L’argument de densité, enquête sur l’histoire d’une notion en vogue

Anastasia Touati, octobre 2015

Cette fiche s’intéresse à la notion de densité urbaine au sein de l’histoire récente des politiques urbaines françaises.

La densification est aujourd’hui affichée, par les pouvoirs publics de nombreux pays occidentaux, comme une stratégie centrale pour la production de villes durables (OECD 2012). Or, cette préconisation des actions de densification est relativement nouvelle au regard de l’histoire des discours politiques sur la densité.

On s’intéresse ici à la notion de densité urbaine au sein de l’histoire récente des politiques urbaines françaises. Au-delà des critères quantitatifs, l’évolution de ses usages et de sa perception montre que la densité urbaine, notion multiforme attachée à la caractérisation du fait urbain, est une notion éminemment culturelle. Les imaginaires attachés à la notion de densité sont le produit d’une histoire politique, sociale et institutionnelle particulière au contexte national.

La densité à travers l’histoire

La notion de densité urbaine occupe une place centrale dans l’histoire des pratiques et théories de l’urbanisme (Amphoux 1999), importance relative selon la période considérée.

Un retour sur la période hygiéniste, dont le paradigme est tel que densité rime avec insalubrité, est particulièrement éclairante à ce titre. Lors de ses travaux historiques sur la notion d’insalubrité, Yankel Fijalkow travaille sur l’une des plus anciennes topographies médicales (Fijalkow 1995). Datant de 1776, elle s’avère utile pour introduire notre historique. En effet, on y définit la densité, dans le domaine de l’agencement des villes, comme étant l’attribut de la promiscuité des hommes, de l’étroitesse des logements et de l’agencement du bâti des tissus moyenâgeux. Dès le XVIIIe siècle, la notion de densité est-elle ainsi perçue comme un facteur de dissémination des maladies.

Plus précisément, la notion de densité urbaine apparaît dans les discours officiels au début du XIXe siècle (Clément et Guth 1995). Les pouvoirs publics l’utilisent pour quantifier et inculper le phénomène d’entassement désigné entre autres par des médecins, comme étant la cause de mauvaises conditions de vie et de l’insalubrité dont découlent épidémies et mortalité.

Sous l’influence des théories hygiénistes qui préconisent une faible densité (entendue ici comme un desserrement des tissus urbains en ville) afin de favoriser la circulation d’air et de lumière, les fortes densités urbaines (en outre l’entassement des populations dans des logements étroits mais aussi les densités bâties) sont âprement combattues.

Ainsi la notion et ici le vocable de densité urbaine évoquent-t-ils pendant près de 200 ans les idées d’entassement, d’insalubrité, de promiscuité et de déficience d’hygiène, gardant un statut assez abstrait et n’étant pas l’objet d’une définition calculatoire officielle. Sous l’influence du paradigme hygiéniste elle représente, pour les pouvoirs publics, l’inacceptable en matière de logement et d’agencement du bâti en ville et reste donc porteuse d’idées et de valeurs connotées de manière assez négative.

A partir du milieu du XXe siècle la densité urbaine, et en particulier son utilisation et sa perception vont sensiblement évoluer. Elle est réduite, pendant une bonne partie de l’histoire récente urbaine, à un outil technique, simple instrument de mesure et d’évaluation au service de grandes opérations de l’urbanisme fonctionnaliste (Amphoux 1999). A la fin de la seconde guerre mondiale par exemple, dans le contexte de modernisation de l’Etat impulsée par la puissance publique, la densité constitue un instrument de la rationalisation du territoire, et le parti pris en matière d’aménagement est celui des fortes densités de construction sous l’influence de l’architecture fonctionnaliste (urbanisme de tours notamment). Cette période est également importante en ce qu’elle marque la naissance des grands ensembles qui vont très vite donner naissance à un nouvel imaginaire négatif de la densité.

La fin des années 1960 voit la naissance d’une volonté de rompre avec la logique de modernisation et l’apparition du « mythe de la qualité de vie » (Dagnaud 1978) et c’est une véritable politique de dé densification des centres-villes qui est mise en place à partir des années 1970.

C’est ainsi qu’après avoir été considérée comme une source des plus graves pathologies urbaines, la densité apparaît aujourd’hui comme un antidote à la crise environnementale et comme un idéal pour les villes, conduisant ainsi à la promotion des actions de densification (Touati 2010). C’est en particulier l’avènement de concept de développement durable popularisé par le rapport Brundtland (World Commission on Environment and Development 1987) qui remet sous le feu des projecteurs la densité urbaine comme mesure bénéfique pour le développement des villes.

Les années 1990 ou la promotion nouvelle des actions de densification urbaine

Avec la nécessité de faire entrer les grandes villes dans l’ère de la mondialisation et de la compétitivité, les politiques de renouveau du centre ville entraînent, dès la fin des années 1980, un glissement en matière d’enjeux urbains.

