La densité fait partie des mots les plus utilisés par l’urbaniste, le géographe et l’aménageur. Pourtant, la densité n’est que le résultat du rapport entre une quantité et une surface. Elle porte cependant en elle une grande variété de sens, et aussi de malentendus et même de contresens. Le recours quasiment exclusif à la notion de densité pour caractériser le fait urbain occulte l’indispensable diversité de la population et des fonctions, tout autant que la proximité entre citadins et entre fonctions. Inversement, la densité n’est plus suffisante pour caractériser la ville diffuse, fonctions et habitants s’y trouvant reliés par la vitesse, substitut de la densité. Pour les habitants, la densité ressentie par la population urbaine est souvent bien différente de la densité réelle, la hauteur du bâti en perturbant la perception. Enfin, la densité est souvent substituée à la notion de compacité, qui n’implique pas l’abondance mais la juxtaposition et exprime une autre morphologie urbaine.
La « mécanique de la densité » est enclenchée, indépendamment de toute intervention urbanistique d’ensemble, d’une façon qui s’explique par le jeu entre attractivité spatiale liée à l’accessibilité, prix du foncier et coût de la construction. D’une part, les coûts de construction s’élèvent à mesure que la densité s’accroît, et le prix du foncier s’accroît quand l’accessibilité s’accroît. Aussi, pour rentabiliser des coûts élevés du foncier, les constructeurs recherchent-ils une forte densité. (Longtemps limitée par les techniques constructives, la densité ne s’est élevée fortement qu’au 20ème siècle, grâce à l’usage du béton, de l’acier… et de l’ascenseur.)
La valorisation foncière des espaces évolue en fonction des systèmes d’accessibilité. Quand l’automobile offre un large foncier accessible autour des villes, les prix fonciers baissent et la densité construite des nouveaux espaces urbanisés peut être faible. A contrario, le développement des réseaux de transport collectif à forte capacité a permis à de nombreux centres de métropoles européennes de conserver des valeurs foncières élevées. La mécanique des densités, fruit des interactions entre les mobilités et la valorisation foncière des lieux, explique les évolutions paradoxales des villes européennes depuis l’arrivée du chemin de fer. D’un côté les centres se sont densifiés très fortement. De l’autre, les périphéries urbaines, devenues de plus en plus accessibles par les progrès des transports motorisés, notamment automobiles, ont connu une urbanisation peu dense.
Pourquoi l’urbanisme, en grande partie du moins, aura-t-il cherché avec constance à influer sur cette mécanique largement spontanée ? Les premiers outils de l’urbanisme ont été construits pour limiter les excessives densités. Le coefficient d’occupation du sol vise ainsi à ajuster les densités des différents espaces urbains en fonction des investissements prévus dans les transports et les équipements publics (écoles, parcs, équipements sociaux, etc.). De nombreuses règles d’urbanisme, telles que la protection des monuments historiques ou encore des parcs et jardins, ont eu pour effet de limiter la densification de lieux recherchés. Dans les couronnes périphériques des agglomérations, la densification de l’espace urbanisé a constamment soulevé l’opposition de la population déjà installée.
Dans le contexte du développement durable, la densification des espaces déjà bâtis et leur mixité fonctionnelle apparaissent comme le moyen de réduire les impacts écologiques et climatiques des établissements humains. La densité est jugée propice à l’interaction sociale. Ces politiques en faveur de la densité contrecarrent les mécanismes économiques qui conduisent à de basses densités, tout comme les aspirations sociales : elles exigent donc de la part de la puissance publique une forte conviction et le soutien d’un modèle économique viable. Du point de vue du citadin, la densité peut être recherchée par les agréments qu’elle offre en termes d’ambiance urbaine ou, au contraire, évitée quand des moyens de transport permettent de compenser la distance entre les choses par la rapidité de la mise en relation. Du point de vue de la collectivité, s’il n’y a pas une « bonne » densité, les interventions en faveur ou non de la densification, qui contrarient ou bien encouragent le jeu spontané de la valorisation foncière, reposent sur des projets politiques où se mêlent intimement des finalités sociales, économiques et financières.
Ce que disent les auteurs sur la densité, la compacité et l’intensité.
Le Corbusier
On l’oublie souvent mais l’urbanisme fonctionnaliste « moderne » dont le héraut est Le Corbusier est né d’une critique face aux trop fortes densités urbaines. Quelques extraits de la Charte d’Athènes, qui a constitué l’aboutissement du quatrième Congrès international d’architecture moderne (CIAM), tenu à Athènes en 1933 sous l’égide de Le Corbusier.
Dans un second temps, la charte met la densité au cœur de la pratique de l’urbanisme planificateur. Définir la densité d’un quartier permet de mesurer les espaces nécessaires pour les constructions et définir les équipements collectifs nécessaires. Cette technique est toujours au cœur de l’urbanisme opérationnel.
Emile Durkheim
Emile Durkheim en 1898 produit une réflexion sur les causes sociologiques – et non d’abord économiques - de la division du travail. Parmi celles-ci et en lecteur de Darwin, il introduit la taille des villes et leur densité.
Louis Wirth
Le grand débat sur la densité porte sur l’effet des fortes densités urbaines sur les modes de vie. Dans cet article de 1938, Louis Wirth fait de la densité un élément déterminant de l’urbanité : l’accroissement de la densité favorise la différenciation entre les individus. L’influence de Georg Simmel est évidente.
Ulf Hannerz
Avec le développement de moyens de communication plus rapide, l’accès à la diversité n’est plus le seul apanage des espaces de forte densité. Y-a-t-il une qualité particulière aux espaces denses que ne peuvent suppléer les moyens de communication ? Ulf Hannerz, s’inscrit d’abord dans la lignée de Louis Wirth pour analyser les effets de la densité.
Dans un second temps, il discute de la possibilité de se passer de la densité pour connaître les mêmes effets sociologiques
Yves Chalas
Yves Chalas, dans la suite du questionnement d’Ulf Hannerz observe que les modalités nouvelles de communication imposent de repenser la définition classique de la ville.
D’où, un peu plus loin, le retour sur les nouvelles formes de l’urbanité, ou plutôt sur les formes supplémentaires de l’urbanité, qui remettent en cause l’exclusivité d’une urbanité historiquement liée, consubstantiellement, à la ville dense et compacte.
Geneviève Dubois-Taine
Dans la continuité de cette réflexion qui ne fait plus de la « densité » une dimension consubstantielle de l’urbanité, c’est à une autre lecture des territoires qu’incite la notion de « lieu intense » proposée par Geneviève Dubois-Taine en 2002.
René Schoonbrodt et Luc Maréchal
Dans le court extrait qui suit de René Schoonbrodt et Luc Maréchal invitent à différencier la densité de la compacité, deux notions très souvent confondues.
Références
Yves Chalas, L’invention de la ville, Economica, 2000, page 102.
Le Corbusier, La Charte d’Athènes, Editions de Minuit, 1957, collection « Points Essais ».
Geneviève Dubois-Taine, La ville émergente, PUCA/Ministère de l’Equipement, 2002.
Emile Durkheim, De la division du travail social, 1e édition 1893, Presses universitaires de France, Coll. Quadrige, 2004.
Ulf Hannerz, Explorer la ville, Texte réuni par Isaac Joseph, Editions de Minuit, Coll. Le Sens commun 1983.
René Schoonbrodt, Luc Maréchal, La ville, même petite, Editions Labor, Quartier libre, 2002.
Louis Wirth, « L’urbanisme comme mode de vie », 1938, in Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, L’école de Chicago : naissance de l’écologie urbaine, Champs Flammarion, 2004.