La mise à l’agenda politique de la densification : des facteurs scientifiques, politiques et sociaux
Anastasia Touati, octobre 2015
La mise à l’agenda des politiques de densification urbaine, aujourd’hui présentée comme la panacée pour la production de villes durables, est un phénomène relativement récent (voir la fiche sur la notion de densité urbaine au sein de l’histoire). Cette orientation nouvelle des politiques urbaines s’appuie en outre sur des travaux scientifiques qui la légitiment. Nous revenons, dans le cadre de cette fiche, sur les conditions ayant contribué à faire du crédo de la densification un succès dans une large fraction du milieu politico-urbanistique.
Des principes d’organisation urbaine pour justifier la densité
Si depuis plus de trente ans maintenant, les politiques publiques de nombreux pays font de la dilution de la tâche urbaine un enjeu de lutte majeur, ce n’est que depuis le début des années 1990 que l’on assiste à un retournement des politiques publiques en faveur des actions de densification. Le rapport Brundtland (World Commission on Environment and Development 1987) publié en 1987 par la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement, donne une dimension nouvelle à la protection de l’environnement naturel et de ses réserves et considère d’une manière inédite les modes de développement urbain. Ce rapport, qui consacre l’avènement du concept de développement durable ou développement soutenable (sustainable development), amène à repenser de manière conjointe les dimensions économique, environnementale et sociale des modes de développement, de façon à ce que ces derniers permettent de répondre aux besoins présents, sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins.
Nombreux sont les analystes à considérer que la réponse aux problèmes posés par le concept de développement durable doit être en majeure partie donnée à travers une meilleure planification des villes (Burton, Jenks et Williams 1996). En raison de la place centrale occupée par les centres urbains dans le fonctionnement de l’ordre économique mondial mais aussi parce que les conséquences des dommages environnementaux s’y ressentent de manière intense, les villes apparaissent comme un lieu majeur pour l’action publique en faveur d’un développement durable (Elkin, McLaren et Hillman 1991). L’enjeu est alors de mettre en place des politiques de gestion de la croissance des villes mais aussi d’organisation et de modelage de leurs formes qui contribuent à un fonctionnement urbain durable. En outre, l’idée se diffuse que, face à des enjeux de portée mondiale tels que l’effet de serre ou encore l’augmentation de la pollution, il conviendrait, entre autres choses, de limiter la place de l’automobile dans la ville. Or, pour de nombreux professionnels et théoriciens de l’aménagement, la densification est l’un des meilleurs outils à la disposition des professionnels de l’aménagement pour atteindre cet objectif, notamment parce qu’elle est supposée favoriser une utilisation restreinte de la voiture (Fouchier 1998; Newman et Kenworthy 1999).
Plus récemment, l’argument que l’on trouve développé est que les politiques de densification vont dans le sens d’un « renouvellement de la ville sur elle-même » et sont, de ce point de vue, une des alternatives aux actions visant à créer ex nihilo la ville durable, actions nécessairement limitées dans leur ampleur dans les pays déjà fortement urbanisés. La légitimation de ces politiques s’appuie alors largement sur la convocation des concepts urbanistiques tels que celui de la ville compacte ou encore de smart growth.
De l’influence en Europe du concept de ville compacte
Dans le domaine de la planification urbaine, l’utilisation du concept de ville compacte est couramment attribué à la sociologue américaine Jane Jacobs qui, dans son ouvrage, « The Death and life of Great American Cities » (1961), fustige la planification urbaine moderniste comme étant la cause du déclin de nombreux centres-villes américains. Elle prône le retour à des centres-villes compacts et vivants, dont les conditions de « réussite » résident dans la densité, la mixité des usages, la diversité des styles et époques architecturales et dans des formes urbaines compactes compatibles avec la marche à pied (Jacobs 1992). Ce modèle trouve en réalité son origine dans l’archétype des centres denses de nombreuses villes européennes qui sont vus, souvent de manière assez utopique, comme des endroits privilégiés pour favoriser une vie urbaine vivante, attractive et diversifiée (Burton, Jenks et Williams 1996).
