PAP 74 - L’observation du paysage, un instrument politique
Autour du programme de monitoring observation du paysage Suisse
Gilles Rudaz, mars 2024
Le Collectif Paysages de l’Après-Pétrole (PAP)
L’approche paysagère considère aujourd’hui le paysage comme une réalité non pas figée mais dynamique, c’est-à-dire en constante évolution. Les paysages se transforment sous l’effet de différents facteurs : les facteurs naturels, les modes d’utilisation du territoire par les hommes ou encore le regard que porte sur eux la société. Les politiques paysagères contemporaines ne se donnent donc pas pour but la seule préservation d’un état donné du paysage, mais d’accompagner son évolution. Dans cette perspective, le suivi des transformations du paysage devient un instrument nécessaire à la conduite d’une politique paysagère.
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Dans son article 6.c, la Convention du Conseil de l’Europe sur le paysage1 relève l’importance de l’observation pour élaborer des connaissances sur les paysages. Cette production de connaissances suppose l’identification, la caractérisation et le suivi des transformations des paysages.
La production de connaissances sur le paysage peut être considérée comme un instrument de politique paysagère, elle en est même un prérequis. De ce fait, des pays, régions, départements, communes et territoires comme les parcs naturels régionaux ont initié des démarches de production de connaissances sur leurs paysages, parmi lesquelles figurent les emblématiques atlas du paysage. Ces informations constituent une base à partir de laquelle formuler les objectifs de qualité paysagère que l’on souhaite voir incarnés par l’évolution d’un paysage. L’observation du paysage se situe en amont de la formulation de ces objectifs de qualité. Elle peut ensuite se retrouver en aval de la formulation de ces objectifs de qualité pour évaluer dans quelle mesure ces objectifs sont atteints ou si l’on s’en approche, et pour évaluer si les stratégies et instruments mobilisés permettent de les atteindre. Le schéma ci-dessous expose cette articulation. Les flèches de rétroaction décrivent la façon dont les résultats du suivi des transformations du paysage peuvent interagir avec la définition de ce que l’on cherche à évaluer et la façon de le faire (p. ex. création d’un nouvel indicateur), sur les objectifs recherchés, voire leurs formulations même, et sur les mesures engagées pour atteindre ces objectifs.
Le programme national suisse de monitoring « Observation du paysage suisse » (OPS)
Le programme national de monitoring « Observation du paysage suisse » documente et évalue l’état du paysage et son évolution. Il se base sur l’article 25a de la Loi fédérale sur la protection de la nature et du paysage (LPN) : « La Confédération et les cantons veillent à informer et à conseiller les autorités et le public sur l’état et l’importance de la nature et du paysage ». Cet article formule une exigence qui s’apparente à un droit à l’information. Le programme OPS rend compte du paysage sur l’ensemble du territoire suisse. Il fait donc écho à l’injonction de ne pas considérer uniquement les paysages dits remarquables, mais également les paysages qualifiés d’ordinaires ou du quotidien. Conformément à la double dimension du paysage, c’est-à-dire à la fois physique et perçu, le programme d’observation suisse mobilise deux grands groupes d’indicateurs : physiques et sociaux.
La dimension matérielle du paysage Il importe en premier lieu de décrire les grandes dynamiques de la couverture du sol (zones urbaines, infrastructures, forêts, agriculture). Produite par l’Office fédéral de la statistique à partir de photos aériennes, la statistique de la superficie offre des informations précises sur l’évolution du territoire en Suisse 2. Les informations quantitatives permettent de savoir si l’étendue des surfaces reste stable, diminue ou augmente. Au cours des 33 années entre 1985 (1979/85) et 2018 (2013/18), une surface équivalente à 0,7 m² était construite chaque seconde en Suisse pendant que, durant ce même laps de temps, disparaissait 1,1 m² de surface agricole et que les surfaces boisées gagnaient 0,6 m². Une mise en perspective générale permet d’établir le rythme du changement et si l’évolution de tel type de surface se fait au détriment ou bénéfice de tel autre.
