Perspectives pour les paysages de loisirs européens
Dimensions du Paysage - Réflexions et propositions pour la mise en oeuvre de la Convention européenne du paysage
Niek Hazendonk, Marlies Brinkhuijsen, Chantal de Jonge, Hugo de Jong, Dirk Sijmons, April 2017
Tiré du chapitre consacré au Paysage et Loisirs en Europe, ce texte correspond au 8e point du chapitre. Mais il nous a semblé plus opportun de mettre en relief son contenu. En effet, cette intéressante projection dans l’avenir formule des recommandations sur la manière dont la relation entre le paysage et les loisirs devrait être envisagée en Europe, et présente un certain nombre de nouvelles orientations à l’intention des responsables politiques, des aménageurs du territoire et des architectes-paysagistes.
C’est la première ébauche d’une nouvelle conception des paysages de loisir européens.
Le 19 octobre 2007, le Parlement européen a adopté à une large majorité l’Agenda pour un tourisme européen compétitif et durable (19.10.2007, COM/2007/621 final), sur les nouvelles perspectives et les nouveaux défis du tourisme européen durable. Ce texte, et plus tard la Communication de la Commission européenne « L’Europe, première destination touristique au monde : un nouveau cadre politique pour le tourisme européen » (Bruxelles, 30 juin 2010, COM(2010)352 final), ont marqué un tournant dans la manière dont nous envisageons le tourisme. Le contenu de l’Agenda est intéressant. Son diagnostic du tourisme actuel est incisif et comprend de nombreuses recommandations pertinentes qui témoignent d’une compréhension profonde de la question. Le texte montre qu’il existe un large consensus au sein du Parlement européen concernant l’urgence qu’il y a à faire du tourisme européen un tourisme plus durable. Cependant, il est pour le moins ambigu lorsqu’il invite à veiller à ce que la recherche de durabilité ne mette pas en péril la place de l’Europe sur le marché du tourisme. Ainsi, si la durabilité est essentielle, il ne faudrait pas qu’elle nuise à la compétitivité de l’industrie. La question cruciale est de savoir si ces deux aspects sont conciliables. Le changement climatique, les prix élevés de l’énergie et la crise économique récente obligeront inévitablement l’industrie des loisirs à prendre un chemin différent. Deux scénarios diamétralement opposés sont envisageables. L’un va dans le sens de la poursuite de la mondialisation et de la prolifération croissante des loisirs dans la société : c’est le choix de la croissance. L’autre considère que la mondialisation et la croissance de l’industrie des loisirs qui en découle provoqueront une réaction telle qu’apporter des changements drastiques au monde tel que nous le connaissons sera inévitable : c’est le choix de la durabilité.
« Régions lentes », le choix de la lenteur
Le premier impératif est de susciter une coopération et des réseaux durables entre toutes les personnes concernées par le paysage et par le secteur des loisirs. La coopération entre agriculteurs en vue de la conservation du paysage est une réalité de plus en plus présente au niveau régional. Le meilleur modèle de réseau à ce jour est l’approche adoptée par l’Italie en Toscane et en Ombrie : celle de la slow region (littéralement « région lente »), inspirée du mouvement « restauration lente », slow food. Le mouvement baptisé slow food est né du rejet de l’industrie de la restauration rapide, fast food, et de ses effets, à savoir l’éviction des produits régionaux, de la richesse et de la diversité de la cuisine locale et des modes traditionnels d’agriculture et d’élevage. Lancé par un petit groupe de personnes, le mouvement a pris forme à la fin des années 1980 puis s’est rapidement développé, sur un mode horizontal, donnant naissance à un réseau d’agriculteurs et d’éleveurs, de détaillants et de clients. Cette structure en réseau s’est avérée idéale pour populariser le mouvement ; en effet, elle permettait de contrôler de près toute la chaîne, du producteur au consommateur. On ne peut promouvoir la philosophie slow food sans défendre et réhabiliter le paysage culturel qui a vu naître les mets locaux. C’est ainsi que le mouvement s’est élargi à l’idée de slow region, promotion combinée d’une campagne accessible, de l’agrotourisme, des spécialités culinaires et des multiples aspects de la culture locale. L’échelle à laquelle le mouvement s’organise au niveau local dépend de l’unité culturelle de la région, elle-même très fortement influencée par le paysage culturel. Depuis le lancement du mouvement en Toscane, le nombre d’exploitations participantes dans cette région a augmenté de 165 %, pour atteindre environ 20 % du total des entreprises agricoles toscanes. Le mouvement s’est depuis répandu dans le monde entier, gagnant une forte présence dans différentes régions d’Europe. Le modèle de la slow region gagne ainsi du terrain en Allemagne, en France, en Suisse et dans plusieurs pays d’Europe orientale. L’utilisation de produits locaux dans l’hôtellerie et la restauration peut en outre fortement contribuer à sauvegarder l’emploi et à soutenir l’économie régionale, en harmonie avec la préservation des paysages historiques façonnés par les pratiques agricoles. En réduisant les transports de longue distance, elle contribue aussi à réduire le bruit et les émissions de gaz d’échappement (Villanueva-Cuevas, 2011).
