repose sur l’importance qu’elle apporte au principe de réciprocité, les initiatives de l’ESS mobilisent et articulent activités marchandes, non marchandes et non monétaires à la fois pour leur fonctionnement et leurs investissements. Elles constituent à ce titre des exemples riches d’hybridation des ressources au service d’un projet favorisant l’accès à une alimentation de qualité.

Hybridation des ressources pour financer le fonctionnement des structures

Marché

Chiffre d’affaire par la vente de produits (notamment alimentaires) et de services (transport, stockage, conditionnement…), la formation et le conseil

Redistribution

Réciprocité

Hybridation des ressources pour financer les investissements des structures

Marché

Redistribution

Réciprocité

Réduire les coûts de fonctionnement d’une structure

Par l’achat à l’avance d’une partie de la production (AMAP , jardins de Cocagne).

Par des achats groupés (VRAC , Se nourrir lorsqu’on est pauvre).

Par des achats en grande quantité (supermarchés coopératifs).

Par la mutualisation des achats entre plusieurs structures.

Par des achats au prix coûtant des produits (BIOVRAC pour tous).

Par l’achat, le tri et le reconditionnement de produits déclassés (chantiers de l’ANDES sur les marchés de gros de Rungis, Perpignan, Lomme et Marseille).

Par l’achat à bas prix de fruits et légumes considérés comme non commercialisables, récupération de produits de qualité avant la date limite de consommation (confituresRe-belle).

Par une meilleure productivité acquise en sortant de la logique de silos, grâce à des gains de temps dans l’organisation du travail.

À Décines-Charpieu, dans la banlieue lyonnaise, trois associations (Croc’Ethic, l’Arbralégumes et Alter-Conso) distribuant des paniers sur le territoire du Grand Lyon ont décidé d’investir un lieu de dépôt et de travail partagé leur permettant de mutualiser bureaux, espaces de stockages, camions et chambres froides, le tout dans une atmosphère conviviale !

Diversifier les activités

Le développement d’activités complémentaires peut permettre de combiner des activités marchandes et des activités non marchandes, au sein d’une même structure ou d’un écosystème d’acteur·rice·s. À Lyon, la Marmite urbaine finance pour partie son activité de sensibilisation et de partage autour de l’alimentation auprès de personnes en situation de précarité grâce à la marge dégagée par la vente de plateaux repas et de service de traiteur 24. C’est l’esprit également des tiers-lieux alimentaires qui portent des activités multiples : jardins solidaires, cuisines collectives, restaurant solidaire, ateliers de sensibilisation, vente de produits, entreprise d’insertion (voir notamment le Ménadel et Saint-Hubert).

Diversifier les publics

La diversification des publics est recherchée dans grand nombre d’initiatives pour favoriser la mixité sociale.

Des épiceries solidaires sont parfois des lieux de mixité sociale permettant de favoriser la solidarité financière entre adhérent·e·s tout en garantissant la confidentialité, comme c’est le cas par exemple pour la Passerelle d’Eau de Robec à Lyon. Les bénéficiaires de l’aide alimentaire ont accès à des produits à des prix réduits alors que les autres adhérent·e·s paient un tarif que l’on peut qualifier de solidaire. La Légumerie propose des animations autour d’ateliers de cuisine ou de jardins partagés. Cette association lyonnaise rencontre un public en grandes difficultés sociale, physique, psychologique, économique, tout en recherchant la mixité sociale.

Réduire les coûts de fonctionnement d’une structure

Du fait de leur ancrage territorial et leur volonté d’inclure de multiples parties prenantes dans leurs projets, les initiatives de l’ESS favorisant l’accès à une alimentation de qualité sont conduites à expérimenter l’hybridation de plusieurs formes d’organisation et de gouvernance. Dans ces structures hybrides, une gouvernance globale et partagée s’instaure. Membre du PTCE La Bio pour Tous, la SCIC Resto’Bio a par exemple permis d’associer producteur·rice·s, collectivités, entreprises et salarié·e·s pour co-construire une plateforme qui fournit des structures publiques ou privées des Hautes Pyrénées en produits biologiques et locaux. L’ensemble des parties prenantes du projet est ainsi intégré dans sa gouvernance 25.