Aujourd’hui, le point commun de l’ensemble des politiques d’injonction à la densification urbaine est leur affirmation du bien fondé du modèle de la ville compacte. Différents chercheurs se sont attachés à mettre en évidence les composantes de ce modèle d’organisation urbaine. Ils partent du postulat selon lequel les flux de mobilité sont en partie influencés par la morphologie urbaine et affirment que la compacité, par l’intermédiaire de processus de densification (augmentation des densités résidentielles, de population et d’emploi) et d’intensification (optimisation des espaces urbains déjà desservis et équipés) des tissus existants, permet de revitaliser les centres. Ces auteurs établissent alors un lien étroit entre la qualité de vie, les densités résidentielles, la compacité du bâti et la durabilité urbaine (Owens 1991; Elkin, McLaren et Hillman 1991; Herskowitz 1992; Bourne 1992; Newman et Kenworthy 1999; Hillman 2010).
Plus précisément, ces différents auteurs affirment que des mesures de maitrise de la croissance urbaine (urban containment) permettent de concentrer des usages et pratiques durables et diversifiés et contribuent à produire des formes plus compactes, donnant lieu à une réduction des besoins de mobilité. Pour eux, la compacité favorise l’utilisation des transports en commun mais aussi une utilisation plus efficace des infrastructures existantes. Elle permet une plus grande mobilité des personnes et une plus grande accessibilité des espaces. Dans cette perspective, proximité et diversité des fonctions de la ville encouragent l’utilisation du vélo et de la marche comme moyens de transport, d’où une dépendance plus faible envers la voiture (OECD 2012). La mise en place de fortes densités urbaines est également vue comme un moyen efficace de faire des économies d’énergie, que ce soit dans les transports ou en termes d’efficacité énergétique de quartiers et de bâtiments (S. E. Owens 1986). Parallèlement, les urbanistes défendent la compacité en la mettant en rapport avec la production de valeurs urbaines de tolérance ou d’hospitalité (Wiel 2006b), thèmes qui sont encore une fois à mettre en relation avec un idéal de la ville cher à l’imaginaire urbain européen. Pour d’autres chercheurs, la compacité est également un moyen de lutter contre la ségrégation résidentielle, car les politiques qui l’encouragent limitent les règles de contrôle de l’utilisation des sols destinées à exclure certaines populations1 (Nelson et al. 2004). De la même manière, les formes urbaines compactes sont vues comme étant plus adaptées pour promouvoir l’équité sociale, c’est-à-dire une meilleure redistribution des richesses et des ressources dans la ville. La mixité des usages ou encore la mixité sociale dans la ville compacte sont ainsi considérés comme apportant des conditions plus avantageuses pour les groupes défavorisés (Burton 2000).
Nombreux sont les chercheurs qui ont tenté de mettre en évidence les liens entre morphologie urbaine, densité et émission de gaz à effets de serre. L’argument principal de ces recherches est qu’une organisation de la ville réduisant le besoin de déplacements peut engendrer des économies d’énergie considérables (Newman et Kenworthy 1989; S. Owens 1991; Camagni, Gibelli et Rigamonti 2002). Les facteurs tels que la densité urbaine et le degré de mixité entre les différents types d’usage des sols sont ainsi considérés comme fondamentaux. Aussi, la séparation physique des activités y est considérée comme influençant de manière prédominante les besoins de mobilité. Les travaux de Newman et Kenworthy constituent une référence en la matière. Dans Cities and automobile dependance, les deux chercheurs australiens ont étudié la relation entre la consommation de pétrole liée aux transports par habitant et la densité de population, dans 37 grandes villes mondiales : en Australie, au Canada, aux Etats-Unis, en Europe et en Asie.
Ils mettent en évidence une corrélation négative existant entre densité de population et consommation énergétique liée aux transports (Newman et Kenworthy 1989). Les villes dont les densités de population sont les plus faibles et dont les taux de consommation sont les plus élevés sont les villes étatsuniennes. Les villes européennes se montrent, dans cette étude, relativement économes en énergie mais la palme revient à la ville de Hong Kong, qui s’avère de loin être la plus efficace. En conclusion de leurs travaux, Newman et Kenworthy recommandent, sans ambiguïté, la mise en œuvre de politiques urbaines promouvant la compacité urbaine et l’utilisation des transports publics.
Leurs résultats ont été largement mobilisés en Europe, au-delà même de la seule sphère scientifique. La « courbe de Newman et Kenworthy » fait en outre office de justification dans de nombreux documents politico-scientifiques, notamment dans le « Livre vert sur l’environnement urbain » de la Communauté Européenne (Communauté Européenne 1990).