Récits et réseaux régionaux
La participation de la population locale est, elle aussi, essentielle à la réussite du tourisme durable. Il est souhaitable d’associer les habitants dès l’étape de développement des concepts touristiques. Pour concevoir un modèle pour la région, on peut par exemple réunir en table ronde des experts de l’industrie du tourisme, des responsables politiques et des représentants de la population locale intéressés par le sujet (Villanueva-Cuevas, 2011). Aux Pays-Bas, des professionnels du tourisme coopèrent avec les pouvoirs publics dans le cadre de partenariats public-privé. Ils forment un réseau centré sur l’innovation en matière de loisirs et de conception du paysage. La fondation STIRR facilite cette approche en soutenant des projets novateurs et en organisant les connaissances autour de projets de « récits régionaux ». Un « récit régional » est une histoire développée par les différents acteurs du secteur des loisirs à partir des identités régionales, répertoriées et sélectionnées de façon à être mises en valeur. Le récit concernant les digues du delta, issu d’une collaboration entre douze entreprises, en est un bon exemple. Il se concentre sur la lutte contre les eaux dans la partie centrale de la Hollande.
La récente mise en valeur de l’identité liée au mur d’Hadrien dans le nord de l’Angleterre en est un autre exemple. Ici, la protection du patrimoine culturel va de pair avec le développement des loisirs (Berkers et Emonts, 2009). Les pouvoirs publics devraient faciliter l’élaboration de « récits régionaux » par des réseaux régionaux constitués d’entrepreneurs, d’administrations et d’habitants. Un récit régional permet de rattacher l’identité unique d’une région à des scénarios de développement pour cette région. Il mobilise entrepreneurs et associations, chargés d’orienter la valorisation du paysage en coopération avec les administrations concernées. À travers une coopération transversale (et innovante), la région peut devenir une destination touristique prisée, et donc voir son économie relancée (Mommaas J. T., 2006 ; Berkers R., Emonts T. et Hillebrand H., 2011).
