Buenos Aires, le modèle renationalisé de gestion de l’eau
Daniel Florentin, 2012
Cette fiche présente le cas d’une renationalisation de la gestion de l’eau, à Buenos Aires, après l’échec de la concession privée, d’un service d’intérêt général.
1.La plus grande concession d’eau au monde
L’une des consommations d’eau par habitant les plus élevées au monde (450L/p/j) et l’un des espaces les plus inégalitaires en termes d’accès au réseau : tel pourrait être résumé le paradoxe portègne, dans ce qui est considéré comme la plus grande concession d’eau au monde1.
Ce réseau immense fut l’objet d’un des grands contrats de participation du secteur privé (PSP) lors de la grande vague néolibérale des années 1990, qui toucha l’ensemble des pays d’Amérique latine et en particulier l’Argentine et le Chili. La concession fut gérée à partir de 1993 sous le régime du Partenariat Public-Privé (PPP), liant l’Etat argentin, le régulateur ETOSS et le concessionnaire Suez-Aguas Argentinas. Au moment de la mise en concession, l’idée défendue par les autorités publiques et relativement admise par la population était de mettre fin à une gestion publique grevée par des déficiences multiformes, que ce soit en termes de gestion, d’attention aux usagers ou de qualité de l’eau. Après treize années de gestion, le groupe Suez dut partir d’Argentine, à l’issue d’un conflit de plusieurs années, conflit hautement politisé et fortement médiatisé, qui a abouti à une procédure entamée par Suez auprès du CIRDI, le tribunal des conflits de la Banque mondiale. Au-delà des enjeux politiques et strictement contractuels, deux enjeux étaient au cœur du conflit, et correspondaient à la promesse non tenue par le groupe privé : l’accès universel au réseau et la mise en place d’un modèle associant davantage la société civile.
Depuis 2006, la compagnie Aguas Argentinas a été renationalisée, s’appelle désormais AySA, et a fait l’objet de réorientations politiques majeures. L’idée de cette étude est d’évaluer à la fois l’héritage de l’expérience privée et les avancées éventuelles sur ces deux questions éminemment sociales et politiques, et qui ont pu constituer la pierre d’achoppement avec l’opérateur privé. En d’autres termes, nous cherchons à aller au-delà des discours publics qui opposent de façon tranchée et trop étanche la gestion privée et la gestion publique, pour évaluer les continuités de la gestion actuelle avec le modèle précédent et les zones de transformation profonde, notamment sur la question de l’accès universel.
2.Un double héritage de l’expérience privée
Les treize ans de concession d’eau à une compagnie privée n’ont pas été balayés d’un coup par le nouveau gestionnaire public. La parenthèse de gestion privée a laissé une empreinte forte sur les pratiques de la société, en particulier dans deux domaines, la qualité de l’eau et l’émergence de la figure de l’usager.
L’arrivée du groupe Suez a permis un changement considérable en termes d’amélioration des processus de traitement de l’eau et de continuité du service. Les coupures estivales ont alors cessé, et le plus grand laboratoire d’Amérique latine de l’époque fut construit pour contrôler la qualité de l’eau distribuée. Cette avancée notoire ne s’est pas démentie par la suite avec le retour dans le giron public. Les différentes procédures ont fait l’objet d’une routinisation qui s’est pérennisée par-delà les changements de régime de gestion.
Cette routinisation s’est aussi retrouvée dans la mise en place non remise en cause d’un service clientèle auprès des usagers, pour traiter leurs plaintes et réclamations, et gérer le réseau au plus près des attentes de ceux qui l’utilisent. Ce système progressivement mis en place par la société Aguas Argentinas a permis l’émergence de la figure de l’usager, et donc d’une attention particulière prêtée aux prestations les concernant. Cela implique notamment des enquêtes de satisfaction et une adaptation de la politique stratégique de l’entreprise en fonction des attentes des usagers. Ce principe n’a pas été remis en cause depuis 2006, pleinement intégré à la gestion de la compagnie.
3.Un héritage ambigu sur les questions de régulation
A l’inverse de ces continuités manifestes, le nouveau système de gestion publique de l’eau s’est appuyé sur une base contractuelle diamétralement opposée au modèle qu’il a remplacé. Le PPP liant l’Etat et la compagnie d’eau reposait sur le modèle dit anglais de régulateur externe, l’ETOSS, en charge des fixations de normes, de tarifs et d’amendes en cas de non-respect des conditions contractuelles. S’il existe officiellement toujours un régulateur, l’ERAS, qui a pris la suite de l’ETOSS, son rôle a été modifié, pour ne pas dire annulé. Le régulateur dépendant du même ministère que la compagnie d’eau, il ne peut pas le sanctionner financièrement, car cela reviendrait à s’auto-sanctionner. La régulation a donc été internalisée et son rôle effacé, dans un schéma ressemblant davantage au système français de confrontation directe des usagers et des compagnies d’eau, sans régulateur externe intermédiaire.
