Centre-ville, piétonnisation et modes de vie
Programme de recherche du Forum des Vies Mobiles
janvier 2019
En 2015, un vaste projet de piétonnisation des boulevards centraux de Bruxelles a été lancé, changeant radicalement le visage d’un centre-ville qui avait été conçu pour la voiture. La recherche vise à évaluer l’impact de cette piétonnisation sur les modes de vie. Elle porte à la fois sur la façon dont les activités se déploient dans l’environnement construit et social de la zone piétonne, et sur la manière dont ces activités s’intègrent dans la vie des individus. Quels enseignements peut-on tirer d’un projet de réduction drastique de la place de la voiture au cœur d’une métropole ? Dans quelle mesure un tel projet peut-il favoriser la transition vers des modes de vie plus désirés et soutenables ?
Nous aborderons d’abord un aspect spécifique du processus: l’indétermination caractérisant le projet, de sa conception à sa mise en œuvre. Nous discuterons ensuite des imaginaires qui se nourrirent du processus, l’alimentèrent en retour et à travers lesquels les usagers s’approprient le piétonnier conceptuellement et pratiquement. Nous reviendrons ensuite sur les hypothèses de la recherche, détaillant particulièrement l’impact de ce projet urbain sur les modes de vies.
À télécharger : rapport_recherche_t2020_4.pdf (8,6 Mio), synthesefinale_200120.pdf (650 Kio)
La problématique bruxelloise
Les politiques urbaines des années 1950 à 1980 ont porté une vision de Bruxelles comme lieu de consommation et capitale administrative, devant devenir un « point de convergence du réseau autoroutier à l’échelle nationale » 1 . L’espace public est alors aménagé en faveur de la voiture, avec des boulevards centraux à quatre bandes de circulation, reléguant les piétons sur des trottoirs encombrés et repoussant la circulation des trams en souterrain. Dans les années 1970, des mouvements sociaux s’élèvent pour remettre en cause cette conception de la ville fondée sur la vitesse et appellent à penser la ville autrement, en redonnant une place à la lenteur. À côté des argumentaires liés à la durabilité et à la participation citoyenne s’élèvent d’autres voix insistant sur la nécessité de renforcer l’attractivité du centre-ville de Bruxelles et d’attirer des classes moyennes en ville. En effet, Bruxelles est marquée par une forte périurbanisation résultant notamment de la localisation des ménages les plus favorisés dans les communes de seconde couronne ou de périphérie, laissant largement le centre-ville aux classes populaires. Néanmoins, sa forte multifonctionnalité (habitat, commerces, administrations, offres touristiques et récréatives…) en fait un lieu attractif à l’échelle supra-locale, ce qui induit des enjeux d’accessibilité et de mobilité.
L’aménagement du « Piétonnier »
Dans ce contexte, un projet d’extension de la zone piétonne de Bruxelles aux boulevards centraux, appelé « le Piétonnier », est lancé en 2015, dans une grande impréparation. En effet, la décision politique de piétonniser est prise de manière brusque et se concentre d’abord sur l’objectif de libérer le boulevard Anspach des voitures, sans réflexion approfondie sur la manière dont cet espace pourrait être réinvesti et réapproprié. Cette décision répond à une initiative citoyenne, PicNic The Streets : en 2012, l’appel d’un philosophe dans un quotidien est largement relayé sur les réseaux sociaux et mène plus de deux mille personnes à envahir le boulevard Anspach pour y pique-niquer. Il s’agit pour les piétons de se réapproprier un espace alors dévolu aux voitures.
Les autorités doivent alors faire face à l’enjeu de concilier les aspirations à libérer l’espace public, exprimées notamment à travers PicNic The Streets, et celles des automobilistes dans le contexte d’un imaginaire tout-voiture encore très prégnant à Bruxelles. Elles sont donc réticentes à repenser en profondeur la place de la voiture à l’échelle métropolitaine ; la piétonnisation s’est ainsi notamment accompagnée de la réorganisation de la circulation automobile dans les rues adjacentes, afin d’éviter de pénaliser les automobilistes. Le projet s’inscrit alors, dès le début, dans un paradoxe apparent entre effacement de la voiture du centre-ville et mesures pour continuer à assurer son accessibilité en voiture.
