Quand Vitry-le-François, Saint-Dizier, Bar-le-Duc et le Bassin de Joinville jouent avec les frontières
Séminaire Aventures industrielles en partenariat avec l’Observatoire des Territoires d’industrie
Maxime Grosjean, Lydie Rollot, Nadège Simon, janvier 2021
L’Observatoire des Territoires d’industrie est un projet financé par la Banque des Territoires, l’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts, La Fabrique de l’industrie, l’Agence nationale de la cohésion des territoires et l’Assemblée des communautés de France, mis en œuvre par la Fondation MINES ParisTech et La Fabrique de l’industrie.
Pendant le séminaire Aventures industrielles, Maxime Grosjean, patron d’une start-up, Lydie Rollot, chargée de développement de la Région Grand Est et Nadège Simon, gérante de PME, ont présenté le contexte, les actions, le bilan et les perspectives de la démarche Territoires d’industrie pour un ancien bassin manufacturier de la plaine marnaise situé à mi-chemin entre Paris et Nancy, au carrefour de trois départements. Le territoire, composé des communes de Vitry-le-François, Saint-Dizier, Bar-le-Duc et du Bassin de Joinville appartient à cette France forgée par la tradition métallurgique. Si l’emploi manufacturier marnais et meusien s’est désagrégé au fil des années, il constitue toujours une part essentielle de l’activité économique. Pour réussir sa transition et se régénérer, ce Territoire d’industrie se repositionne sur des activités de haute technicité et exploite les retombées économiques de l’implantation d’un site de la filière énergétique. Il s’appuie sur son patrimoine culturel et touristique, sur un accès au foncier facilité et sur un dialogue accru entre les agents économiques. Retour d’expérience par trois acteurs et débat autour du projet.
À télécharger : ecole_de_paris_sem_aventures_indus.pdf (220 Kio)
Exposé de Lydie Rollot
Le siège du conseil régional du Grand Est est situé à Strasbourg et deux hôtels de région sont implantés à Châlons-en-Champagne et à Metz. La région a également équipé son territoire de douze Maisons de région, afin de faciliter la décentralisation de l’action régionale. Je dirige le service Développement territorial de la Maison de région de Saint-Dizier/Bar-le-Duc, qui dispose d’un site dans chacune de ces deux villes.
Présentation du territoire
Comme l’indique le titre de cette séance, le Territoire d’industrie Vitry-le-François – Saint-Dizier – Bar-le-Duc – Bassin de Joinville joue avec les frontières, puisqu’il est à cheval sur deux ex-régions (Champagne-Ardenne et Lorraine) et sur trois départements (Meuse, Marne et Haute-Marne). Lors du premier découpage des Territoires d’industrie, le Bassin de Joinville faisait d’ailleurs partie du Territoire d’industrie de Chaumont-Langres.
Le découpage actuel a paru plus simple, sachant que le Bassin de Joinville était rattaché à notre Maison de région et que, par ailleurs, cette communauté de communes ainsi que celle des Portes de Meuse sont toutes deux concernées par un sujet important, la création d’un centre d’enfouissement des déchets de la filière nucléaire. Notre Territoire d’industrie comprend 8 EPCI (établissements publics de coopération intercommunale) sur les 12 que compte la Maison de région. C’est une zone essentiellement rurale, avec une population qui a connu une diminution de 12 % entre 1968 et 2015, et s’établit actuellement à 220 000 habitants. La plus grosse ville compte environ 26 000 habitants. Cette population est également caractérisée par un déficit dans la tranche d’âge comprise entre 15 et 35 ans, en particulier parce qu’il n’existe pas de centre universitaire sur place et que les jeunes vont poursuivre leurs études ailleurs. Globalement, le territoire souffre d’un manque d’attractivité qui se traduit par une population plus âgée, moins mobile et moins qualifiée que la moyenne régionale. Il a pourtant un passé industriel très riche, avec des activités de fonderie, de métallurgie, de mécanique, et l’industrie tient encore une place importante dans le tissu productif local, malgré les restructurations qui se sont succédé au fil des crises économiques et ont entraîné des suppressions d’emploi. À côté des activités industrielles historiques telles que la fonderie (le bassin haut-marnais reste un des premiers bassins européens dans ce domaine), on trouve de nouvelles activités, comme la production d’autocars, l’agroalimentaire, ou encore l’aéronautique avec, par exemple, une implantation de Safran.