Une cristallisation au sein du référentiel de développement durable
Enfin, au-delà des théories scientifiques, il est intéressant de prendre en considération les facteurs politiques et sociétaux ayant pu influencer l’avènement des mesures de densification au sein des politiques urbaines. Les politiques visant la production de villes durables ont, entre autres, pour objectifs la lutte contre l’étalement urbain, la promotion des transports en communs et des circulations douces, la préservation des espaces naturels et agricoles, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la lutte contre l’exclusion et le maintien de la mixité sociale et fonctionnelle dans la ville (Offner et Pourchez 2007). La densification urbaine (comprise ici à la fois comme l’augmentation de la population, du nombre d’emplois et du nombre de mètres carrés construits sur un territoire donné) est alors présentée par les pouvoirs publics comme une solution à l’équation posée par la ville durable, ainsi que le concept de compacité le suggère. La densification est donc en quelque sorte devenue, au sein du système de pensée qu’est le développement durable, un argument d’autorité et parfois même un élément de markéting urbain (Bunce 2004). Dire que l’on va densifier, pour de nombreux acteurs, c’est se prononcer pour l’application du concept de développement durable sur le territoire. La densité est donc aujourd’hui une notion socialement reconnue et valorisée de manière très positive. Selon nous, le récent retour des questions de densité est indissociable de l’avènement du concept de durabilité.
C’est donc en grande partie du fait de l’avènement de ce nouveau référentiel que la densification est réhabilitée. Parce qu’elle est partie intégrante d’un algorithme de ce référentiel, en contribuant à limiter la place de l’automobile en ville, à préserver les espaces naturels et agricoles et indirectement à diminuer les émission de GES, la densification est présentée comme une mesure clé du développement urbain durable.
Et cela est d’autant plus évident pour les pouvoirs publics qu’ils pensent pouvoir s’attaquer à un phénomène source d’une hantise ancienne : l’étalement urbain. La force du jeu d’opposition étalement urbain/densification contribue également à la mise à l’agenda politique de la densification. Cette mise à l’agenda tend de plus à être favorisée et relayée par une panoplie d’acteurs pour qui la densification est favorable à leur activité (élus des villes centre, architectes et urbanistes, certains promoteurs immobiliers, etc.).
1 Pour Eric Charmes, « Les politiques qui s’affichent comme des politiques paysagères sont aussi motivées par d’autres objectifs : derrière la critique paysagère des « immeubles », il y a souvent l’expression d’un rejet des populations qui les occupent. Ainsi, même si c’est souvent de manière détournée et contournée, de nombreuses communes mettent en œuvre des politiques d’exclusivisme social. Ces intentions politiques sont manifestes dans les règlements d’urbanisme qui empêchent la construction de maisons sur petites parcelles, ou encore dans le refus du logement social » (Charmes, 2006).
Références
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Bunce, S. 2004. “The Emergence of ‘Smart Growth’ Intensification in Toronto: Environment and Economy in the New Official Plan.”, In Local Environment, n°9 (2): 177–91.
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Burton, E. 2000. “The Compact City: Just or Just Compact? A Preliminary Analysis.”, In Urban Studies, n°37 (11): 1969–2006.
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Burton, E., Jenks M., and Williams K. 1996. The Compact City: A Sustainable Urban Form?, 1st ed. Routledge.
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Camagni, R., Gibelli M-C., and Rigamonti P. 2002. “Forme Urbaine et Mobilité : Les Coûts Collectifs Des Différents Types D’extension Urbaine Dans L’agglomération Milanaise.”, In Revue D’économie Régionale et Urbaine, n°1: 105–40.
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Communauté Européenne. 1990. Livre vert sur l’environnement urbain. Luxembourg: Office des publications officielles des communautés européennes.
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Elkin, T., McLaren D., and Hillman M. 1991. Reviving the City: Towards Sustainable Urban Development. London: Friends of the Earth with Policy Studies Institute.
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Jacobs, J. 1992. The Death and Life of Great American Cities. Vintage Books, ed. Vintage.
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Nelson, A., Dawkins C., and Sanchez T. 2004. “Urban Containment and Residential Segregation: A Preliminary Investigation.”, In Urban Studies, n°41 (2): 423–39.
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Offner, J-M., and Pourchez C. 2007. La Ville Durable, Perspectives Françaises et Européennes., La Documentation française, In Problèmes Politiques et Sociaux, n°933. Paris.
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Wiel, M. 2006. “Polysémie de La Densité …comment Vivre Avec…”, In Ministère de l’Equipement, Urba+, PUCA.
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