Il semble que l’avenir de la politique européenne en matière de loisirs et de paysage réside dans un développement régional fondé sur ce nouveau type de coopération. Pour l’encourager, l’Europe pourrait veiller à ce que les financements destinés au monde rural bénéficient non seulement à l’agriculture, mais aussi à d’autres activités, souvent dans le domaine des soins de santé et des loisirs. À l’inverse, les revenus du tourisme, tels que les taxes liées à l’activité touristique, ne devraient pas aller uniquement à des projets de loisirs mais aussi à des projets agricoles importants pour le tourisme et les loisirs, comme c’est le cas pour l’écotaxe expérimentée dans les îles Baléares. La difficulté de casser les modèles existants est bien illustrée par la situation de la campagne anglaise, traditionnel exemple d’une relation étroite entre loisirs et paysage : la Countryside Commission regrette de ne jamais avoir vraiment réussi, en trente ans d’existence, à faire en sorte que les entrées de capitaux bénéficient aussi aux agriculteurs. Le Parlement européen a fait un pas dans le bon sens en proposant dans sa résolution déjà mentionnée, dans l’esprit de la « Capitale européenne de la culture », de désigner chaque année des régions qui s’engageraient en faveur du tourisme durable, engagement qui s’accompagnerait d’une valorisation du paysage et du patrimoine culturel. Cette proposition serait plus pertinente encore si les régions concernées étaient tenues de disposer d’une structure de coopération cohérente entre les acteurs des secteurs du paysage et des loisirs. Il serait ainsi possible de faire « d’une pierre deux coups », et le mouvement essaimerait très vite dans les régions voisines. Les îles, en particulier, se prêtent parfaitement aux expériences dans le domaine du tourisme durable et de l’amélioration du paysage. Celles menées à Majorque et Minorque, dans les Baléares, sont bien connues. La ville de Calvià, à Majorque, par exemple, a fait la part belle à la protection de la nature. Dotée d’une capacité d’accueil de 60 000 lits et totalisant plus de onze millions de nuitées par an, Calvià a été l’une des premières collectivités locales à adopter son propre programme Action 21, fixant un modèle contraignant fondé sur les principes du développement durable. Elle travaille en étroite coopération avec les habitants, les autres collectivités locales et les entreprises privées. Non seulement la ville a attiré l’attention en détruisant à l’explosif douze hôtels et édifices en voie de délabrement, mais elle a aussi déposé une demande auprès du gouvernement des Baléares pour que de vastes territoires et plusieurs îles soient reconnus comme réserves naturelles. Cela devrait signer l’arrêt de la frénésie de construction des années précédentes. Calvià et l’île de Majorque en général font figure d’exemples pour les autres régions méditerranéennes (Eckert et Cremer, 1997). La mise en place d’un fonds européen destiné à financer de telles initiatives exemplaires pourrait encore encourager cette évolution. 8.3. « Déplacement lents » Conformément au panorama dressé ci-dessus et aux solutions possibles déjà évoquées, nous appelons à accorder une attention particulière aux aménagements du paysage destinés à le rendre accessible par des moyens de transport appropriés. La promotion du tourisme rural, insérée dans une stratégie globale de préservation de la grande diversité des paysages européens, appelle des solutions sur mesure. Le choix de la lenteur passe par les modes de déplacement doux.
Il faut prendre soin du dense réseau de chemins dont l’Europe peut encore s’enorgueillir. Nous en avons déjà trop perdu. En un demi-siècle de remembrement, les Pays-Bas ont vu disparaître quelque 50 000 kilomètres de chemins paroissiaux, de petites routes et de sentiers. En Espagne, d’innombrables chemins autrefois utilisés pour le passage des troupeaux ont disparu du paysage – et nous le regrettons aujourd’hui. Il est essentiel que les États d’Europe orientale évitent de tomber dans les mêmes erreurs de restructurer sans discernement leurs paysages et leurs infrastructures pour répondre aux exigences de la modernité.
Ces « capillarités » du paysage ne font pas qu’ouvrir des possibilités de loisirs et de tourisme : en amenant les consommateurs au contact direct des producteurs, elles constituent aussi une infrastructure indispensable à l’essor d’une nouvelle économie rurale. Les espaces déjà perdus devront être restaurés kilomètre par kilomètre, ce qui coûtera beaucoup d’argent. Cependant, des investissements déjà réalisés pour les loisirs peuvent aussi favoriser le tourisme. Parmi les mesures permettant de réduire l’impact de la circulation sur le paysage, on pourrait citer le réseau de pistes cyclables et de voies pédestres, ainsi que le financement des transports publics ou d’un plus fort recours aux nouvelles technologies des transports (bus électriques, par exemple). Une coopération accrue au sein de réseaux locaux et des efforts de promotion communs permettront aux régions et aux infrastructures touristiques d’exploiter le potentiel de synergies déjà présent (Eckert et Cremer, 1997). L’objectif à terme est de créer un réseau dense d’itinéraires et de chemins empruntables à pied ou à vélo dans toute l’Europe. Il faut citer ici un exemple prestigieux, les Itinéraires culturels, qui associent dans toute leur diversité le tourisme à la promotion de l’identité culturelle européenne.