Les formes coopératives (SCIC, coopératives de consommateur·rice·s…) et associatives, peuvent être associées à d’autres outils comme les sociétés civiles immobilières (SCI) ou les fonds de dotation. Ces modes d’organisation permettent de mobiliser des financeurs tant dans l’investissement que dans le fonctionnement. Par exemple, au supermarché SuperQuinquin de Lille, le foncier a été acheté par ne SCI qui loue ses locaux au supermarché. L’association des amis de « SuperQuinquin » se charge des actions de formation et de communication. Les fonds de dotation et les cagnottes solidaires sont des outils financiers qui peuvent être multipartites. Ils sont destinés à financer des actions de solidarité auprès des personnes en situation de précarité et des agriculteur·rice·s en difficulté. Le fonds de dotation PANIERS a été constitué à l’initiative de trois organisations (Anges Gardins, Bio en Hautsde-France et le Réseau des AMAP Hauts-de-France) pour soutenir le développement des paniers solidaires en Hauts-de-France. Les cagnottes solidaires sont utilisées en AMAP pour accorder des prêts à taux zéro à des agriculteur·rice·s en difficulté financière. Elles mobilisent des fonds à travers des contrats d’apport associatifs avec droit de reprise 26.

Agir en proximité des habitant·e·s

L’enjeu de la proximité est primordial dans les actions de lutte contre la précarité alimentaire visant à favoriser l’accès de tou·te·s à une alimentation de qualité, car agir en proximité de ces personnes est le plus souvent l’unique moyen de les toucher du fait de leur exclusion :

Par conséquence, l’enjeu de proximité est souvent au centre des préoccupations des initiatives rencontrées dans le cadre de l’étude.

Cette proximité est d’abord géographique, les actions menées le sont souvent au plus près des espaces de vie des personnes. Par exemple, l’association « Légum’au Logis », porteuse de l’antenne villeurbannaise de VRAC, s’est ancrée dans la vie du quartier des Buers en allant à la rencontre des habitant·e·s à travers des ateliers d’animation culinaire, via d’autres associations, les centres sociaux et bailleurs sociaux locaux, mais aussi par des rencontres au moment des sorties d’école. C’est dans le même esprit de proximité que La Légumerie appuie l’implantation de potagers de quartiers et l’organisation d’ateliers de jardinage et de cuisine collective au coeur des lieux de vie des Lyonnais·e·s.

Il s’agit aussi d’une proximité relationnelle. C’est avant tout dans une posture de respect de la personne, non pas considérée comme une « bouche à nourrir » ou comme un·e bénéficiaire mais comme une personne avec une expérience et des goûts/envies propres.

Cette proximité suppose la création d’un cadre de confiance réciproque. Elle est facilitée lorsque les personnes en situation de précarité alimentaire sont directement impliquées dans les actions menées (à travers des ateliers cuisine mettant en avant leurs compétences et expériences par exemple).

Elle peut aussi être favorisée par le fait que les porteur·euse·s de projet partagent des caractéristiques sociologiques avec les usager·ère·s. C’est notamment le cas avec les AGORA é, ces lieux d’échanges et de solidarité à destination des étudiant·e·s, et notamment celles et ceux en situation de précarité alimentaire, qui peuvent accéder aux épiceries sociales portées par les ces structures. Ce sont en effet aussi des étudiant·e·s qui gèrent entièrement ces dernières, ce qui facilite la confiance et les échanges.

Vers un Réseau d’Achats en Commun (VRAC), des achats groupés dans les quartiers prioritaires

VRAC est une association favorisant le développement de groupements d’achats dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Créée en 2013 à Lyon à l’initiative du bailleur social Est Métropole Habitat et de la Fondation Abbé Pierre, l’association est aujourd’hui devenue un réseau actif au sein de cinq métropoles : Lyon, Strasbourg, Bordeaux, Paris et Toulouse. Le fonctionnement est similaire dans chaque association :

Pour pouvoir commander, il faut au préalable adhérer à l’association (1€ pour les personnes vivant dans les QPV, 20€ pour les consommateur·rice·s extérieur·e·s dont le prix des achats est aussi majoré de 10%), sans qu’aucun justificatif ne soit demandé.