Par la suite, la mise en œuvre du projet est hésitante. Elle s’appuie sur un plan de mobilité, un plan d’aménagement de l’espace public et un plan de développement commercial, le premier ayant été mis en place près de deux ans avant le deuxième. Les travaux d’aménagement de l’espace public ont débuté en septembre 2017 sur plusieurs tronçons de boulevard. Au début de la recherche, la zone piétonne comprend alors des espaces dont les stades d’avancement des travaux sont variés ; des zones déjà aménagées côtoient des espaces encore dans leur état initial ou en chantier.
L’hétérogénéité de l’ensemble est accrue par la diversité des mobilités qui s’y déploient. Si l’espace est d’abord destiné aux piétons, d’autres modes actifs (vélos, trottinettes…) y sont admis, de même qu’à certains endroits, les autobus, mais aussi, à certaines conditions, les véhicules de livraison, les riverains ou encore les taxis. Une bande de circulation automobile a également été rouverte à certains endroits du Piétonnier, suite aux recours contre les permis d’urbanisme et les décisions de police.
La mise en œuvre du projet de Piétonnier a engendré de nombreuses controverses, en raison notamment du manque de concertation publique et de l’impréparation dans laquelle le projet a été décidé. Dans ce contexte, l’Observatoire du centre-ville de Bruxelles (BSI-Brussels Centre Observatory) a été formé au sein du BSI (Brussels Studies Institute) 2 afin d’objectiver les débats autour du Piétonnier et d’évaluer ses effets sur le fonctionnement de la métropole. Pour suivre le présent projet sur les conséquences de la piétonnisation sur les modes de vie, une équipe de recherche impliquant des chercheurs issus de champs disciplinaires variés (sociologie, anthropologie, archéologie, géographie) s’est formée au sein de cet observatoire. A leur côté, une équipe du groupe de recherche TOR de la Vrije Universiteit Brussel (VUB), référence dans le domaine des Time Use Surveys depuis plusieurs années, est intervenue pour mettre en œuvre un dispositif de journaux d’activités spatialisés.
La recherche
La recherche a visé à comprendre comment l’aménagement du Piétonnier a affecté l’ensemble du mode de vie de ses usagers, anciens usagers, ou encore de ceux qui vivent dans cet espace sans le fréquenter. Habitants de la zone piétonne, actifs qui y travaillent, usagers occasionnels ou réguliers, habitants de l’agglomération bruxelloise, anciens usagers du centre-ville : tous peuvent avoir été impactés par l’aménagement du Piétonnier. Les chercheurs ont ainsi fait l’hypothèse que le projet a eu un effet non seulement sur les usagers du centre-ville, visibles dans l’espace public, mais aussi sur ceux que l’on n’y voit pas. L’ensemble du programme d’activité de ces personnes, leurs habitudes d’achats, de loisirs, de mobilité, leurs sociabilités ont pu être reconfigurés ; le projet a également pu influencer leurs représentations du quartier, de leur cadre de vie, de Bruxelles ou encore leur opinion sur la piétonnisation d’un centre-ville.
Ils ont également fait l’hypothèse qu’il est possible d’observer dans l’espace public du Piétonnier des traces des modes de vie de ceux qui le pratiquent aujourd’hui. La mixité des populations et des usages de cet espace, qui s’ajoutent à l’hétérogénéité liée aux différents stades d’avancement des travaux, fait en effet du Piétonnier un véritable laboratoire pour l’étude des interactions sociales, des mobilités et des comportements des usagers. Trois sous-hypothèses ont alors été formulées :
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Les caractéristiques morphologiques et matérielles des différents espaces concernés par le projet ont un impact sur les activités et les expériences des usagers.
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D’un lieu de passage et de transit, modelé comme une autoroute urbaine, le Piétonnier est devenu un lieu de destination, amenant une reconfiguration des activités et des mobilités.
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De par sa localisation dans l’hypercentre multifonctionnel bruxellois, sa composition sociale et celle des quartiers qui l’entourent et son attractivité à l’échelle régionale, nationale et internationale, le Piétonnier constitue un espace privilégié de mixité sociale.
Une méthodologie double
Pour investiguer ces questions, les chercheurs se sont appuyés sur un dispositif méthodologique double, constitué de deux modules de recherche menés de manière concomitante.