Ces informations sur les modes d’utilisation du territoire révèlent les grandes tendances d’évolution mais doivent être affinées si l’on cherche à fournir des informations sur la qualité paysagère de ces différentes surfaces. Un indicateur sur le degré d’imperméabilisation nous renseigne sur la qualité du milieu bâti, un indicateur sur la diversité des formes d’exploitation agricole permet de faire une première appréciation au sujet de la qualité de la surface agricole. Cet indicateur décrit le nombre moyen d’utilisations de la surface agricole par commune selon le relevé des structures agricoles. En se basant sur le nombre de cultures différentes par commune, cette diversité des formes d’exploitation agricole est en augmentation. Il est également possible de produire des informations « en négatif ». Pour le thème des infrastructures par exemple, il est utile de recenser leur nombre ou leur étendue, il est également possible de mesurer la part des espaces libres où rien n’a encore été installé. L’indicateur spécifique consacré considère comme sans installations les surfaces de 0,5 par 0,5 km au moins sur lesquelles ne se trouvent aucun bâtiment, route, chemin de fer, mur, antenne ou autre équipement. Sur cette base, les surfaces sans installations, en Suisse, représentaient en 2020 26 % de la surface du pays. Très rares sur le plateau, ces surfaces se concentrent dans les Alpes 3. Deux indicateurs spécialement élaborés par la Suisse ont été repris par l’Agence européenne de l’environnement pour traiter du paysage. Le premier est le morcellement, qui exprime la probabilité que deux points choisis aléatoirement soient reliés entre eux sans être séparés par une surface construite 4. Le second est le mitage, calculé à l’aide d’une formule qui tient compte de la proportion des surfaces construites, de leur dispersion spatiale ainsi que de la densité de la population et des emplois 5. En raison de l’expansion de la surface de l’habitat et des infrastructures, le mitage et le morcellement du paysage se poursuivent en Suisse (voir rapports OPS).
La perception du paysage
Les paysages se transforment dans leurs dimensions matérielles. De la même façon, leur appréhension sociale évolue elle aussi. Il importe donc de considérer les perceptions du paysage et d’en suivre les évolutions dans le temps. Sur les solides bases théoriques identifiées par l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage, plus connu sous son acronyme germanophone WSL, le programme s’est attaché à rendre compte des multiples dimensions de la perception du paysage. Certains critères se concentrent sur la dimension perceptive du paysage. Cette perception dépend d’informations qui peuvent venir du paysage lui-même. Selon la théorie du traitement de l’information, les paysages sont attrayants lorsqu’ils incitent à l’exploration (complexité et potentiel de découverte) tout en offrant des possibilités d’orientation (cohérence et lisibilité) 6. D’autres aspects éclairent l’attribution de significations culturelles au paysage, comme par exemple la singularité ou l’authenticité, ce que le WSL qualifie de « paysage interprété » (Kienast et al. 2013). La méthode mobilisée pour révéler ces diverses dimensions du paysage est l’enquête auprès de la population à partir d’un questionnaire. Ce dernier est fait de divers énoncés sur lesquels les personnes interviewées indiquent, sur une échelle de gradation allant de 1 à 5, dans quelle mesure elles sont en accord ou non avec eux. Un indicateur résulte de la moyenne de toutes les réponses. Une enquête nationale a été réalisée durant l’été 2011 auprès d’un échantillon représentatif de 2814 personnes, une seconde a été reconduite durant l’été 2020 auprès de 2090 personnes.
Le premier constat qui ressort des enquêtes est le fort attachement des gens au paysage et leur satisfaction au sujet du paysage de leur commune de résidence. Le choix de travailler à l’échelle de la commune de résidence fait écho à la notion de paysage du quotidien énoncée dans la Convention du Conseil de l’Europe sur le paysage7. La comparaison entre les deux relevés de 2011 et 2020 montre que ce haut degré de satisfaction est resté très élevé. L’enquête de 2020 donnait par exemple comme valeur moyenne pour la beauté du paysage une note de 4,16. Les informations socio-démographiques apportent des précisions sur cette estimation. Ainsi, les femmes, les personnes résidant depuis longtemps dans une même commune et les propriétaires apprécient davantage la beauté du paysage de leurs communes de résidence que les hommes, les personnes récemment installées et les locataires. Les analyses mettent également en avant les différences de perception entre les habitants des zones urbaines, péri-urbaines et rurales. Les habitants de ces dernières ont une appréciation plus positive de leur paysage. En 2020, les habitants des zones rurales lui attribuaient une valeur moyenne de 4,46, les habitants des communes urbaines de 4,05. L’enquête de 2011 rendait compte des perceptions de l’état du paysage. Cette approche est apparue comme trop restreinte et il a été jugé nécessaire de la compléter par un examen de la perception des changements dans le paysage ainsi que de l’appréciation de ces changements. Ainsi, l’édition de 2020 s’est intéressée également à la perception des changements intervenus dans la commune de résidence sur les cinq à dix ans écoulés. Les indicateurs montrent que les changements du paysage sont identifiés, particulièrement dans les zones urbaines, mais pas dans toute leur ampleur. Un nombre conséquent de personnes interviewées n’ont pas été en mesure de se prononcer sur l’affirmation que le paysage avait beaucoup changé (27 %) ni sur l’affirmation qu’il était resté plus ou moins inchangé (20%) dans leur commune au cours des cinq à dix dernières années. L’enquête de 2020 a aussi été complétée par une partie consacrée aux usages du paysage, confirmant son rôle important en matière de loisirs (voir OFEV/WSL 2022).