Concernant les produits proposés, l’association privilégie les produits en circuits courts et de qualité.

Si aller à la rencontre des personnes en situation de précarité est un moyen indispensable pour agir au plus près d’elles, leur proposer un lieu accueillant et qu’elles puissent s’approprier est un autre levier que l’on retrouve régulièrement dans les initiatives alternatives favorisant l’accès de tou·te·s à une alimentation de qualité. Les Petites Cantines proposent des espaces partagés pour que les habitant·e·s du quartier cuisinent et mangent ensemble. À condition d’avoir adhéré à l’association (à prix libre) et de contribuer au repas (à prix libre à nouveau), les habitant·e·s gèrent la préparation du repas, la vaisselle ainsi que l’entretien des espaces de cuisine et de repas. Cet ancrage physique dans un lieu est au coeur de la dynamique des tiers-lieux alimentaires 27.

Le Ménadel et Saint-Hubert, un tiers-lieu alimentaire au coeur d’une dynamique collective de territoire autour de l’alimentation

Le Ménadel et Saint-Hubert est à la fois un restaurant-café d’insertion et un tiers-lieux « culinaire ». Implanté au centre de Loos-en-Gohelle, au coeur d’un ancien bassin minier marqué par une forte précarité héritée de la désindustrialisation, ce tiers-lieu géré par l’association des Anges Gardins comprend un bar, un espace restauration et de travail, un repair café, des salles de réception et de réunion. Les repas, préparés à partir de produits très majoritairement bio et locaux, sont relativement peu chers. Loin d’être limité à ses locaux, le Ménadel et Saint-Hubert, s’intègre dans une dynamique collective bien plus large. Le lieu se trouve en effet au centre de divers projets associant les Anges Gardins, le Réseau Cocagne et d’autres acteur·rice·s locaux·ales (notamment la Ville de Loos-en-Gohelle) : des chantiers coopératifs impliquant les habitant·e·s volontaires, une micro-ferme de Cocagne en insertion, une grainothèque et bricothèque, des ateliers autour de l’alimentation et de la consommation responsable, de la vente au détail de fruits et légumes bio, locaux et solidaires, des livraisons de paniers de Cocagne (dont paniers solidaires) ainsi qu’un système d’échange de savoir-faire et de talents : la MANNE. Par ailleurs, le Ménadel et Saint-Hubert est directement lié à l‘Écopôle alimentaire de la région d’Audruicq, un Pôle Territorial de Coopération Économique (PTCE) 28 porté par un Jardin de Cocagne implanté sur la commune de Vieille-Église et associant les associations Terre d’Opale, regroupant des producteur·rice·s locaux·ales, et les « Anges Gardins » ainsi que la Communauté de communes de la région d’Audruicq, le laboratoire d’intervention et de recherche Atemis. Ce PTCE développe une activité de maraîchage employant actuellement 38 personnes en insertion, des ateliers de transformation des produits cultivés et de fabrication de paniers de légumes ainsi qu’une Table de Cocagne, un restaurant géré par des salarié·e·s en insertion. Au coeur de ces différentes actions, le Ménadel et Saint-Hubert joue à la fois un rôle de mise en lien et d’information vis-à-vis de celles-ci mais aussi d’espace de vie, d’échange et de solidarité.

Agir avec les personnes en situation de précarité

Rendre aux personnes en situation de précarité leur pouvoir d’agir et de choisir leur propre alimentation implique un changement de logique au sein des actions de lutte contre la précarité alimentaire, d’une position d’aide essentiellement verticale (agir « pour » les personnes) vers une position plus horizontale et inclusive (agir « avec » elles) en permettant aux personnes de contribuer en fonction de leur capacité mais surtout de leur envie.