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Le premier module de recherche, fondé sur l’analyse de photographies et d’observations dans l’espace public, vise à objectiver, de manière temporelle et spatiale, les activités qui se déploient dans le Piétonnier, considérées comme traces des modes de vie des usagers. Les photographies et les observations se sont concentrées sur les différentes zones du Piétonnier, étudiées à des moments variés (jours de semaine, de week-end, différentes heures du jour et de la nuit…). Il s’agissait de produire une description des activités et expériences sociales situées dans l’espace et dans le temps, afin de caractériser la matérialité spatiale, temporelle et collective des modes de vie.
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Le second module de recherche a eu pour objectif d’apporter une perspective plus sensible – vécu, perceptions – à ces activités et ces expériences sociales et de les replacer dans l’ensemble des modes de vie des personnes, ainsi que d’identifier les impacts du Piétonnier sur les modes de vie de ceux qui ne le fréquentent pas ou plus. Pour cela, des journaux d’activités spatialisés et des entretiens semi-directifs ont été menés auprès de volontaires, habitants, actifs, usagers réguliers et occasionnels, anciens usagers du Piétonnier.
Les résultats
L’indétermination du projet, de sa genèse à sa mise en œuvre
Les chercheurs insistent d’abord sur l’impact de l’indétermination du projet, de sa conception à sa mise en œuvre, sur les perceptions et les appropriations du Piétonnier. Le terme d’indétermination renvoie à la nature fuyante du statut du Piétonnier et au flou autour de la définition de son identité ; ainsi, les entretiens menés montrent que les enquêtés peinent à s’imaginer à quoi la zone pourrait ressembler une fois terminée et comment elle pourrait fonctionner.
D’abord, le projet de Piétonnier s’accompagne d’une communication très peu claire de la part des politiques sur leurs visées pour le centre-ville. Le projet implique différents acteurs (cabinets, administrations, organismes parapublics) et différents niveaux de pouvoir (communal, régional, fédéral) qui ne partagent pas nécessairement une vision commune et qui diffusent parfois des messages contradictoires à propos du projet et du centre-ville. De plus, des communications venant des médias, du secteur associatif, des commerçants, des plateformes citoyennes, etc. contribuent à entretenir le flou.
Cette indétermination est source d’appréhension, d’incompréhension et de rejet du projet pour la majorité des personnes interrogées (habitants, commerçants, employés de la zone ou des services publics, promoteurs immobiliers, etc.). Pendant la période de latence qui s’est écoulée entre la fermeture à la voiture et le début des travaux, la zone a été perçue comme livrée à elle-même pendant de longs mois. Ce sentiment d’abandon a été renforcé par le manque d’informations concernant la durée des travaux ou encore leur phasage, particulièrement anxiogène pour les commerçants pour qui les travaux représentaient des pertes importantes.
En lien avec l’indétermination qui a accompagné le projet, le statut du piétonnier a changé plusieurs fois, certains véhicules étant tantôt autorisés dans l’espace, tantôt interdits. Par exemple, avant mars 2019, un des tronçons avait le statut de zone de rencontre et les voitures pouvaient donc y circuler. À partir de mars 2019, le tronçon est redevenu piéton puis a été réouvert à l’été 2019 à la circulation automobile pendant plusieurs semaines, sans communication claire. Ces flottements ont entraîné des incompréhensions de la part des automobilistes sur les voies qu’ils étaient autorisés ou non à emprunter ; de la même manière, les piétons étaient parfois surpris par la présence de la voiture sur un périmètre qu’ils croyaient piéton. Cela a généré plusieurs incidents – des piétons traversant au moment où une voiture s’engageait – ainsi qu’un sentiment d’insécurité dont ont témoigné les personnes enquêtées. De plus, les chercheurs relèvent que le statut légal de la zone a mis du temps à percoler au sein des services compétents en la matière et notamment des services de police, ce qui a été source de problèmes entre usagers et policiers. Par exemple, le patron d’une société de livraison indique que ses chauffeurs se sont plusieurs fois fait verbaliser alors qu’ils entraient sur le périmètre aux heures de livraisons autorisées.
Cependant, cette période de latence caractérisant le début de la mise en œuvre du projet a aussi été l’occasion d’appropriations spontanées de l’espace, permises notamment par des aménagements temporaires comme l’installation de tables de ping-pong sur le boulevard.
