Vers une possible synergie entre les territoires urbains et ruraux
État des lieux sur les politiques alimentaires des villes
Isabelle Lacourt, 2015
RISTECO, Eating Cities International Platform
À télécharger : city_food_policies_urban_versus_rural_art-1.pdf (110 Kio)
Urbain contre rural…
Selon le système de catégories de rapports de l’« Évaluation des écosystèmes pour le millénaire » (AEM)2, les zones urbaines correspondent à des « environnements bâtis à forte densité humaine », tandis que tout ce qui n’est pas urbain peut être divisé en neuf autres catégories différentes allant des catégories marines, côtières, eaux intérieures, forêts, zones sèches, insulaires, montagneuses, polaires et cultivées. Cette dernière catégorie correspond principalement à la zone dite rurale : " terres dominées par des espèces végétales domestiquées, utilisées pour la production de cultures, d’agroforesterie ou d’aquaculture et substantiellement modifiées par celles-ci ». Les zones rurales - cultivées - et urbaines sont toutes deux fortement influencées par des installations humaines plus ou moins denses. Le système MEA décrit les limites des frontières comme suit. Les zones cultivées sont caractérisées comme des « zones dans lesquelles au moins 30 % du paysage est cultivé au cours d’une année donnée ; elles comprennent les vergers, l’agroforesterie et les systèmes intégrés d’agriculture et d’aquaculture » tandis que les zones urbaines sont décrites comme des « établissements humains connus ayant une population de 5 000 habitants ou plus, dont les limites sont délimitées par l’observation de lumières nocturnes persistantes […]". Malgré ces définitions, les caractéristiques urbaines et rurales peuvent se chevaucher dans les zones périurbaines où il n’est pas toujours facile de faire des distinctions claires. En outre, des niveaux similaires de densité de population et d’espaces vides peuvent également caractériser des situations de vie différentes. De même, les modèles de distribution spatiale évoluent et ressemblent de moins en moins à des cercles concentriques s’élargissant à partir de pôles à haute densité, pour devenir plus semblables à un réseau de pôles reliés entre eux et attirant des personnes et des entreprises. En effet, le développement territorial est déterminé par l’attractivité et la capacité à générer des revenus, qu’ils soient productifs (biens et services), sociaux (services publics tels que les écoles, les hôpitaux ou les administrations) ou résidentiels (villes dortoirs). Les villes sont en concurrence les unes avec les autres et luttent pour les régions voisines afin d’affirmer leur suprématie et leur richesse. Et, là où elles se développent progressivement, à l’échelle mondiale, l’exode rural accélère le déclin de l’agriculture.
Des mécanismes de régulation existent pour contraster les effets d’une libéralisation rapide de l’aménagement du territoire. Par exemple, le principe d’égalité territoriale qui vise l’égalité des services pour la population, comme la mobilité, est appliqué de manière cohérente en France où il a permis de façonner la répartition de la population sur l’ensemble du territoire national. Aujourd’hui, ce principe est remis en cause car il est responsable de l’extension des « villes dortoirs » périurbaines dans les zones rurales. De plus, la mise en place de barrières protectrices plus ou moins serrées pour sauvegarder les espaces ruraux et leurs ressources de plus en plus fragiles, pourrait aboutir à des « ghettos ruraux » artificiellement résilients qui deviendraient trop coûteux à entretenir dans un contexte de crise économique et de réduction des budgets publics. L’idée de permettre la perméabilité entre les territoires urbains et ruraux en travaillant sur des systèmes de gouvernance innovants est en train de prendre racine. Elle repose sur la possibilité de créer et de réguler des mécanismes de solidarité, en favorisant la cohésion et la cohérence entre des territoires bien différenciés afin de permettre à ces différents espaces de collaborer et de relever des défis communs :
Pour réduire l’écart…
Plusieurs facteurs peuvent contribuer à réduire l’écart entre l’attractivité des villes et des campagnes. Parmi eux, la profonde crise environnementale qui pousse nos sociétés mondialisées à sortir de la logique des systèmes industrialisés basés sur des ressources et des énergies non renouvelables, n’est pas des moindres car elle porte atteinte à la capacité d’autonomie des espaces urbains plus que des espaces ruraux. En effet, jusqu’à présent, l’évaluation du territoire était basée, au-delà de tout doute raisonnable, sur des actifs économiques liés au développement financier et technologique, les écosystèmes urbains étant considérés comme plus attractifs que les ruraux. L’évolution de l’évaluation vers un bien-être humain plus holistique, constitué par des conditions de vie sûres et saines, des revenus suffisants pour les besoins de base et la possibilité d’obtenir de bonnes relations sociales, permet de réévaluer positivement les zones rurales. Les écosystèmes de plus en plus vulnérables conduisent à une meilleure compréhension de nombreux bénéfices ou services des écosystèmes (2), qui étaient jusqu’à présent ignorés. Ils comprennent des produits, tels que la nourriture, l’énergie renouvelable/non renouvelable, la fibre, l’eau douce, etc., des services de régulation, tels que la régulation du climat, des inondations et des sécheresses, la dégradation des sols, etc., des services de soutien, tels que le cycle des nutriments ou la formation des sols, et des services culturels, tels que les bénéfices récréatifs, spirituels, religieux et non matériels. L’énumération de tous les services ruraux et urbains (voir tableau 2), y compris les services écosystémiques, permet de montrer les différences et les complémentarités possibles entre les zones urbaines et rurales.