Cependant, si les plaintes étaient nombreuses et régulières durant la période de gestion privée, on notera une diminution drastique des plaintes depuis le retour dans le secteur public de la compagnie d’eau. Au-delà d’un attachement traditionnel au service public, cette diminution a aussi une autre explication, liée au gel des tarifs depuis le début des années 2000. L’eau reste à un prix dérisoire, et n’est donc pas un sujet de contestation publique ou politique. En d’autres termes, il est souvent plus coûteux de se déplacer pour contester une facture d’eau peu onéreuse que d’en acquitter le paiement.
Ce gel tarifaire a pour corollaire une faible couverture des coûts opérationnels par la compagnie. Pour améliorer la viabilité financière du groupe et son autonomie relative, un plan d’ajustement tarifaire a en ce sens été décidé, pour couvrir dans les cinq années à venir l’ensemble des coûts opérationnels. Cela correspondrait à une augmentation de près de 300% des tarifs actuels. Cette hausse a été appliquée, mais reste pour l’instant insensible pour les usagers, car essentiellement couverte par les subventions de l’Etat, au nom de sa politique du droit à l’eau pour tous.
4.Une grande nouveauté : le volontarisme étatique
La différence majeure du nouveau modèle de gestion tient en fait moins à ces changements contractuels du système de régulation qu’à la mise en place d’une politique extrêmement volontariste de la part de l’Etat pour les questions d’eau. Cette politique suit en droite ligne les principes de la plateforme politique de la présidente Kirchner promouvant la mise en place de nouveaux droits économiques et sociaux, dont le droit à l’eau est un des avatars.
Ce droit à l’eau trouve deux expressions dans la concession d’eau du grand Buenos Aires. La première, c’est une politique de grands travaux d’ampleur inédite.
Deux grandes stations de traitement des eaux sont ainsi en construction ou en voie d’achèvement (Las Palmas et Virrey del Pino), une autre doit être agrandie (Belgrano) ; la construction de deux énormes stations d’épuration des eaux usées est également en cours de réalisation. Par ces travaux, on augmente à la fois la production d’eau, et donc l’eau disponible pour la région métropolitaine de Buenos Aires, mais AySA apporte également une solution aux problèmes récurrents de pollution du Riachuelo, le fleuve célébré dans les chansons de Carlos Gardel, mais qui s’était transformé en égout à ciel ouvert, notamment dans la ville de La Matanza. Ce programme massif d’extension du réseau d’eau et d’assainissement de plusieurs milliards de dollars est financé quasi intégralement par les subsides de l’Etat, la Banque mondiale ayant tardé à accepter un prêt pour l’un des grands projets.
La deuxième branche de ce programme volontariste reprend l’idée d’une participation citoyenne plus active, autour du programme Agua Mas Trabajo. Par ce programme social, des coopératives de travail, encadrées par AySA, réalisent les travaux nécessaires pour l’adduction d’eau potable dans les quartiers non solvables, souvent situés dans des zones de bidonvilles. La qualité de l’eau distribuée est contrôlée par AySA, et reste normalement similaire à la qualité en d’autres points du réseau. L’acceptabilité sociale et le soin du réseau sont en revanche plus forts, grâce à l’idée que les habitants participent à la construction de leurs propres réseaux, et peuvent enfin y avoir accès. Ce programme d’une ampleur inédite a ainsi permis l’extension du réseau d’eau à près d’un million d’habitants en moins de cinq ans, chiffre considérable, d’autant qu’il s’agit souvent des populations les plus fragiles socialement et économiquement. Il représente plus de 80% des nouveaux connectés grâce aux extensions du réseau, et donne une matérialité très concrète aux exigences de participation sociale et de droit à l’eau pour tous.
5.Un point reste en suspens : la gestion des fuites et le maintien en état du réseau
Si le volontarisme étatique a permis d’améliorer sensiblement les capacités du réseau à répondre à une demande toujours importante et croissante, cette amélioration pose des problèmes de pérennité. L’extension du réseau et l’amélioration de la desserte s’est faite essentiellement en augmentant la production d’eau, et pas en résorbant les fuites, qui représentent jusqu’à près de 40 % de l’eau produite. Les politiques de gestion des fuites n’ont pas encore été mises en place, alors qu’elles représentent un enjeu majeur en termes de gestion durable du réseau. Leur absence pourrait constituer à moyen terme un frein important aux améliorations permises par une politique d’investissements inédite.
Dans le même ordre d’idées, de nombreux indicateurs montrent un mauvais entretien relatif du réseau existant, ce qui pourrait avoir des conséquences similaires. Cela vient souvent faire écho aux critiques dénonçant le manque de mise en concurrence pour certains travaux et, par ce biais, un manque supposé d’efficacité de leur réalisation.
Ces deux freins viennent apporter des nuances aux améliorations tangibles proposées par le nouveau modèle de gestion de l’eau dans le cadre de l’entreprise renationalisée AySA. Il n’en reste pas moins que, aussi bien sur les questions d’accès universel que de participation sociale et citoyenne, le retour dans le giron public a pu constituer, à Buenos Aires, un pas en avant non négligeable.
1 Une large part de l’aire métropolitaine de Buenos Aires est desservie en eau par un prestataire unique, dans le cadre de ce qui est la plus grande concession d’eau au monde, regroupant sur son territoire plus de 10 Millions d’habitants.