Le Piétonnier, un espace propice à des appropriations diverses
Long de 925 mètres et large de 26 mètres, le Piétonnier se caractérise par un profil longitudinal très marqué, hérité de son ancienne fonction de boulevard urbain. Trois places viennent rompre avec la linéarité de l’espace, les places Fontainas au sud, de Brouckère au nord et la Bourse au centre ; cela délimite ainsi six tronçons, chacun ayant une identité et une ambiance propre. Pour les personnes enquêtées, cet aspect rectiligne du Piétonnier fait sa spécificité ; son caractère « énorme », « démesuré » selon les propos de certains enquêtés contraste avec la perception qu’ils se font d’un espace public. De par sa linéarité, le Piétonnier est perçu davantage comme une promenade, un lieu de flânerie, que comme une place publique où l’on s’arrête. Les usages observés par les chercheurs sont toutefois plus variés.
En effet, les chercheurs ont observé la manière dont les usagers investissaient cet espace en fonction des heures et des jours de la semaine. Ils montrent que malgré la piétonnisation, les piétons utilisent majoritairement les bandes latérales pour se déplacer tandis que les deux-roues préfèrent la bande médiane. Le matin en semaine, les déplacements semblent surtout fonctionnels, les gens ne s’arrêtent pas et transitent dans la zone ; le midi, l’intensité des flux augmente, les piétons se mettent à déborder sur la bande médiane, certains flânent tandis que d’autres transitent, l’espace public est occupé plus largement de manière statique. En fin d’après-midi, les chercheurs ont observé de nouveau des déplacements fonctionnels liés au retour du travail ; lorsqu’il fait beau, des familles sont également présentes (retour de l’école, enfants qui jouent sur le Piétonnier, etc.). Le soir, les usages varient en fonction des saisons ; en hiver, le piétonnier se déserte, tandis qu’en été il est investi par de nombreux usagers qui s’y installent et se répartissent sur l’ensemble de la voirie.
Les aménagements sur le Piétonnier influent sur les usages qui en sont faits. Les chercheurs ont notamment observé la manière dont les bancs étaient conçus et investis par les personnes et ont montré qu’ils participaient au potentiel d’accueil du Piétonnier, en favorisant des usages multiples. En effet, les bancs qui ont été choisis sont grands, larges et ont des dossiers larges qui ne couvrent pas toute la longueur du banc ; ils peuvent ainsi être utilisés comme simples bancs mais aussi comme tables de pique-nique grâce au dossier central.
Le revêtement choisi est un autre élément qui détermine certains usages. Sur le Piétonnier, le choix de pavés irréguliers et en relief rend difficile la circulation de certaines catégories d’usagers, notamment les personnes en fauteuil roulant ou celles qui ont des poussettes.
Enfin, les chercheurs montrent que les travaux, extrêmement présents sur le Piétonnier, constituent également une prise pour certains usages. Ils suscitent la curiosité des passants, qui s’arrêtent pour regarder par-dessus les barrières. Si en journée, les barrières forcent les usagers à contourner les zones de travaux, les interdictions sont souvent détournées le soir lorsque les travaux s’arrêtent : beaucoup ouvrent les barrières pour traverser, voire s’installent à l’intérieur des zones de travaux – c’est le cas notamment de certains sans-abris qui s’y abritent la nuit ou y stockent leurs affaires.
Le Piétonnier, un espace perçu comme accueillant et agréable ?
Les entretiens ont permis de compléter les observations fines menées dans l’espace public en apportant des éclairages sur l’expérience sensible du Piétonnier. D’abord, ils ont permis de montrer que les habitants de la zone, en particulier les piétons et les usagers des transports en commun, la fréquentent davantage qu’auparavant. Alors qu’avant la piétonnisation, la forte présence des voitures et les nuisances associées (pollution, bruit, difficultés à traverser) conduisaient beaucoup d’enquêtés à éviter le boulevard, ils l’empruntent davantage depuis la piétonnisation, grâce à une traversée plus facile. Ils le considèrent ainsi comme un liant dans le centre-ville bruxellois. En revanche, la piétonnisation est parfois vécue comme ayant créé une forte rupture dans les connexions est-ouest au sein du centre-ville, notamment par les automobilistes qui ne peuvent plus le traverser et doivent emprunter d’autres itinéraires qu’ils ne connaissent pas nécessairement ; cela peut les conduire à renoncer au déplacement ou à renoncer à prendre la voiture. Cependant, si le retrait de la voiture est apprécié des piétons, le nouveau partage de l’espace avec une coexistence entre différents modes de transports est source d’insécurité. Par exemple, la présence des vélos ou des trottinettes aux heures de pointe donne un sentiment d’insécurité aux piétons, de même que la présence, légale ou non, de véhicules motorisés sur le piétonnier ou aux intersections avec des voies non piétonnes. Cette insécurité est notamment ressentie par les parents pour leurs jeunes enfants ou par les personnes âgées.