De même, le rapport Brundtland de 1987 donne une dimension nouvelle à la protection de l’environnement naturel et de ses réserves, ce qui implique de considérer d’une manière inédite les modes de développement urbain. C’est entre autres l’avènement de la notion de développement durable qui remet ainsi, sous le feu des projecteurs, la notion de densité urbaine.

C’est en effet à partir du milieu des années 1990 que la densité devient une notion non seulement porteuse d’enjeux importants (la réduction des émissions de gaz à effet de serre) mais aussi une notion associée à des valeurs socialement reconnues (urbanité, mixité etc.) (Lévy and Lussault 2013).

Entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 1990 on passe progressivement de la thématique de la revalorisation des centres villes, à la lutte contre l’étalement urbain puis à la nécessaire mise en application des principes du développement durable au niveau de l’action publique urbaine.

En outre les années 1990 sont celles de l’émergence du problème de l’étalement urbain en tant qu’enjeu de lutte important. Car si le problème de la dilution de la tâche urbaine, ou du mitage des espaces ruraux est bel et bien présent dès les années 1970, comme en témoigne la publication du rapport de Jaques Mayoux « Demain l’espace » (Mayoux 1979), il ne rencontre pas un écho important comme c’est le cas depuis le début des années 1990. En 1992, un appel d’offre du ministère français de l’Equipement « La ville au risque de l’écologie : questions à l’environnement urbain » commence à questionner le discours plutôt négatif, encore prégnant, sur la ville et ses nuisances.

Le suivi des différents appels d’offre au cours des années 1990, traitant de ce même thème montre progressivement une évolution des discours, devenant de moins en moins « anti-ville », les positions devenant moins tranchées. C’est à partir d’un second appel d’offre en 1994, « La ville, la densité, la nature » que l’on voit clairement l’émergence de la densité comme option primordiale pour l’organisation des villes (Duhem 1999).

La densité à travers un demi-siècle de pensées et de politiques urbaines : un bilan

L’évolution des usages et de la perception de la notion montre que la densité urbaine, est une notion éminemment culturelle. L’imaginaire français attaché à la notion de densité est le produit d’une histoire politique, sociale et institutionnelle particulière. Ainsi, selon la période historique où l’on se place, la notion de densité urbaine est porteuse de valeurs et est associée à des notions telles que l’urbanité ou la citoyenneté sous l’égide de la durabilité, ou au contraire elle évoque l’insalubrité et le manque d’hygiène sociale sous le paradigme hygiéniste. A d’autres moments, la densité est un outil technique au service de la mise en place de la politique urbaine, sans qu’il y ait forcément de connotations ou de jugements implicites qui lui soient associés, comme c’est le cas sous l’influence du référentiel modernisateur. Le « problème » de l’étalement urbain, l’émergence du développement durable et le déplacement de la sensibilité écologique font ainsi partie d‘un ensemble de facteurs qui sont sous-jacents à la promotion actuelle de la densité comme antidote à la crise urbaine.

Plus récemment encore, le contexte actuel de crise du logement, que connaissent de nombreux pays, couplé à la lutte contre l’étalement urbain constituent les deux fondements d’une mise en avant des actions de densification. Cette mise en exergue tire alors en grande partie sa légitimité dans des concepts urbains tels que la ville compacte en Europe ou le smart growth en Amérique du Nord.

Références

  • Amphoux, P. 1999. La Densité Urbaine, Du Programme Au Projet Urbain. n°138. IREC. Lausanne: EPFL. (Deuxième tirage de 2001)

  • Clément, P., et Guth, S. 1995. « De la densité qui tue à la densité qui paye », In Les Annales de la recherche urbaine, Vol. 67, Juin 1995, pp. 73-83.

  • Dagnaud, M. 1978. Le Mythe de La Qualité de La Vie et La Politique Urbaine En France : Enquête Sur L’idéologie Urbaine de L’élite Technocratique et Politique (1945-1975). Paris: Mouton.

  • Duhem, B. 1999. Ville et Écologie. Bilan D’un Programme de Recherche (1992-1999). Paris: Ministères de l’Équipement et de l’Environnement.

  • Fijalkow, Y. 1995. “Les Usages de La Notion de Densité Résidentielle. Les Enjeux de L’intervention Publique À Paris, 1850-1946.” Les Annales de La Recherche Urbaine , no. 67 (juin): 85–94.

  • Lévy, J. et Lussault, M. 2013. Dictionnaire de la géographie. Paris: Belin.

  • Mayoux, J. 1979. Demain L’espace. L’habitat Individuel Péri-Urbain. Rapport de la mission d’étude présidée par Jacques mayoux. La Documentation Française. Paris: Études prioritaires interministérielle.

  • OECD. 2012. Compact City Policies a Comparative Assessment. Paris: OECD.

  • Touati, A. 2010. “Histoire Des Discours Politiques Sur La Densité.” Études Foncières, “La densification en débat”, dossier coordonné par Eric Charmes, , n°. 145 (mai-juin): 24–26.

  • World Commission on Environment and Development. 1987. The Brundtland Report, Our Common Future. Oxford University Press.