La situation est aussi améliorable pour les touristes motorisés. Certains États disposent d’aménagements exemplaires, comme la Norvège, aux routes touristiques admirablement conçues. D’autres ne prévoient absolument rien pour les personnes qui souhaitent stationner en caravane ou en camping-car en dehors des aires aménagées ; dans certains pays enfin, c’est tout simplement interdit. Selon nous, chacun en Europe devrait avoir le droit, sauf interdiction expresse, d’explorer une région en caravane ou en camping-car. Dans les années 1990, sept régions touristiques suisses ont créé la Gemeinschaft Autofreier Schweizer Tourismusorte (Association des lieux touristiques suisses sans voiture) afin de promouvoir des zones sans voitures. Les déplacements en véhicule individuel y sont interdits et la présence de véhicules à moteur à combustion est réduite au minimum. Ces lieux s’affirment comme des havres de tranquillité, offrant une multitude d’activités sportives dans un paysage intact ancré dans une culture locale préservée (Eckert et Cremer, 1997). Le passage à des formes de tourisme plus durables suppose aussi un nouveau regard sur le trafic aérien, au moins pour les courtes distances. L’offre touristique européenne doit s’affranchir le plus possible des infrastructures aériennes. Le train à grande vitesse représente ici une bonne alternative. C’est pourquoi l’achèvement du réseau de lignes à grande vitesse est aussi une priorité du point de vue du tourisme : la construction de nouvelles lignes ferroviaires à grande vitesse desservant d’importantes régions touristiques serait une initiative judicieuse. Le renouveau des trains-couchettes observé en Allemagne serait un exemple à suivre.
Concilier différents rythmes de développement Il ne faut cependant pas s’intéresser qu’à la ruralité et aux « régions lentes ». Au cours des cinq dernières années, en partie du fait de l’augmentation du prix des céréales et de la demande en biocarburants, l’agriculture et l’élevage intensifs ont connu une expansion rapide. Il est donc d’important d’empêcher qu’otium et negotium se contrarient mutuellement. Les vastes exploitations agricoles peuvent facilement entrer en conflit avec une économie régionale où non seulement les loisirs, mais aussi l’habitat, le tourisme, les soins de santé, les exploitations forestières, l’approvisionnement en eau potable et la préservation de la nature (entre autres) dépendent directement ou indirectement de la qualité et de la diversité du paysage. La tâche consiste donc à offrir un avenir durable aux deux facettes de l’économie rurale. Pour cela, on peut soit les séparer géographiquement, soit donner aux nouvelles zones productives une configuration qui se prêterait aussi aux loisirs. Nous ne disons pas que les aménagements doivent être obsédés par la qualité – mais qu’ils doivent s’orienter en ce sens. Il faut éviter à la fois les paysages industriels et les paysages « à la Disney » ! En aménagement du paysage, le maître mot est « authenticité ». Cela suppose une réglementation à différents niveaux. Au niveau européen, il est essentiel de peser soigneusement les éventuels effets indésirables du soutien à l’agriculture (premier pilier de la Politique agricole commune) sur le potentiel de loisirs des États récemment entrés dans l’Union européenne. Il y a lieu de tirer les leçons des erreurs commises après le premier élargissement. Les aides européennes ont alors été utilisées pour développer des zones de nature vierge (comme les tourbières en Irlande) et pour restructurer des paysages culturels (comme le paysage finement morcelé du nord du Portugal) sans réaliser que le tourisme aurait été source de plus grands bénéfices. Au niveau des États membres, les politiques d’aménagement du territoire et du paysage devraient prévoir des stratégies de conservation et d’aménagement différentes pour les zones où l’accent est mis sur l’économie régionale et celles où priment les considérations commerciales. De nouveaux États membres, comme la Pologne ou la Hongrie, possèdent encore de précieux paysages culturels richement dotés en caractéristiques naturelles. Pour empêcher la destruction de ce capital naturel (qui est aussi un capital de loisirs), il est essentiel de réfléchir en amont à la façon dont nos sociétes veulent traiter ce patrimoine. Certains paysages tout à fait exceptionnels ont été sacrifiés sur l’autel du progrès alors que ce n’était plus nécessaire depuis longtemps. S’ils n’avaient pas été « modernisés », certains d’entre eux vaudraient aujourd’hui une fortune. Une politique plus fine encore s’impose là où les deux types de développement doivent être poursuivis. Il faut un aménagement du territoire judicieusement pensé pour relier ou délimiter les deux composantes, pour créer une illusion en remettant le paysage en scène, pour construire un cadre où la nature, les loisirs, l’exploitation forestière et l’approvisionnement en eau soient préservés indépendamment de l’évolution économique de l’agriculture ou aient le temps de se développer, ou encore pour planifier les nouveaux aménagements de façon qu’ils rehaussent le charme du paysage – ou qu’ils ne lui nuisent pas.