Une autre forme d’insécurité, associée à la criminalité, fait débat parmi les enquêtés. Certains ne se sentent pas en sécurité sur le piétonnier qu’ils qualifient de coupe-gorge, tandis que pour d’autres, la forte fréquentation de la zone leur apporte un sentiment de sécurité. Les chercheurs ont montré que certains publics étaient associés à la criminalité dans le discours des enquêtés ; certains se plaignent que la piétonnisation ait attiré pickpockets et dealers. De manière générale, les « marginaux » (sans-abris ou personnes précarisées qui investissent la zone pendant la journée), très présents sur le Piétonnier, sont perçus comme source d’insécurité – en lien notamment avec l’alcool. Les entretiens mettent en lumière également un sentiment d’insécurité lié au genre, qui concerne certaines femmes. Les observations ont en effet permis d’observer quelques scènes d’interpellations de femmes par des hommes ; de plus, une enquêtée souligne que la place et la position des bancs jouent aussi sur le sentiment de sécurité des femmes, qui en passant peuvent se sentir observées par des hommes assis.
Les chercheurs soulignent également l’importance de la question de la propreté sur le Piétonnier, que de nombreux enquêtés évoquent. En effet, la saleté est considérée par beaucoup comme caractéristique du Piétonnier, en lien avec une gestion des ordures défaillante. De fait, les chercheurs ont pu observer la présence fréquente de nombreux sacs d’ordures entreposés sans organisation dans l’espace public, souvent à proximité des nombreux établissements de restauration et de cafés. Le sentiment de saleté contribue à ternir l’image du Piétonnier.
Malgré ces problèmes identifiés par les chercheurs à travers les entretiens et les observations, le Piétonnier est également un lieu perçu comme convivial ; les nombreuses terrasses de cafés contribuent à animer le boulevard, tandis que la place de la Bourse accueille des événements divers, des manifestations aux spectacles de rue.
La piétonnisation a-t-elle permis une évolution vers des modes de vie plus durables ?
Les entretiens ont également été l’occasion de creuser la question de l’évolution des modes de vie des personnes liées à la piétonnisation et notamment d’étudier si celle-ci avait amené une diminution de la place de la voiture dans les modes de vie. Cependant, la recherche s’est déroulée pendant une phase transitoire où les aménagements n’étaient pas terminés ; les chercheurs n’ont donc observé que très peu d’impacts de la piétonnisation sur les pratiques de mobilité des personnes.
Globalement, ils ont identifié une différence entre les habitants du centre-ville et ceux de la périphérie. Les habitants du centre-ville disent marcher un peu plus qu’avant ; ils se rendent davantage sur le Piétonnier, qu’ils peuvent traverser plus facilement. Ils utilisent leur voiture un peu moins qu’auparavant. Cependant, ces personnes utilisaient déjà très peu leur voiture avant la piétonnisation. Les habitants du centre témoignent en revanche de l’impact de la piétonnisation sur leur vie sociale : certains d’entre eux indiquent que leurs proches ne veulent plus venir leur rendre visite en raison de la difficulté à accéder au centre-ville en voiture ; c’est donc désormais ces enquêtés qui se déplacent le plus souvent pour aller voir leurs proches.
Pour les habitants de la périphérie, qui préfèrent souvent se déplacer en voiture, la piétonnisation les a amenés à éviter le centre-ville, ou à s’y rendre autrement qu’en voiture. Certains cependant n’ont pas changé leurs habitudes de mobilité et continuent à faire usage de leur voiture lorsqu’ils se rendent dans le centre ; ils connaissent suffisamment bien la zone pour trouver des alternatives.