Cette contribution peut être financière. La gratuité est parfois perçue comme dégradante par les personnes en situation de précarité car associée à l’assistanat29. C’est dans cette logique que les épiceries sociales et/ou solidaires demandent une contribution pécuniaire de leurs client·e·s (souvent comprise entre 10 % et 50 % du prix de marché). La péréquation tarifaire mise en place par trois magasins Biocoop dans le cadre d’un projet porté par le PTCE La Bio pour Tous permet elle aussi aux personnes en situation de précarité de se fournir en produits de qualité tout en contribuant financièrement, et sans que la réduction tarifaire à laquelle elles accèdent soit visible des autres client·e·s afin de ne pas les stigmatiser.

Il peut aussi s’agir d’une contribution sous forme de services rendus, de transmission de savoirs et savoir-faire. Ces apports de la part des personnes peuvent notamment être valorisés sous la forme d’une monnaie-temps 30. C’est par exemple l’objectif de la MANNE, un système d’échange de savoir-faire et de talents porté par les « Anges Gardins » à Loos-en-Gohelle et dans ses environs. Parce que la valeur aujourd’hui reconnue est principalement matérielle et celle des indicateurs économiques, les personnes en situation de précarité sont, de fait, reléguées à un statut tacite de « personnes de moindre valeur » pour la société. En rendant visible l’utilité sociale du temps passé en échanges de services, à aider autrui ou à participer à un projet, les monnaies-temps permettent de mettre chacun·e sur un pied d’égalité en valorisant ses compétences, quelles qu’elles soient.

La MANNE, une monnaie-temps qui valorise les compétences de chacun·e

La Monnaie d’une Autre Nature pour de Nouveaux Échanges (MANNE) est une monnaietemps portée par l’association les Anges Gardins sur le territoire de Loos-en-Gohelle et ses environs. Matérialisée par des billets, la MANNE peut être gagnée par les adhérent·e·s de l’association en réalisant des tâches prédéterminées (chantiers coopératifs, participation à la vie du « Repair Café » local, etc.) ou par un échange de service entre particuliers, sur la base d’une équivalence telle qu’une heure passée rapporte 40 MANNES. Tout·e adhérent·e peut proposer ses services (par exemple : cours de yoga, tondre la pelouse, faire une coupe de cheveux) ou demander de l’aide via un tableau accroché dans les locaux du Ménadel et Saint-Hubert ou sur le site internet de l’initiative 31. Les MANNES gagnées peuvent être dépensées via un catalogue de biens et services proposés (adoption d’une poule, acquisition d’un panier de légumes ou de produits transformés, participation à un atelier de cuisine, réception d’un manuel de cuisine, de jardinage ou d’apiculture) ou pour acheter les services d’un particulier. Elles peuvent aussi être dépensées dans un commerce local partenaire qui échange ses MANNES en euros via l’association des « Anges Gardins ». En plus de permettre la valorisation des savoir-faire des habitant·e·s, la MANNE a permis à ces dernier·ère·s de faire connaissance et de se lier d’amitié. La condition d’utilisation de cette monnaie temps est d’adhérer à l’association.

Au-delà de ces contributions ponctuelles, agir avec les personnes en situation de précarité suppose que ces dernières soient au centre de la démarche :

Parce qu’elle cultive depuis longtemps de nouvelles façons d’inclure les citoyen·ne·s dans ses projets, l’ESS dispose d’atouts certains pour faire de la participation des personnes en situation de précarité alimentaire le principe premier de la co-construction d’actions leur favorisant l’accès à une alimentation de qualité.

Le projet « Se nourrir lorsqu’on est pauvre » une démarche territoriale partant des personnes en situation de précarité alimentaire

Le projet expérimental « Se nourrir lorsqu’on est pauvre » a été initié par le Pays Terres de Lorraine en partenariat avec ATD Quart Monde en 2016. Cette démarche constitue l’un des axes du projet alimentaire du Pays, lui-même déclinaison locale du projet alimentaire territorial (PAT) Sud 54, labellisé en 2017 et animé par le Conseil départemental de Meurthe et Moselle.