Mise en perspective des indicateurs avec les objectifs politiques
Le programme OPS est né de la conjonction d’une demande politique émanée de l’Office fédéral de l’environnement, et de l’expertise scientifique de l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage qui en a élaboré les indicateurs. Les résultats produits par ce programme font l’objet d’une interprétation politique qui évalue la façon dont les résultats de ces indicateurs informent sur l’atteinte des objectifs légaux et stratégiques en matière de paysage, c’est-à-dire des objectifs énoncés dans les lois et stratégies de la Confédération. Cette interprétation politique des résultats du programme OPS relève de la compétence de l’Office fédéral de l’environnement.
Pami les objectifs légaux et stratégiques, les objectifs de qualité paysagère énoncés dans la Conception « Paysage suisse » (CPS) sont centraux. La Suisse dispose de cet instrument global de politique paysagère depuis 1997. Cet instrument de planification contraignant pour les autorités veille à ce que le paysage soit pris en compte dans les divers domaines concernés. La CPS définit le cadre d’une évolution des paysages suisses cohérente et axée sur la qualité. Lors de son actualisation en 2020, des objectifs de qualité paysagère ont été formulés pour répondre à une volonté d’opérationnalité. En plus d’objectifs sectoriels relatifs à treize domaines politiques, sept objectifs de qualité paysagère généraux et sept objectifs de qualité pour paysages spécifiques sont énoncés dans la Conception 9. Le programme OPS est une des mesures définies pour la mise en œuvre de la CPS. Il faut souligner cependant que le programme OPS n’a pas l’ambition de constituer un instrument de contrôle des effets des politiques et stratégies, mais entend plutôt fournir « une base précieuse pour évaluer l’atteinte des objectifs légaux et stratégiques ». En d’autres termes, le programme OPS joue un rôle de boussole, dans le sens où il permet de mesurer où nous en sommes par rapport aux objectifs définis. Il offre ainsi des informations qui permettent d’évaluer l’efficacité et la pertinence des politiques en place. Toutefois, il est important de souligner qu’il y a un décalage temporel entre la production des données et l’efficacité des mesures politiques, ces dernières ne déployant pas nécessairement leurs effets dans l’immédiat. Par l’analyse des textures urbaine et agricole, nous offrons un éclairage sur cette relation entre indicateurs et objectifs de qualité paysagère. Ainsi l’augmentation de la surface urbanisée de 0,7 m² chaque seconde atteste-t-elle que l’urbanisation est une tendance significative de l’évolution de nos paysages. Face à ce constat, l’objectif de qualité paysagère pour la zone urbaine synthétisé dans la CPS est alors de « densifier en visant la qualité et en garantissant des espaces verts ». La surface occupée par l’habitat et les infrastructures est près de 8 % du pays. Bien que l’expansion de ces zones se poursuive, les observations fines de l’OPS révèlent qu’elle a commencé à ralentir légèrement. Elle est devenue pour la première fois inférieure à la croissance démographique, ce qui suggère que le processus de densification du milieu bâti est en marche. La question de ce qui se passe dans ce milieu bâti se pose alors. Bien qu’infléchie, l’imperméabilisation des sols persiste en effet, augmentant de 0,92 % par an pour la période du dernier relevé (2009 - 2018). En raison de leur importance sociétale, et particulièrement dans le contexte du changement climatique, une attention est portée par l’OPS aux espaces verts dans les villes. Selon les données issues des images satellitaires, les espaces verts urbains ont disparu au rythme de 1% par an pour la période de 2017 à 2020, ce qui n’augure pas encore de l’orientation souhaitable de leur évolution. En Suisse, l’agriculture occupe 35 % du territoire. L’objectif de qualité paysagère pour les « paysages utilisés principalement par l’agriculture » est synthétisé dans la CPS par la formule « conserver les terres agricoles et en accroître la qualité écologique ». Que constate l’OPS ? Les surfaces agricoles et les zones d’estive diminuent en Suisse d’environ 0,2 % par an. Sur le plateau, elles cèdent la place à l’urbanisation, alors qu’en montagne elles se retirent au profit de la forêt. Le maintien des terres agricoles reste donc une priorité. Par ailleurs, une autre évolution se constate. Les « surfaces de promotion de la biodiversité » sont en accroissement pour représenter 19 % de la surface agricole utile en 2020. De plus, l’augmentation du nombre de cultures différentes par commune indique un accroissement de la diversité des formes d’exploitation agricole, manifestant de la sorte un renforcement de la diversité paysagère. Nombre d’indicateurs comme le mitage, le morcellement ou encore l’imperméabilisation des sols sont en progression continue mais à un rythme toutefois moins élevé ces dernières années. Si ce ralentissement est effectif, le fait est néanmoins que les pressions sur le paysage persistent.