Le Piétonnier, une ligne de front où des imaginaires s’opposent
Enfin, les chercheurs montrent qu’au-delà des usages qui y sont observés et des modes de vie qui s’y déploient, le Piétonnier est intéressant à étudier car il constitue un espace qui polarise les débats, une arène où se confrontent plusieurs imaginaires. Ils reprennent ainsi l’image du combat, qui montre une lutte entre différents imaginaires portés par des acteurs divers qui pèsent différemment dans le jeu : certains ont plus de facilités et d’outils que d’autres pour appuyer et concrétiser leurs visions pour la ville.
Deux imaginaires sont développés : d’une part celui d’une ville pour les piétons, apaisée, par opposition à l’imaginaire du tout-voiture ; d’autre part celui du devenir du centre-ville.
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Premier imaginaire : ville pour les piétons versus ville pour les automobilistes
Le piétonnier est lié à l’imaginaire d’une ville pour les piétons, en lien avec celui de la ville moins polluée et plus écologique ; il se définit également en opposition avec le « tout-voiture ». Cet imaginaire est porté notamment par la Région de Bruxelles-Capitale à travers différents plans de mobilité, comme le plan IRIS 2 mis en place en 2011, qui vise à lutter contre l’omniprésence de l’automobile et à valoriser les modes actifs et les transports en commun. Par la suite, un nouveau Plan Régional de Mobilité (Good Move) s’emploie à faire de Bruxelles une ville marchable où chacun trouve des services de base à proximité immédiate de chez lui.
Le piétonnier symbolise ainsi le changement de rapport de force en défaveur des partisans de la voiture. Toutefois, ce changement n’est pas totalement assumé à l’échelle de la Ville de Bruxelles ; par exemple, le bourgmestre n’utilise jamais le mot « piétonnier » et le site dédié au centre-ville parle de « boulevards du centre » ; les chercheurs pointent des enjeux électoraux et notent une opposition entre piétons et voitures qui serait un sujet trop sensible pour être abordé frontalement. En effet, des défenseurs de la voiture, encore très présente dans l’imaginaire bruxellois, se sont élevés contre le projet de piétonnisation en déployant un argumentaire qui s’appuie sur une victimisation de l’automobiliste, « repoussé dans un coin de la route », « culpabilisé », « stigmatisé » (association Freesponsible).
Cette opposition de points de vue se retrouve dans les discours des enquêtés, notamment entre les habitants du centre-ville et ceux de la périphérie. Alors que les premiers apprécient de pouvoir traverser le Piétonnier plus facilement, les habitants de la périphérie sont globalement défavorables au projet. Selon certains enquêtés, le bruit, les klaxons, le mouvement font partie de la vie en ville et de son animation, et sont plus souhaitables que ce qu’ils perçoivent comme un grand espace sans vie et minéral. Selon eux, la ville en tant qu’espace public doit pouvoir être traversée en voiture. En revanche, les habitants du centre-ville sont globalement favorables à la piétonnisation.
Les pouvoirs publics font face à ces tensions entre les défenseurs de la voiture et les adeptes de la piétonnisation. Les chercheurs analysent alors leur action comme un compromis visant à invisibiliser la voiture de l’espace du Piétonnier tout en évitant de pénaliser les automobilistes. Des parkings sont ainsi mis en place à proximité de la zone et le centre-ville reste accessible en voiture. Ainsi, le projet de piétonnisation ne remet pas en question la centralité de la voiture car elle est trop étroitement liée au dynamisme économique du centre. Situé au cœur d’un centre-ville métropolitain, le Piétonnier reste un lieu de destination et doit être à la fois accessible et attractif : dès lors, invisibilisation de la voiture dans un centre-ville apaisé et accessibilité par des axes routiers rapides sont deux aspects de la même quête d’attractivité.
