Des périurbains anti-urbains ?

Eric Charmes, octobre 2015

L’urbanité est, dans un premier sens, une disposition psychologique, qui caractérise les individus capables d’interagir respectueusement et pacifiquement avec d’autres individus, différents d’eux. Les expériences réalisées dans la grande ville sont généralement considérées comme favorables à l’acquisition de cette disposition. Toutefois, la ville ne peut avoir un tel rôle qu’à la condition qu’elle soit dense et mixte, favorisant ainsi des rencontres variées et multiples. Selon de nombreux auteurs, dont Jacques Lévy (1999), ces caractéristiques fondent l’urbanité des villes, l’urbanité étant dans ce second sens une qualité de l’espace. Ainsi, l’urbanité des villes se refléteraient dans l’urbanité de ses habitants, sa fréquentation permettrait d’acquérir une éthique tolérante et respectueuse de la différence.

Jacques Lévy a élaboré la notion de gradient d’urbanité pour hiérarchiser les espaces. Le plus haut niveau d’urbanité se trouve dans les centres et plus on s’en éloigne, plus ce niveau baisse. A cette aune, les espaces périurbains apparaissent particulièrement mal dotés, au sens où la densité et la diversité y sont limitées. Enfermés dans des ensembles pavillonnaires peuplés de familles qui leurs ressemblent, parcourant des centres commerciaux vidéo-surveillés et aseptisés, les habitants des périphéries ne paraissent plus faire l’expérience de la différence, de l’altérité.

Toutefois, certains chercheurs contestent l’idée que l’urbanité du périurbain serait moindre que celle des centres. Il faut tout d’abord mettre les choses en perspective. Certes, en tant que lieu de confrontation concrète à des inconnus, les espaces publics des centres denses et mixtes ont vraisemblablement joué un rôle historique dans la mise en question des traditions et donc dans la construction de l’espace public de discussion qui fonde les démocraties contemporaines, mais il reste à montrer que le lien entre ces deux dimensions de l’espace public est toujours aussi fonctionnel qu’il l’a été. Dans un monde aujourd’hui largement urbanisé, où les médias de communication à distance atteignent les moindres recoins de la planète, il est permis d’en douter.

En tout cas, les enquêtes empiriques n’indiquent pas une déficience éthique de la vie périurbaine. Cette vie est différente de la vie dans les centres des villes mais, pour ce qui est de l’exposition à la différence, la valeur éthique de la première peut difficilement être jugée inférieure à celle de la seconde. Commençons par l’expérience faite autour du lieu de résidence. Même si un ensemble pavillonnaire est très homogène, les confrontations entre voisins sont de véritables expériences de l’altérité parce que les protagonistes sont devenus en large part des inconnus les uns pour les autres. Ces expériences de l’altérité restent bien évidemment limitées par un consensus d’arrière-plan qui permet à de nombreuses choses d’aller sans être dites. Il n’empêche elles ne doivent pas être négligées.

A l’échelle métropolitaine, les expériences réalisées par les périurbains au fil de leurs déplacements quotidiens ne sont pas toujours très différentes de celles des habitants des grands centres urbains. Les espaces commerciaux périurbains par exemple, ne sont pas aussi éloignés qu’il y paraît du statut d’espaces publics. Jean-Samuel Bordreuil, qui les a étudiés avec une approche quasi ethnologique, voit en eux des lieux de frottement (2002). Il y a retrouvé l’exposition des uns aux autres avec laquelle Walter Benjamin a caractérisé les boulevards parisiens du dix-neuvième siècle. D’autres auteurs ont souligné la richesse des interactions qui prennent forme dans les centres commerciaux en observant qu’on ne fait pas qu’y consommer, qu’on y vient aussi pour s’y promener ou pour y flirter. Des recherches en cours à l’heure où nous écrivons semblent confirmer ces résultats.

En même temps, vivre dans un centre urbain n’implique plus nécessairement la fréquentation des espaces publics censés entretenir la culture urbaine (Charmes, Launay et Vermeersch, 2013). Que dire en effet de ces centres commerciaux que sont devenus la plupart des quartiers historiques des grandes villes ? Ces rues bordées de magasins franchisés sont-elles très différentes des allées des centres commerciaux périurbains ? De même, que dire de l’habitant d’un quartier touristique muséifié qui, en dehors de déplacements professionnels ou de villégiatures, ne s’éloigne que très rarement de son domicile et qui limite ses fréquentations à un milieu social très étroit ? Est-il vraiment plus exposé à l’altérité qu’un cadre moyen qui quitte chaque matin sa maison pour emprunter un train de banlieue bondé et qui fait ses achats le samedi après-midi dans un centre commercial à l’ambiance parfois électrique ?

Il ne s’agit certes pas de contester l’idée que l’engagement dans la vie périurbaine soit lié à une attitude spécifique vis-à-vis des espaces publics urbains. C’est un fait que le goût de la foule, du mélange et de la diversité caractérisent mieux les urbains que les périurbains. Des enquêtes montrent qu’aux États-Unis, les habitants des zones pavillonnaires manifestent souvent une crainte, voire une phobie des foules bigarrées et cosmopolites des quartiers centraux (Lofland, 1998). Pour cette raison, par exemple, les barrières qui entourent les ensembles pavillonnaires ne sauraient être considérées avec la même bienveillance que les digicodes et les interphones qui restreignent l’accès aux espaces collectifs des immeubles. Il convient cependant de rester prudent dans l’analyse des valeurs morales et des expériences vécues qui caractérisent la vie périurbaine.

Références

BORDREUIL Jean-Samuel, 2002, Plan de Campagne, la ville résurgente, in Geneviève DUBOIS-TAINE, La Ville émergente. Résultats de recherches, PUCA, Ministère de l’Equipement, p. 63-80

CHARMES Eric, Lydie LAUNAY et Stéphanie VERMEERSCH, 2013, Le périurbain : France du repli ?, La vie des idées, en ligne

CHARMES Eric, 2007, Les Périurbains sont-ils anti-urbains ?, Les Annales de la recherche urbaine, n° 102, p. 7-18.

CHARMES Éric et Jean-Michel LEGER (Eds), 2009, Retour sur « La Ville émergente », Flux, n° 75, p. 80-98.

LEVY Jacques, 1999, Le tournant géographique : penser l’espace pour lire le monde, Belin.

LOFLAND Lynn, 1998, The Public Realm. Exploring the City’s Quintessentiel Social Territory, Aldine de Gruyter