Lancé en 2016, le projet s’est appuyé sur un groupe expérimental d’une vingtaine d’organisations et personnes volontaires puis sur plusieurs groupes thématiques. Une charte commune présentant les principes fondamentaux de la démarche est adoptée en septembre 2017. Elle consacre notamment l’une des caractéristiques principales du projet : pour favoriser l’accès de tou·te·s à une alimentation de qualité et pour ne pas stigmatiser les personnes en situation de précarité alimentaire, il faut dès le départ une démarche participative. Le projet a donné lieu à plusieurs actions :

Changer d’échelle en faisant valoir la richesse des impacts des initiatives favorisant l’accès à une alimentation de qualité

Les différents exemples présentés dans cette publication en témoignent, les initiatives d’accès à une alimentation de qualité font force là où elles agissent. Au-delà d’indicateurs quantitatifs de leur action, elles génèrent des impacts qualitatifs importants. On peut en citer six principaux :

1/ Rendre accessibles les produits de qualité à des personnes qui en sont privées du fait de leur situation, selon leurs attentes et leurs goûts.

2/ Favoriser l’implication et la participation des personnes en situation de précarité aux dispositifs qui les concernent et, plus largement, aux initiatives citoyennes de leur territoire.

3/ Renforcer le lien social par l’échange, la rencontre, l’accompagnement autour d’un sujet qui nous est tou·te·s commun.

4/ Développer l’entraide et la solidarité interpersonnelle, via divers mécanismes monétaires ou non.

5/ Sensibiliser et accompagner le changement des comportements alimentaires en donnant les moyens à chacun·e de pouvoir s’approprier les différents enjeux de notre alimentation (enjeux sociaux, politiques, écologiques, sanitaires, etc.) et de contribuer, à leur échelle et en fonction de leur situation, à la transition vers un modèle agroalimentaire plus juste et plus durable.

6/ Favoriser l’insertion professionnelle et la reconnaissance sociale, lorsque ces initiatives permettent à des personnes éloignées de l’emploi de retrouver une activité, tout en acquérant de nouvelles compétences et valorisant leur savoir-faire.

Pour renforcer ces impacts et en étendre la portée auprès d’un nombre croissant de personnes, leur changement d’échelle doit être encouragé. Parce qu’elles vont au-delà d’une logique simplement distributive pour agir en complémentarité sur les différentes dimensions de l’accessibilité, mais aussi du fait de leur caractère territorialisé et ancré dans un écosystème d’acteur·rice·s locaux·ales, ces initiatives n’ont pas nécessairement vocation à dépasser une certaine taille critique. Leur changement d’échelle passe d’abord par les nouvelles réponses apportées au fur et à mesure du repérage des besoins et des services à développer, mais aussi par leur multiplication sur les territoires, leur essaimage (comme le font VRAC et les Petites Cantines), leur coopération avec d’autres structures et leur mise en réseau32. Cette pollinisation est particulièrement bien illustrée par l’action des Anges Gardins et de Terres d’Opale sur Loos-en-Gohelle et Audruicq où, à partir d’un Jardin de Cocagne, se sont progressivement développées de nombreuses activités complémentaires autour de l’alimentation de qualité pour créer un Écopôle alimentaire territorialisé.

Plusieurs structures travaillent à l’évaluation de leurs impacts afin de mieux valoriser et faire valoir leurs apports. C’est notamment le cas de « Légum’au Logis ». L’association souhaite mieux rendre compte des impacts sanitaires de ses actions, d’autant plus que la dimension santé de son activité lui permet de solliciter des soutiens spécifiques (l’Agence Régionale de Santé notamment). Le PTCE d’Audruicq cherche lui aussi à mesurer l’ensemble des impacts et des richesses matérielles et immatérielles produits par le projet, ce qui est d’autant plus complexe que la démarche est collective et multidimensionnelle. Travaillant depuis plusieurs années sur ces démarches d’évaluation, le Labo de l’ESS, en partenariat avec l’Avise et la Fonda, en a proposé les prérequis dans son étude « ESS et création de valeur » 33.

Une évaluation plus systématique de leurs impacts permettra à ces initiatives d’appuyer leur reconnaissance à l’échelle nationale. Quelques structures telles que le Réseau Cocagne, le Réseau CIVAM ou encore VRAC travaillent dès aujourd’hui à construire un plaidoyer faisant valoir la nécessité qu’elles soient mieux soutenues dans leur effort pour faire émerger un nouveau paradigme dans l’action contre la précarité alimentaire 34. Les coopérations naissantes entre plusieurs réseaux nationaux, dont ceux précités, permettent d’amorcer la construction d’une représentation nationale de ces initiatives alternatives, une étape essentielle à leur changement d’échelle.