Enseignements
Comme énoncé plus haut, les paysages sont dynamiques, c’est-à-dire qu’ils évoluent sans cesse. Le paysage peut faire l’objet de transformations radicales, comme la construction d’une grande infrastructure, il fait aussi l’objet d’une multitude d’atteintes ponctuelles et diffuses. Il est nécessaire de se pourvoir d’indicateurs pour tenir le compte de ces changements. Par ailleurs, si le paysage évolue, le monitoring le fait aussi. Le système des indicateurs se développe pour être en phase avec les enjeux actuels. Ainsi, dans le contexte du changement climatique, un indicateur dédié aux espaces verts urbains a été élaboré à partir d’images satellitaires. Les résultats du programme OPS montrent que les paysages sont toujours sous pression en Suisse (OFEV/WSL, 2022). En effet, nombre d’indicateurs, comme par exemple le mitage, le morcellement ou encore l’imperméabilisation des sols sont en progression continue. Toutefois, le rythme de progression est moins élevé ces dernières années. Si ce ralentissement est encourageant, le fait est que les pressions sur le paysage persistent. Ainsi, dans le communiqué de presse annonçant la publication du dernier rapport OPS, il était relevé que « sans mesures pour préserver et améliorer la qualité paysagère, les objectifs fixés par le Conseil fédéral dans la Conception « Paysage suisse » ne pourront être atteints » 10. Ces informations sur l’état et l’évolution du paysage sont donc utiles à la politique paysagère pour identifier les défis avec l’ambition d’y répondre et, au final, de renforcer les qualités du paysage du quotidien et de contribuer ainsi à l’amélioration de la qualité de vie de la population.
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1 Nouveau nom de la « Convention européenne du paysage » depuis 2021.
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2 Office fédéral de la statistique, 2021, L’utilisation du sol en Suisse. Résultats de la statistique de la superficie 2018, OFS, Neuchâtel.
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3 Le plateau est la partie du territoire suisse située entre les reliefs du Jura, au nord-ouest, et des Alpes, au sud-est.
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4 Jaeger, J. A. G., Madrinán, L. F., Soukup, T., Schwick, C., & Kienast, F. (2011). Landscape fragmentation in Europe. (EEA Report, Report No.: 2). Federal Office for the Environment FOEN, European Environment Agency EEA, www.eea.europa.eu/publications/landscape-fragmentation-in-europe
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5 Hennig, E. I., Soukup, T., Orlitova, E., Schwick, C., Kienast, F. and Jaeger, J. A.G. (2016). Urban Sprawl in Europe. Joint EEA-FOEN report. No 11/2016. Technical Report. Publications Office of the European Union, Luxembourg, www.eea.europa.eu/publications/urban-sprawl-in-europe
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6 Kaplan R. & Kaplan S. (1989). The experience of nature. A psychological perspective, University Press, Cambridge.
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7 L’Office fédéral de la statistique conduit une enquête similaire sur la satisfaction de la population au sujet du paysage. Il utilise le terme de « paysage autour du domicile ».
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9 On peut consulter le texte de la Conception à l’adresse www.bafu.admin.ch/conceptionpaysage.
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10 www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/paysage/communiques.msg-id-93612.html