Faut-il encore parler de territoires « périurbains » ?

Eric Charmes, octobre 2015

Après avoir été cantonné dans les cercles des spécialistes, le terme « périurbain » s’est largement diffusé dans la société civile (Billard et Brennetot, 2009). Mais cette diffusion du terme ne garantit pas sa pertinence et, de fait, de nombreux chercheurs considèrent qu’il faudrait l’abandonner (Dumont et Hellier, 2010). La critique procède principalement de deux constats. Le premier porte sur la dimension morphologique du phénomène. Le périurbain de ce point de vue n’est pas urbain : ses paysages sont d’allure plutôt campagnarde (Vanier, Lajarge, Cordobes, 2010). Et ce n’est pas un caractère temporaire : les villages et bourgs périurbains ne devraient pas être intégrés aux banlieues des villes dans un avenir proche ni même lointain ; ils vont demeurer des villages et des bourgs et donc conserver une forme propre, un caractère paysager très différent de celui des villes et des espaces usuellement associés à l’urbain. Le second constat porte sur la dimension sociale du phénomène. En quoi les modes de vie des habitants du périurbain méritent-ils le préfixe « péri» ? Les modes de vie étant tous urbains, il devient difficile d’identifier des territoires qui seraient à la périphérie de l’urbain. Par ailleurs, pour beaucoup d’habitants des périphéries, la vie quotidienne se déroule dans un magma d’ensembles pavillonnaires, de voies rapides, de centres commerciaux, de multiplexes et de zones d’activités, tous situés en périphérie (voir La ville émergente). Et lorsque les périurbains se rendent dans un centre urbain traditionnel, il s’agit souvent d’une petite ville elle-même périurbaine. Bref, beaucoup de périurbains ne fréquentent pas ou peu le centre urbain dont ils sont supposés dépendre lors de leurs pérégrinations quotidiennes.

Il ne faut toutefois pas exagérer l’importance de ces observations. Dans ce que l’INSEE appelle les « espaces des grandes aires urbaines » (incluant la couronne périurbaine et les communes multipolarisées, voir Nomenclature territoriale de l’INSEE), 86 % des emplois sont localisés dans les pôles, c’est-à-dire dans les agglomérations centrales (Floch et Lévy, 2011). Si un gros tiers des actifs des couronnes périurbaines ne travaillent pas dans le pôle urbain associé, deux tiers continuent de respecter le modèle canonique de la périurbanisation en occupant un emploi dans la zone agglomérée centrale (Baccaïni, Sémécurbe et Thomas, 2007). Mieux, les évolutions récentes ne vont pas dans le sens d’une émancipation des territoires périurbains vis-à-vis des centres urbains. L’extension des aires urbaines des grandes métropoles est avant tout l’indice de l’accroissement de la force d’attraction exercée par le centre principal. De fait, les emplois les plus qualifiés et les mieux rémunérés (ceux dits par l’INSEE des « fonctions métropolitaines ») tendent à se concentrer dans les grands centres urbains et dans leurs banlieues proches

Surtout, il faut distinguer l’expérience quotidienne des périurbains et les logiques fonctionnelles. Les périurbains peuvent certes accéder à des emplois sans se rendre dans le pôle urbain voisin, mais ces emplois n’existent pour une large part qu’en raison de la proximité de ce pôle urbain. Le développement des emplois et des activités dans le périurbain correspond, pour une part essentielle, à une centrifugation des usages et des usagers qui ne sont pas parvenus à maintenir ou à imposer leur présence au cœur des agglomérations. Les emplois que captent le périurbain sont plutôt ceux dont la consommation foncière est élevée (tels que les emplois de la logistique) ou dont la valeur ajoutée est faible. Loin de détourner à leur profit les flux économiques qui se concentrent dans les grandes métropoles, les territoires périurbains récoltent plutôt les activités rejetées hors des cœurs d’agglomération. Et ces activités se développent dans une relation de dépendance aux villes. Du point de vue économique donc, les périphéries des grandes villes méritent bien d’être qualifiées de « périurbaines ».

Enfin, les centralités dont le périurbain est parsemé ne servent pas tant à l’autonomiser, qu’à étendre l’emprise du pôle urbain principal. Au fil de l’extension des aires urbaines, beaucoup de petites villes deviennent des relais de croissance pour la zone d’influence d’un pôle proche plus important. Cela vaut notamment pour Paris, dont le poids écrase toutes les concurrences (Larceneux et Boiteux-Orain, 2007). L’analyse des navettes domicile-travail montre un double mouvement de renforcement de la polarisation de leur espace local par des villes telles que Meaux ou Rambouillet et d’affirmation de la dépendance de ces villes vis-à-vis de Paris. Surtout, contrairement au modèle décentralisé de la ville diffuse (voir La ville diffuse) ou de la ville émergente (voir La ville émergente), les liens entre les centres secondaires restent marginaux. Plutôt que l’affirmation d’un réseau de polarités multiples sans véritable lien hiérarchique, on voit l’affirmation de la prééminence d’un pôle urbain principal avec la mise sur orbite des centres secondaires voisins. De ce point de vue, employer le terme périurbain c’est prendre ses distances avec le concept de ville diffuse (voir La ville diffuse)

Références

BILLARD Gérald et BRENNETOT Arnaud, 2009, Le périurbain a-t-il mauvaise presse ? Analyse géoéthique du discours médiatique à propos de l’espace périurbain en France, Articulo-Journal of Urban Research, n° 5.

CHARMES Eric, 2011, La ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, Paris, Presses universitaires de France.

DUMONT Marc et Emmanuelle HELLIER (dir.), 2010, Les nouvelles périphéries urbaines. Formes, logiques et modèles de la ville contemporaine, Presses universitaires de Rennes

FLOCH Jean-Michel et LEVY David, 2011, Le nouveau zonage en aires urbaines de 2010. Poursuite de la périurbanisation et croissance des grandes aires urbaines, Insee Première, n° 1375

LARCENEUX André et Céline BOITEUX-ORAIN (dir.), 2007, Paris et ses franges. Etalement urbain et polycentrisme, Editions universitaires de Dijon

VANIER Martin, Romain LAJARGE et Stéphane CORDOBES, 2010, Pour des périurbains assumés, DATAR, Territoires 2040, p. 21-32