Ville et campagne
Malgré des différences socioculturelles parfois très importantes, il existe un lien affectif très fort entre les villes européennes et la campagne qui les environne. Il y a lieu de tirer parti de ce potentiel. Les environs immédiats des villes, lieux de promenades ou d’escapades du dimanche, sont un paysage bien connu des 225 millions d’Européens qui habitent en milieu urbain. L’Europe devrait s’orienter vers la préservation, la restauration ou la création de liens entre les villes et leurs paysages. Du point de vue de l’économie du bien-être, ces investissements sont rentables. Ils ont aussi pour effet d’ancrer certains paysages dans l’esprit de leurs visiteurs, augmentant ainsi les chances que ces paysages soient correctement gérés – voire qu’ils survivent. En outre, ces investissements initialement destinés aux loisirs ouvrent aussi la porte au tourisme. Une ville bien reliée à des environs de qualité génère un important marché touristique : citons par exemple le lien entre Strasbourg et les Vosges, Amsterdam et ses zones humides, Londres et sa ceinture verte. Chaque État membre ou chaque région urbaine devrait déterminer les façons les plus efficaces de préserver et d’aménager ses paysages urbains, ce qui ne va pas de soi, compte tenu du prix élevé des terrains dans les zones urbaines. Il convient de trouver un mode de financement capable de soutenir l’association ville-campagne, une forme de transfert de revenus entre l’une et l’autre. Des solutions individuelles, définies en fonction du contexte administratif et matériel, assureront le bon usage de ces outils de gestion dans l’aménagement du paysage.
Pour les résidences secondaires et de vacances situées plus loin des villes, mais que l’on peut toujours considérer comme une forme d’urbanisation, il y aura lieu de trouver de nouveaux moyens de responsabiliser les « néoruraux » vis-à-vis de leur environnement. Le peuplement (et l’internationalisation !) de la campagne européenne, s’il est orienté de manière à constituer une force positive de façonnement du paysage, pourrait avoir un effet formidable. Des organisations telles que des associations de propriétaires peuvent assumer une part de l’entretien du paysage là où la modernisation de l’agriculture a rendu certains éléments du paysage superflu pour la production agricole. Si le coût de l’énergie augmente jusqu’à bouleverser nos habitudes de mobilité, cela aura des conséquences sur le marché des résidences de vacances en Europe. À terme, ces conséquences pourraient ne pas être aussi terribles que nous le craignons. La tendance ira à des séjours plus rares, mais aussi plus longs. Ces « paradis privés » se maintiendront et amèneront même certains à alterner entre deux lieux de vie, choix facilité par la connexion à internet.