Réinventer les politiques locales pour une action territoriale favorisant l’accès à une alimentation de qualité

Parmi les acteur·rice·s oeuvrant dans les territoires pour favoriser l’accès de tou·te·s à une alimentation de qualité, les pouvoirs publics locaux - les collectivités territoriales (régions, départements, communes et leurs regroupements) et les services de l’État - et leurs émanations (établissements publics tels que les CCAS /CIAS) jouent un rôle particulier. Garants de l’intérêt général, ils disposent de nombreuses compétences en lien avec la lutte contre la précarité alimentaire et l’accès à l’alimentation de qualité. Sans prétendre à l’exhaustivité, leur rôle dans le développement d’une action systémique de lutte contre la précarité alimentaire par l’alimentation de qualité peut être résumé à trois fonctions complémentaires.

Soutenir les initiatives d’accès à une alimentation de qualité portée par l’ESS sur les territoires

Le changement d’échelle des initiatives portées par l’ESS sur les territoires appelle un soutien renouvelé des pouvoirs publics locaux. Ces derniers peuvent appuyer leur développement :

Informer et former sur les enjeux et les initiatives développées sur leur territoire

Parce qu’ils disposent d’une vision privilégiée et transversale de leur territoire et des activités qui s’y développent, les pouvoirs publics locaux assument un rôle de sensibilisation, d’information, de mise en avant des dispositifs et d’orientation auprès des habitant·e·s et organisations locales :

Cette mission d’information s’adresse au grand public mais aussi aux agent·e·s des pouvoirs publics locaux qui sont souvent insuffisamment formé.e.s aux enjeux de la précarité et notamment de la précarité alimentaire. Devraient être formé.e.s à ces enjeux non seulement les agent·e·s du secteur social mais aussi des départements relatifs à l’agriculture, l’alimentation, la santé et l’environnement. Cette transversalité est nécessaire pour que la précarité alimentaire ne soit pas traitée sous l’angle unique de l’aide sociale et de l’action contre la précarité mais bien de façon systémique.

Agir directement en tant qu’opérateurs sur l’accès de tou·te·s à une alimentation de qualité

Les pouvoirs publics locaux peuvent agir directement pour favoriser l’accès de l’ensemble de leurs habitant·e·s à une alimentation de qualité :

Par la restauration collective, principal levier des collectivités locales. Celle-ci concerne principalement les cantines scolaires mais aussi les EHPAD et hôpitaux publics, ainsi que le portage de repas à domicile pour les personnes âgées. Par ce biais, les collectivités territoriales peuvent donner accès à une alimentation de qualité à bas prix à toute une partie de la population tout en soutenant par ailleurs le développement de circuits courts par leur politique d’achat. En proposant des menus végétariens, dits « de substitution », elles peuvent aussi encourager la diminution de la consommation de produits d’origine animale et, par des ateliers et autres contenus pédagogiques, sensibiliser aux enjeux du gaspillage alimentaire et de l’utilisation du plastique. La loi EGalim fixe des objectifs concrets concernant ces sujets (notamment atteindre 50% de produits de qualité et durables dont au moins 20% de produits bio d’ici 2022). Certaines collectivités montrent que c’est possible de les atteindre, et même de les dépasser : à Grande-Synthe et Mouans-Sartoux, les produits des cantines sont bio à 100% depuis 2011 et 2012. C’est faisable aussi en métropole comme l’illustrent Lyon (40%) et Saint-Etienne (80%).

Cependant, leur accès n’est aujourd’hui pas garanti à tou·te·s. C’est la conclusion d’un récent rapport du Défenseur des Droits intitulé « Un droit à la cantine scolaire pour tous les enfants » 38 qui fait état de disparités persistantes selon la géographie ou la situation de l’enfant et de sa famille (non-inscription pour cause de chômage des parents par exemple). En réaction, il appelle à mettre fin à ces discriminations tout en promouvant des modulations tarifaires progressives en fonction du revenu des parents.