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Second imaginaire : ville locale versus ville globale
Au sein de la ville, deux échelles sont potentiellement en conflit, l’échelle métropolitaine et celle du quartier ; en d’autres termes la dimension globale et mondialisée s’oppose à la dimension locale, habitante. Dans le cas du Piétonnier, les chercheurs ont mis en évidence dans les controverses liées au projet une opposition entre ces deux dimensions, entre visiteurs et habitants. Ils considèrent qu’il y a une difficulté à concilier l’objectif de créer une ville façonnée pour ses habitants et où il fait bon vivre, avec celui de redynamiser l’attractivité économique du centre en ciblant notamment les visiteurs et les touristes, d’autant plus que le Piétonnier est au cœur d’une capitale européenne qui vit en partie grâce à sa dynamique économique, tertiaire et commerciale. Le Piétonnier pose ainsi la question de l’échelle à laquelle on imagine Bruxelles.
De fait, les entretiens montre que les enquêtés craignent que les logiques d’attractivité du centre ne prennent le pas sur les intérêts des habitants et des commerçants modestes du centre-ville. Ils pointent en particulier la transformation du paysage commercial du Piétonnier, avec l’arrivée de grandes enseignes qui prennent le pas sur les commerces de proximité, ou encore de commerces visant une clientèle « bobo », peu adaptés aux ménages modestes qui habitent la zone. Certains enquêtés redoutent également ce qu’ils appellent une « disneylandisation » du centre-ville, à travers des projets et des aménagements qui favorisent les touristes au détriment des usagers locaux. En particulier, la plateforme Airbnb propose de très nombreux appartements situés dans le centre-ville ; cette mobilisation du parc de logements pour des usages touristiques risque à terme d’en chasser les habitants modestes et de favoriser la gentrification. Autre exemple marquant de la transformation du Piétonnier selon des logiques d’attractivité, le projet de « Belgian Beer Experience » qui doit ouvrir ses portes dans le bâtiment de la Bourse. Pour amortir son coût et payer ses employés, il ne nécessiterait pas moins de 400 000 visiteurs par an et est donc envisagé comme une attraction touristique majeure.
Ainsi, le cas de Bruxelles montre que si la piétonnisation permet de diminuer localement les impacts négatifs de la voiture (bruit, pollution, emprise spatiale) et offre aux piétons la possibilité de se réapproprier l’espace, une telle politique n’est pas sans ambivalences. Ce projet semble en effet s’inscrire dans les logiques identifiées par Brenac et al. 3 dans les centres villes européens, où la piétonnisation répondrait en grande partie à une recherche d’attractivité ; ces évolutions risquent de se faire au bénéfice des acteurs économiques dominants, au détriment des habitants, commerçants et usagers locaux, et cela sans remise en question en profondeur de la place de la voiture à l’échelle métropolitaine.
1 DE VISSCHER, J.-P., NEUWELS, J., VANDERSTAETEN, P. et CORIJN, E., 2016. Brève histoire critique des imaginaires à la base des aménagements successifs des boulevards, In : CORIJN, E., HUBERT, M., NEUWELS, J., VERMEULEN, S. et HARDY, M. (eds), Portfolio#1 : Cadrages - Kader, Ouvertures - Aanzet, Focus. Bruxelles : BSI-BCO, pp. 135-147, bco.bsi-brussels.be/portfolio-1/.
2 Le Brussels Studies Institute (BSI) est une plateforme de recherche rassemblant 27 centres de recherche et plus de 250 chercheurs issus de 6 universités différentes et investis dans des disciplines variées. Il rassemble une équipe d’experts académiques et non-académiques en support aux projets de recherche et de valorisation des résultats de la recherche. Le BSI mène actuellement une quinzaine de projets de recherche impliquant des équipes pluridisciplinaires, multi-acteurs, interuniversitaires et intercommunautaires en fonction des thématiques développées. Le BSI-BCO (Brussels Centre Observatory) s’est formé au sein du BSI (Brussels Studies Institute) pour faire face aux controverses suscitées par l’aménagement du Piétonnier et objectiver les débats. Il étudie les effets de la piétonnisation des boulevards centraux dans le fonctionnement multiscalaire de la ville-métropole. Cet observatoire rassemble aujourd’hui une cinquantaine d’universitaires et de chercheurs issus de disciplines diverses et rattachés à 15 centres de recherche liés à 5 universités différentes.
3 Thierry Brenac, Hélène Reigner, Frédérique Hernandez. Centres-villes aménagés pour les piétons : développement durable ou marketing urbain et tri social ?. Recherche Transports Sécurité, NecPlus, 2014, Piétons, 2013 (04), pp.267-278.