Paysages et tourisme de masse
Le tourisme de masse, aspect le plus lucratif du secteur des loisirs en Europe, subit actuellement de multiples pressions. Sur le plan géographique comme temporel, il se caractérise par la découverte, l’essor, puis l’abandon, en succession rapide. Pour cette forme de tourisme, le décor planté par la mer et le paysage a son importance, mais les prix bas, l’accessibilité (en avion) et l’ensoleillement garanti jouent aussi un rôle. Certains lieux ont été densément aménagés et représentent toujours une offre touristique importante, mais il s’agit souvent d’aménagements construits à la va-vite, peu soignés, sans âme. Ce sont ces lieux qui connaissent aujourd’hui des difficultés sur le marché hautement concurrentiel des « vacances festives » : des forfaits aux prix de plus en plus bas ont mis des destinations plus séduisantes et moins chères à la portée de nombreux touristes. Devenues « trop chères pour ce qu’elles sont », les infrastructures touristiques existantes subissent un sort de plus en plus funeste. Dans les régions concernées, il faut d’urgence, avec le soutien des fonds régionaux européens, élaborer une stratégie efficace de reconversion et de démantèlement des aménagements qui sont allés trop loin. Dans une ère post-vacances festives, la question est de savoir comment de tels lieux se positionneront sur un marché avant tout intra-européen. L’intuition nous dit que les dernières décennies des vacances festives devraient être avant tout consacrées à une réorientation vers une qualité durable. Sans rivaliser avec les hôtels à thème au Maroc ou en Turquie ni chercher à aller toujours plus loin, comme en Aragon (Espagne), où un mélange européen d’Orlando et de Las Vegas devrait s’élever au milieu de nulle part, on pourrait tenir compte du fait que l’Europe méridionale (notamment) sera en bonne place pour accueillir une population européenne vieillissante. Cette évolution pourrait aussi compenser les effets dévastateurs de l’alternance saisonnière dans les lieux concernés. En d’autres termes, les splendides côtes méridionales de notre continent pourraient devenir la Floride de l’Europe. Ailleurs, un autre aménagement urbain plus diversifié serait imaginable. La côte méditerranéenne française, ruban d’urbanisation ininterrompue regroupant des millions d’habitants, en est un bon exemple. Les nouveaux aménagements devraient viser en priorité à relier ces « monocultures touristiques » aux paysages de leur arrière-pays.
Bien sûr, l’amélioration qualitative des zones côtières les plus dégradées a ses limites, mais un minimum de qualité et de pittoresque doit être assuré. Toutes les stations balnéaires n’ont pas aussi bien vieilli que Menton, véritable monument touristique dont la gloire et la splendeur passées sont encore palpables. À long terme, les résidences de bord de mer trop délabrées pour servir pourraient être ramenées à la vie à travers une reconception culturelle semblable à la réhabilitation du site industriel de l’Emscher Park, dans la Ruhr. Les propositions du studio d’architectes José Segui pour la côte andalouse, dans le cadre de l’aménagement de la Costa del Sol, donnent quelques exemples de la façon dont ces régions pourraient trouver une deuxième vie en devenant des zones urbaines ouvertes aux nouvelles formes de loisirs, via le paratourisme, l’installation définitive d’anciens visiteurs et la concentration sur la prestation de services de grande qualité.
CONCLUSION
La Recommandation du Comité des Ministres aux États membres sur la promotion d’un tourisme attaché à la mise en valeur du patrimoine culturel dans les perspectives de développement durable (Recommandation Rec(2003)1) le formule ainsi : « Le tourisme est un moyen d’accès à la culture et à la nature. Il doit être une occasion d’auto-éducation, de développement de la tolérance mutuelle, de familiarisation avec d’autres cultures et peuples, et d’appréciation de leur diversité, ainsi que de plaisir, de repos et de détente. Le tourisme culturel offre l’occasion de connaître d’autres cultures grâce à la rencontre directe de leur patrimoine. Sur ce continent, le tourisme consacré au patrimoine culturel peut aider à forger l’identité européenne et à favoriser la prise de conscience et le respect des cultures d’autres peuples ».