Grande-Synthe, une ville en transition qui se donne les moyens de mieux manger

À quelques kilomètres de Dunkerque, Grande-Synthe fait figure de modèle en termes de transition écologique. Fortement marquée par la désindustrialisation du bassin minier, le chômage et la précarité, la ville a engagé une démarche de résilience économique, sociale et écologique, sous l’impulsion de René Carême puis de Damien Carême, ses maires successifs. En 2011, elle rejoint la démarche des « villes en transition » lancée par Rob Hopkins. La démarche de Grande-Synthe est celle d’une transition systémique vers un nouveau mode de développement. Dans ce cadre, elle a mis en place différentes actions avec divers acteur·rice·s locaux·ales en lien avec l’alimentation durable et la précarité alimentaire :

Construire une gouvernance pluri-niveaux de l’accès à une alimentation de qualité

Les actions de lutte contre la précarité alimentaire et d’accès à une alimentation de qualité se jouent simultanément à plusieurs échelles - macro (nationale et supranationale), meso (régionale, départementale) et micro (locale et individuelle) - et impliquent une multiplicité d’acteur·rice·s tant public·que·s que privé·e·s. La mise en cohérence de ces dispositifs suppose de reposer la question de sa gouvernance nationale et territoriale.

Constituer une véritable gouvernance à l’échelle nationale

Au croisement de la politique de lutte contre la pauvreté, du Programme National Nutrition Santé (PNNS), porté par les Ministères des Solidarités et de la Santé, et du Programme National pour l’Alimentation (PNA), porté par le Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, la lutte contre la précarité alimentaire ne fait pas l’objet d’une véritable gouvernance au niveau national. La nature interministérielle de cet enjeu ne garantit de fait pas une véritable action interministérielle coordonnée. Face à ce manque, les conclusions de l’atelier 12 des États généraux de l’alimentation (2017) faisaient déjà état de la nécessité de définir une stratégie interministérielle de lutte contre la précarité alimentaire en concertation avec les acteur·rice·s de lutte contre la précarité alimentaire et les personnes en situation de précarité elles-mêmes 40.

L’importance de la définition d’une telle stratégie, pérennisée dans une gouvernance ouverte, au-delà des principaux acteur·rice·s de l’aide alimentaire, aux représentants d’autres initiatives de la société civile et élargie à l’enjeu d’accès à l’alimentation de qualité, doit être réaffirmée afin de mettre en cohérence les actions des différents ministères, notamment en ce qui concerne les enjeux de transition agricole.

Développer des écosystèmes territoriaux de coopérations favorisant l’accès à l’alimentation de qualité

De même, à l’échelle locale, la construction d’une gouvernance autour de l’accès de tou·te·s à une alimentation de qualité est fondamental. L’intérêt d’une telle démarche est quadruple :

Or, bien que de nombreuses formes de coopération existent déjà sur les territoires, les exemples de véritables gouvernances territoriales autour de ces enjeux sont peu nombreux. De même qu’à l’échelle nationale, la gestion de ces enjeux reste éclatée entre de multiples acteur·rice·s public·que·s et privé·e·s insuffisamment coordonné·e·s. Comme l’indique l’ANSA41, le mode de gouvernance et son échelle territoriale doivent nécessairement s’adapter aux caractéristiques locales : contexte historique et politique, jeu d’acteur·rice·s locaux·ales, etc. Il se construit autour de trois principaux types d’acteur·rice·s :

La mise en place d’une gouvernance territoriale pose la question de l’équilibre entre ces différentes parties prenantes.

En tant que garants du bon développement de leur territoire et parce qu’ils sont amenés à travailler avec une grande diversité d’acteur·rice·s, les pouvoirs publics locaux sont souvent les mieux à même d’impulser une démarche réellement territoriale de lutte contre la précarité alimentaire par l’accès à une alimentation de qualité. Ce rôle d’impulsion suppose cependant de trouver un équilibre entre initiative publique et mobilisation des acteur·rice·s du territoire. Les démarches et actions co-construites sont plus susceptibles de « faire système », c’est-à-dire de susciter une transition profonde sur leur territoire 42.

