La gestion de l’eau en Amérique du Sud
Daniel Florentin, novembre 2012
Ce dossier expose les limites du dogme néolibéral, à travers l’exemple des partenariats publics-privés (PPP) en matière de gestion de l’eau. Loin d’avoir convaincue, les délégations de services publics mise en place de manière généralisée dans les pays du Sud ont souvent dû être abandonnées, en raison de nombreuses déficiences. C’est ce que montre l’exemple argentin où aucun des promesses, techniques comme économiques n’ont été tenues. Par ailleurs, cette étude de cas pose, de manière indirecte, la question des biens communs VS biens commerciaux et de ce fait la primeur donnée, chez les premiers, des usagers et des citoyens quand les seconds favorisent les actionnaires. Cette fiche permet aussi de nuancer l’injonction aux « bonnes pratiques de gouvernance » qui sous prétexte de fournir un protocole global tend à minimiser le poids des contextes locaux et leurs héritages anthropologiques, historiques et culturels.
1. le partenariat public-privé dans le secteur de l’eau, une illustration du Consensus de Washington
Au cours des années 2000, la Banque mondiale, qui avait longtemps promu le modèle de la délégation de services publics à des groupes privés, est revenue sur une de ses stratégies principales. Plusieurs rapports publiés en son sein ont ainsi reconnu qu’il n’y avait pas de supériorité a priori du secteur privé sur le secteur public. Ce changement faisait suite à vingt ans de campagnes massives promouvant, pour la gestion de la plupart des services d’intérêt général, la mise en place soit de privatisation totale, soit de partenariats public-privé (PPP), qui sont les deux formes les plus répandues de participation du secteur privé (PSP). En d’autres termes, la Banque mondiale signait en quelque sorte la fin de la diffusion uniforme de ce qui a été appelé par l’économiste Williamson le consensus de Washington, à savoir les programmes de réformes néolibérales défendues par les principales institutions financières internationales ayant leur siège dans la capitale américaine.
Le secteur de l’eau, de ce point de vue, a été à la fois un moteur de ces campagnes politiques et un révélateur des limites de ce modèle du PPP. Les trois plus grands groupes mondiaux, Suez, Veolia et Thames Water, représentent à eux seuls une bonne partie de l’éventail des modèles en cours et constituent également les illustrations de certains échecs de ces modèles. A l’échelle mondiale, deux modèles de PSP se font concurrence :
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l’un dit anglais, qui repose sur la privatisation des infrastructures et de leur gestion avec un régulateur externe ;
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l’autre dit français, et qui lie gestion privée et propriété publique des infrastructures dans un partenariat public-privé sans régulateur extérieur. La régulation s’y opère dans la relation entre l’autorité concédante et le concessionnaire.
Ces deux modèles ne sont pas forcément disjoints, et le cas argentin offre à cet égard un modèle intéressant puisqu’il fut un hybride entre modèle français et modèle anglais, avant de revenir à un schéma d’entreprise nationalisée. Ce cas permet ainsi à la fois de mettre en lumière les apports qu’ont pu constituer la mise en place de pareils schémas juridiques, mais aussi de montrer les limites importantes qui ont marqué l’ère du PPP, et notamment son manque d’adaptation au contexte local et la sous-estimation de la nature éminemment politique de la gestion de l’eau.
Le but de cette note est de déterminer les enjeux politiques et sociaux liés à la mise en place du PPP dans le secteur de l’eau, et notamment dans le cas argentin, pour envisager les limites à apporter à la notion de modèle.
2. Un modèle vendu comme la solution par les institutions internationales
Le modèle du Partenariat Public-Privé tel qu’il a été appliqué aux réseaux d’eau correspond à une idée préconçue, celle de la nécessité supposée de dépolitiser la gestion d’un service aussi essentiel que celui de l’eau. L’accès à l’eau, dans les pays où le réseau n’offre pas une couverture universelle, a été historiquement l’objet de conflits politiques et un enjeu de pouvoir important. L’idée développée était celle d’une gestion qui se revendiquerait comme essentiellement technique et non politique. Mais c’était faire abstraction de la réalité du terrain et du caractère intrinsèquement politique et politisé de ces réseaux.
Le contexte qui a présidé à la mise en concession de ces réseaux n’est cependant pas neutre. Il peut être résumé par ce que Susan Spronk a appelé les trois « moins », qui caractérise la crise de gestion de nombreux services municipaux d’eau et d’assainissement à travers le monde, et particulièrement en Amérique latine :
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un faible taux de recouvrement des factures,
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une faible productivité
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et une faible qualité de service et de couverture par les réseaux.
C’est dans ce cadre qu’ont été mis en place au début des années 1990 les contrats de PPP de la plupart des concessions d’eau en Argentine, mais également en Bolivie et dans un certain nombre de régions du cône Sud. A cette époque, ils furent prisés par tous les gouvernements, et considérés comme une solution possible à la crise qui frappait les pays de cette région, notamment liée à l’hyper-inflation et à un endettement croissant. L’arrivée du secteur privé permettait d’assainir les comptes publics et de faire venir du capital frais en masse et en un temps assez court.
Le contrat de Buenos Aires fut l’un des plus médiatisés, car il a permis à Suez, appelé encore Lyonnaise des Eaux à l’époque, de recevoir la gestion de la plus grande concession d’eau au monde, regroupant plus de 10 millions d’usagers. Les objectifs assignés au concessionnaire étaient doubles :
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une amélioration de la qualité du service
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et l’extension du réseau pour atteindre la couverture universelle dans les quinze années suivant le début de la concession.