Par ailleurs, ce territoire développe une politique volontariste en faveur de la sobriété énergétique, du développement de l’éolien, ou encore de la biomasse comme source d’énergie, afin de tirer parti de l’importance des surfaces boisées.
La mise en oeuvre de la démarche Territoires d’industrie
La mise en oeuvre de la démarche Territoires d’industrie a été animée par les Maisons de région aux côtés de l’État.
Nous avons commencé par lister les acteurs qui seraient associés à la démarche, à savoir les élus et techniciens des EPCI, ainsi que les partenaires institutionnels tels que la CCI, la Banque des Territoires ou Business France. Il n’a pas toujours été facile d’identifier le bon interlocuteur, car certains opérateurs des deux ex-régions fonctionnent encore selon les anciens périmètres.
Nous devions également mobiliser des industriels, alors qu’il n’existe pas sur notre territoire de réseaux d’entreprises constitués, de type cluster ou même club d’entreprises. J’ai donc sollicité chacun des EPCI pour qu’ils m’indiquent les entreprises à contacter. Au total, une soixantaine de sociétés ont été invitées à participer aux différentes réunions d’information ou de travail.
La mise en oeuvre de la démarche Territoires d’industrie s’inscrivait dans un calendrier très contraint. Nous avons commencé par deux réunions d’information en mai et en juin, la première destinée aux institutionnels(État, Région et élus locaux) et la deuxième aux entreprises.
Puis, nous avons rapidement constitué des groupes de travail sur les quatre axes prévus dans la démarche Territoires d’industrie : Attractivité et implantation ; Innovation ; Recrutement et formation ; Simplifier.
L’objectif était de produire des fiches action pour la fin du mois de juillet ou le début du mois d’août. Du fait des découpages administratifs, les différents EPCI n’avaient pas l’habitude de travailler ensemble, ce qui a compliqué le choix du binôme (un élu et un industriel) qui devait animer les comités de projet locaux.
Nous avons finalement opté pour des décisions collégiales et la condition d’un quorum de quatre élus et de deux industriels à minima pour la tenue des comités de projet locaux, chargés de définir un positionnement sur les sujets faisant l’objet de nouvelles fiches action.
La présentation de ces dernières a eu lieu en septembre 2019 et la signature du contrat en novembre de la même année.
Pour toute cette opération, nous avons bénéficié d’une communication fluide avec les référents de l’État, notamment le sous-préfet de Saint-Dizier et le secrétaire général de la Meuse, ce qui a facilité la tâche.
Les fiches action
Certains thèmes de fiches action ont fait consensus, comme la fiche Pack Accueil, issue d’une réflexion déjà engagée depuis un moment par la communauté d’agglomération de Saint-Dizier.
Pour d’autres thématiques, par exemple celle des friches industrielles, le calendrier très contraint a sans doute empêché une coordination suffisante des efforts pour permettre une réflexion vraiment globale et approfondie. Au total, 4 fiches portent sur le déficit d’attractivité du territoire et 4 concernent l’innovation. Parmi ces dernières, 2 sont liées aux résultats de l’accompagnement de fondeurs dans une démarche d’écologie industrielle et territoriale conduit par l’ACAPPI (Association champardennaise pour la promotion et la performance de l’industrie) et l’UIMM Champagne-Ardenne sur la régénération par attrition des sables de fonderie et leur valorisation dans les bétons. La fiche Pack Accueil aborde les thèmes du recrutement, de la formation et de l’attractivité, ainsi que l’accélération de la mise en oeuvre du parc d’activité Parc’Innov, dont Nadège Simon, gérante de Carbo France, vous parlera tout à l’heure et qui s’inscrit dans l’axe Simplifier.
Le bilan
La dynamique positive qui s’était engagée a été bousculée par la crise sanitaire et la période de confinement qui s’est ensuivie. Nous étions par ailleurs dans l’attente du renouvellement des équipes municipales, qui a été retardé.
Le prochain comité de projet local est programmé pour le 30 septembre 2020 et j’ai demandé à chacun des porteurs une mise à jour des fiches action afin de faire le point sur les avancées qui ont pu être réalisées depuis la signature du contrat en novembre dernier.