À Loos-en-Gohelle, cette recherche d’équilibre prend la forme du « fifty-fifty » : les habitant·e·s volontaires apportent les idées, la Ville apporte son soutien financier et technique. Initiés en 2014 par le Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, les projets alimentaires territoriaux (PAT) constituent un outil précieux pour donner un cadre de gouvernance autour d’actions définies collectivement. Très majoritairement initiés par des collectivités territoriales, ils visent à « rapprocherles producteurs, les transformateurs, les distributeurs, les collectivités territoriales et les consommateur·rice·s et à développer l’agriculture sur les territoires et la qualité de l’alimentation » 43. À condition d’une gouvernance ouverte et réellement participative, ils offrent un espace d’interconnaissance, de discussion et de coordination entre l’ensemble de ces acteur·rice·s.

Le projet « Se nourrir lorsqu’on est pauvre », coinitié par le Pays Terres de Lorraine et ATD Quart-Monde, ayant associé dès le départ de nombreux acteur·rice·s locaux·ales, est un bon exemple de gouvernance collective mise en place dans le cadre d’un PAT.

Les contrats locaux de santé (CLS) peuvent constituer un autre levier de coopération permettant d’élaborer une feuille de route associant acteur·rice·s du secteur de la santé mais aussi de l’alimentation et du social. Le Conseil départemental du Gers a quant à lui décidé de former un Groupement d’Intérêt Public (GIP), fédérant autour de lui l’Union départementale des CCAS et les CCAS membres ainsi que des associations locales, pour développer divers projets parmi lesquels une plateforme logistique servant à approvisionner les points de distribution d’aide alimentaire du département44. Des bénéficiaires de l’aide alimentaire sont associés à la gouvernance de l’initiative. À partir des questions sociales, les CCAS et CIAS sont eux aussi en mesure de jouer le rôle d’impulsion et de coordination territoriale, notamment en ce qui concerne l’aide alimentaire (par exemple pour harmoniser les modalités d’inscription et le calcul du reste à vivre).

Dans d’autres cas, ces démarches sont impulsées par des acteur·rice·s privé·e·s. Eux·elles aussi disposent d’outil de gouvernance. Parmi ceux-ci, les Pôles Territoriaux de Coopération Économique (PTCE)45. L’exemple du PTCE La Bio pour Tous témoigne de la capacité d’acteur·rice·s privé·e·s à se fédérer au sein d’une démarche collective autour des enjeux d’accessibilité à l’alimentation de qualité.

Le PTCE La Bio pour Tous

Reconnu en 2015 suite à l’initiative du Groupement de l’Agriculture Bio des Hautes-Pyrénées (GAB65) et onze autres structures, le PTCE La Bio pour Tous vise à favoriser le développement de la filière bio (notamment par la fourniture des cantines scolaires) tout en renforçant l’accessibilité des produits bio au plus grand nombre, et notamment aux personnes en situation de précarité. Le PTCE a plus spécifiquement impulsé un projet lui aussi intitulé « la bio pour tous » et reposant sur trois actions :

Cette gouvernance locale collective doit permettre de tendre vers le développement d’écosystèmes territoriaux de coopération favorisant l’accès à une alimentation de qualité. Ceux-ci rompent avec la segmentation actuelle de nos systèmes alimentaires pour développer sur les territoires des réponses collectives et collaboratives fondées sur la confiance, la réciprocité, la reconnaissance des complémentarités de chacun·e 46. Les « Écopôles alimentaires », notion portée par le Réseau Cocagne et dont le PTCE d’Audruicq est l’exemple le plus abouti, concrétisent parfaitement le concept d’écosystème territorial de coopération autour de transactions marchandes et non marchandes renforçant les liens entre acteurs·rice·s de la société civile, pouvoirs publics locaux, entreprises, chercheur·euse·s et habitant·e·s en s’appuyant à la fois sur une relocalisation de la production agricole et sur le développement d’une économie de services autour de l’alimentation, créatrices d’emploi et de solidarités.

Références

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