Les appels d’offre tels qu’ils étaient dessinés par le gouvernement argentin et la Banque mondiale n’ont guère laissé la place qu’à des grands groupes multinationaux, les exigences des montages financiers empêchant des groupes locaux de pouvoir se porter comme candidat sérieux. La Lyonnaise des Eaux est ainsi arrivée en Amérique latine dans un contexte qu’elle ne connaissait guère et qui posait des problèmes qu’elle n’avait jamais eu à traiter auparavant, à savoir l’inclusion d’une importante partie de la population dans le réseau, souvent pauvre quand elle n’est pas insolvable.
3. Quel bilan tirer de ces expériences ?
Après treize années d’exploitation à Buenos Aires, dix ans dans la province de Santa Fe, les contrats furent dénoncés et le litige aboutit à un contentieux lourd porté devant le tribunal de la Banque mondiale sur les investissements étrangers (CIRDI) et se solda par la fin des différents PPP.
Si des progrès indéniables furent réalisés en termes de qualité de l’eau, de mise en place de processus industriels de pointe, de prise en considération des usagers, et d’extension relative du réseau, les PPP tels qu’ils ont pu être pratiqués, ont péché en termes d’investissement et en termes d’extension du réseau aux populations non solvables. La question de l’accès universel est restée de l’ordre de l’horizon d’attente inaccessible et l’investissement a été conditionné à des logiques de rentabilité souvent court-termistes, liées aux exigences de retour sur investissement des actionnaires des grands groupes concernés.
On retrouve ici les conclusions du rapport de la Banque Mondiale piloté par Philippe Marin, et qui a comparé en 2009, 65 contrats de PPP dans le domaine de l’eau, utilisant quatre indicateurs de réussite :
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l’extension,
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la qualité du service,
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l’efficience opérationnelle
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et l’évolution tarifaire.
Cette évaluation montre que rares sont les cas où l’on trouve ne serait-ce que deux critères positifs parmi les quatre, et les contrats dans les pays du Sud ne font en fait que répliquer, de manière plus ample, les problèmes connus pour ce type de contrat dans les pays du Nord.
4. L’illusion de la dépolitisation de la distribution des services essentiels
Ces réformes visant à la dépolitisation de la gestion sont en fait en elles-mêmes un acte politique, par la philosophie qu’elles professent, et notamment l’idée de l’eau comme un bien commercial comme les autres, pouvant faire l’objet d’une marchandisation au même titre qu’un autre produit. La vision développée par la Banque mondiale a fait de l’efficience économique et du full cost recovery1 deux paradigmes jugés fondamentaux et indépassables d’une doctrine visant à faire porter l’essentiel des coûts sur le consommateur et les nouveaux usagers, à l’opposé de ce qui s’est toujours pratiqué dans les pays occidentaux où ces coûts ont été absorbés par la puissance publique.
Les responsables de Suez ont critiqué eux-mêmes ce paradigme du full cost recovery, qui suppose de faire reposer tous les coûts de fonctionnement et d’extension sur les seuls usagers par le biais de la facturation, les nouveaux entrants dans le réseau devant payer leur connexion intégralement. Ce schéma rendait impossible l’inclusion des populations les moins solvables, pour qui l’adduction au réseau coûtait le salaire de plusieurs mois. C’est pour essayer de nuancer ces impérities contractuelles que la compagnie avait d’ailleurs lancé deux nouvelles taxes, à la fin des années 1990, le SUMA, destinées à faire payer l’inclusion des nouveaux usagers par l’ensemble des consommateurs.
Cela révélait aussi l’une des déficiences profondes des PPP, à savoir le faible apport de capital frais. Celui-ci fut d’à peine 2,6 % des coûts pour la période courant de 1993 à 2001 dans le cas de Buenos Aires, et les autres cas suivent la même tendance. Cette logique politique a ainsi conduit à conditionner toute extension à une augmentation préalable des tarifs, permettant de la financer. En ce sens, la logique de l’efficience économique était mise loin devant les principes de l’efficience sociale et des bienfaits supposés que pouvaient générer l’extension du réseau à l’ensemble de la population, aussi bien sur le plan sanitaire qu’économique.
Conclusion : le manque d’adaptation au contexte local
En creux, on retrouve finalement l’une des limites profondes du PPP, qui est en fait double. Ces contrats peuvent certes avoir un intérêt s’ils sont assis sur une régulation stricte, contrôlant les investissements scrupuleusement. Mais ils pâtissent souvent d’un manque d’adaptation au contexte local, dont les contrats pour l’eau ont donné une illustration frappante, sous-estimant ainsi pleinement le caractère politique de sa gestion. Ce constat doit faire nuancer la notion de best practice diffusable en tout lieu : l’historicité de chaque contexte impose des solutions ad hoc. Les modèles strictement exportés de l’extérieur se transforment ainsi souvent en greffe rejetée et en succès avorté par manque d’adaptation aux réalités locales.
La deuxième limite, qui lui est corrélée, est aussi une difficulté à traiter la question sociale, et une incapacité à remplacer la puissance publique dans ce domaine : en d’autres termes, le PPP reste souvent incapable d’assurer l’extension universelle du réseau, la logique des entreprises privées étant souvent difficilement conciliable avec l’inclusion de populations non solvables. Les grands travaux d’extension du réseau pour atteindre cet idéal de couverture universel, restent souvent du ressort des autorités publiques, comme ce fut historiquement le cas dans les pays occidentaux.
1 Recouvrement des coûts de fonctionnement et d’investissement par la seule facturation
2 analyses
- L’eau comme droit de l’homme : application concrète à Buenos Aires
- Le PPP en question dans la gestion de l’eau : les limites de la notion de modèle