Les politiques alimentaires des villes pourraient faire la différence…
La nourriture n’a pas été généralement considérée comme faisant partie des compétences d’une ville pour de nombreuses raisons, parmi lesquelles la nourriture est principalement produite en dehors des villes et ces dernières ne sont pas directement impliquées dans la production alimentaire ; les autorités considèrent que les citoyens sont principalement en mesure d’exercer leur libre arbitre dans le choix de leurs propres habitudes alimentaires ; les externalités négatives liées à l’environnement ou à la santé ne sont pas perçues comme un tout et sont donc sous-estimées ou ignorées ; l’alimentation n’est pas considérée comme un facteur moderne d’innovation capable de favoriser et de façonner l’avenir des établissements urbains, mais comme une denrée insignifiante devant être fournie par un système d’approvisionnement mondial efficace. Enfin, les questions alimentaires sont trop souvent diluées entre les différents aspects liés à la santé, à la nutrition, à l’environnement, à la production, aux services alimentaires publics ou à l’économie locale, tous étant traités séparément dans une approche systématique contre-productive. Mais les décideurs sont rattrapés par les premières intuitions des pionniers et il leur est demandé de mettre à l’ordre du jour la question des politiques alimentaires des villes, en travaillant avec les communautés et les associations, ainsi qu’avec les chercheurs et les entreprises, dans un espace social créatif pour concevoir et expérimenter de nouvelles solutions apportant une amélioration significative de la qualité de vie globale. Il devient également de plus en plus évident que les politiques alimentaires des villes ne donneront pas de résultats satisfaisants si elles ne sont pas intégrées à des politiques plus larges de gestion territoriale, qui abordent la question de la solidarité horizontale entre les zones rurales et urbaines au niveau local/régional et, en même temps, au niveau mondial / multiculturel / intercontinental. Alors que la société de consommation est attaquée, l’alimentation saine, propre et peu transformée apparaît comme l’un des rares biens pleinement légitimé par une consommation quotidienne, car il s’agit d’un besoin vital pour tous. Aujourd’hui, un contexte florissant de pratiques innovantes liées à la diversification de l’agriculture, au tourisme rural et à l’approvisionnement alimentaire local pour promouvoir la qualité des aliments trouve un écho dans le nombre croissant de projets d’agriculture urbaine, créant ainsi des ponts inattendus pour favoriser la reconnaissance mutuelle et les liens directs entre les producteurs et les consommateurs de denrées alimentaires, indistinctement dans les communautés urbaines et rurales. Cependant, avant de créer une lame de fond autour de l’évidence qu’une ville mange, elle mange de la nourriture, mais aussi elle consomme la terre nécessaire pour la produire, la nourriture doit devenir un nouveau pilier de la gestion urbaine, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Cette révélation donne un aperçu des nouveaux scénarios de coopération entre les zones urbaines et rurales à l’échelle mondiale, dans lesquels l’ambition déclarée de la campagne n’est plus de devenir une zone résidentielle attirant des activités et des personnes urbaines redondantes, mais plutôt de renforcer les activités innovantes et traditionnelles telles que l’agriculture et le tourisme en tant que produits et services capables d’améliorer la qualité de vie dans les établissements urbains et ruraux dans une logique de symbiose, basée sur des échanges équitables. Ce contexte florissant autour des questions alimentaires urbaines/rurales rappelle le phénomène des Living Labs et de l’innovation-utilisateur ouverte, rassemblant les acteurs publics et privés dans une approche interdisciplinaire, « pour générer des améliorations innovantes et des solutions inédites aux problèmes du monde réel » 3.
2 Millennium Ecosystem Assessment (MA)(2003), Chapter 2. « Ecosystems and Their Services », in Ecosystems and Human Well-being: a framework for Assessment.. www.unep.org/maweb/en/Framework.aspx#download/
3 Living Labs (2012), « Technology Innovation Management Review ». timreview.ca/issue/2012/september