Les États membres ayant ratifié la Convention européenne du paysage doivent :
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reconnaître juridiquement le paysage, par exemple via la législation sur les loisirs et le tourisme : les loisirs eux aussi sont ou peuvent être l’expression du patrimoine culturel et naturel, dans toute sa diversité, et l’un des fondements de l’identité ;
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définir et mettre en oeuvre des politiques du paysage visant la protection, la gestion et l’aménagement des paysages (en rapport avec les besoins en loisirs et leur développement) ;
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mettre en place des procédures de participation du public, des autorités locales et régionales et des autres acteurs (du secteur commercial, par exemple) à la conception et à la réalisation des politiques du paysage (dans lesquelles les loisirs ont un rôle à jouer) ;
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intégrer le paysage aux politiques d’urbanisme et d’aménagement du territoire, et donc aux politiques en matière de loisirs, ainsi qu’aux politiques culturelles, environnementales, agricoles, sociales et économiques, susceptibles d’avoir un effet direct ou indirect sur le paysage. Ces actions reviennent principalement aux pouvoirs publics, qui doivent cependant travailler en lien étroit avec toutes les parties prenantes, y compris les acteurs commerciaux.
Ainsi, une bonne part des initiatives incombe aux pouvoirs locaux ou régionaux, puisqu’ils sont les principaux responsables des politiques d’aménagement, de la qualité du paysage et des possibilités de loisirs.
Pour encourager les loisirs à travers des paysages de qualité, tous les pouvoirs publics et acteurs concernés doivent :
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identifier leurs paysages, c’est-à-dire décrire le caractère de ces paysages et les éléments clés qui le composent ; le rôle des loisirs et du tourisme devrait être étudié à fond, compte tenu de l’importance de ces fonctions ;
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qualifier leurs paysages, c’est-à-dire analyser ce qui contribue à leur qualité et à leur caractère distinct et ce qui s’en écarte. Là aussi, les loisirs constituent un facteur important ;
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formuler des objectifs de qualité paysagère, après consultation du public (c’est-à-dire des habitants, des visiteurs et des usagers). Ces objectifs devraient former le socle des principales interventions concrètes, résumées dans les trois actions qui suivent : protéger ce qui devrait l’être ; il peut s’agir de caractéristiques importantes pour les loisirs, d’anciens paysages de loisirs de qualité et, bien sûr, de caractéristiques paysagères à mettre à l’abri des pressions liées aux activités de loisirs ; gérer ce qui doit l’être pour se maintenir. Tous les paysages devraient être correctement gérés ; les loisirs peuvent aider à susciter de nouveaux revenus ; les paysages abîmés ou dégradés appellent une réhabilitation et une gestion spéciale. Enfin, il faut aussi gérer les visiteurs et les usagers ; aménager, au sens prévu par la Convention, c’est - à- dire engager des actions résolument prospectives visant à mettre en valeur, restaurer ou créer des paysages ;
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surveiller le devenir des paysages : ce qui a changé et l’impact de ces changements sur le caractère des paysages et sur la réalisation (ou non) des objectifs fixés.
Enfin, cette transition et ce nouvel élan doivent puiser dans l’important vivier de talents et de connaissances en matière d’aménagement et de paysages dont l’Europe peut s’enorgueillir. Pour cela, le secteur des loisirs et les professionnels de l’aménagement gagneront beaucoup à s’appuyer les uns sur les autres. Les États membres et leurs régions peuvent créer et entretenir ces contacts à travers leurs politiques d’architecture et/ou d’aménagement du territoire. Il serait louable que dans chaque État membre, un pourcentage suffisant des investissements dans les loisirs soit mis de côté pour relier des aménagements territoriaux et artistiques à de nouvelles infrastructures touristiques/de loisirs. Si des milliers de projets individuels sont correctement réalisés, on peut atteindre à long terme, dans tous les domaines, une amélioration de la qualité et un véritable basculement vers la durabilité. Pour l’avenir des paysages de loisirs, il vaut mieux faire très bien des choses ordinaires plutôt que miser sur une poignée d’aménagements exceptionnels. Les paysagistes devraient avoir pour ambition d’ajouter les paysages de loisirs du XXIe siècle, conçus pour durer, à la série d’aménagements de loisirs par laquelle ils ont déjà enrichi le paysage européen par le passé.