Ces avancées sont très variables en fonction des sujets concernés. Pour la fiche action sur le Parc’Innov,
le préfet a organisé de nombreux groupes de travail et une solution semble se dessiner. En revanche, la fiche action sur le Pack Accueil, qui nécessite un budget de fonctionnement – et non d’investissement – pour permettre de déployer les prestations destinées à favoriser l’accueil de nouveaux arrivants sur le territoire, est en panne pour le moment.
Au total, la démarche Territoires d’industrie a joué un rôle positif pour 3 fiches action sur 9. Pour les autres, nous n’avons pas constaté beaucoup d’avancées et cela doit constituer un point de vigilance : le maintien de la mobilisation et de l’investissement des acteurs dépendra des suites qui seront données aux différents projets. Sur certains projets, des actions plus concrètes que l’ingénierie financière, les diagnostics et les études doivent être privilégiées pour avancer.
Les perspectives
Nous souhaitons maintenant donner un nouvel élan à cette démarche. D’ici la fin de l’année, nous allons proposer que des experts interviennent lors des réunions de travail afin de nous apporter des outils et de la méthodologie.
Deux thèmes prioritaires ont été retenus, la conversion des friches industrielles et l’attractivité du territoire.
Nous devrons également renouveler le volant d’entreprises participant à la démarche, car sur la soixantaine de celles qui ont été sollicitées, seulement une dizaine ont été présentes régulièrement, dont Carbo France et Gaming Engineering.
Exposé de Nadège Simon
Je dirige la société Carbo France, une PME basée dans la Meuse, créée il y a vingt-sept ans et qui fabrique du charbon de bois majoritairement destiné au fonctionnement des barbecues.
Il n’existe pas d’outil sur catalogue pour fabriquer du charbon de bois. C’est pourquoi, nous avons décidé, il y a dix ans, de nous doter en interne d’un pôle R&D afin de développer notre propre outil. Pour cela, nous avons bénéficié de la collaboration du CEA Tech de Metz et de l’aide financière du GIP (groupement d’intérêt public) Objectif Meuse. Le prototype que nous avons réalisé nous permet d’améliorer de 25 % notre rendement matière : pour fabriquer 1 tonne de charbon de bois, il faut désormais 4,5 tonnes de bois, contre 6 précédemment, ce qui est particulièrement précieux en cette période de transition énergétique.
Notre prototype permet, en outre, d’utiliser l’énergie résiduelle, mais aussi de récupérer de la chaleur à partir de nos “déchets de déchets”. En effet, pour fabriquer du charbon de bois, nous utilisons les déchets issus des scieries, ce qui représente une première forme de recyclage, et nous allons désormais pouvoir recycler nos propres déchets à travers une chaufferie biomasse en cogénération.
Enfin, ce nouvel outil nous permettra de multiplier par trois notre production et, ainsi, de répondre à la demande croissante de la grande distribution, qui a compris l’intérêt de recentrer son offre sur du charbon de bois écoresponsable et produit localement. Sachant que nous sommes le seul pays, en Europe occidentale, à produire encore du charbon de bois, la demande est très forte. Ces dernières années, notre chiffre d’affaires était de 8 millions d’euros et l’entreprise employait 28 personnes. En 2020, nous allons terminer l’exercice avec 14 millions d’euros de chiffre d’affaires et nous comptons désormais 40 salariés. Pour multiplier notre production par trois, nous avons besoin d’une surface d’exploitation plus importante. C’est pourquoi nous attendons avec impatience l’aboutissement du projet Parc’Innov, situé à quelques kilomètres de notre site actuel. En nous installant sur ce nouveau parc d’activité, nous pourrons non seulement disposer de la surface nécessaire pour construire notre nouvelle usine, mais aussi vendre la chaleur et l’électricité produites par notre unité de cogénération aux autres entreprises situées sur le parc. C’est ce qui nous a conduits à nous mobiliser sur la fiche action correspondant au projet Parc’Innov.
Exposé de Maxime Grosjean
Gaming Engineering est une start-up localisée dans le sud de la Meuse. Nous fabriquons des solutions de fixations innovantes, destinées principalement à l’automobile, mais également à l’aéronautique, et produites notamment par frappe à froid. Ces solutions intègrent plusieurs matériaux tels que l’acier, l’aluminium et divers composites, avec pour objectif de répondre aux enjeux de décarbonation de la mobilité : en allégeant les véhicules, on réduit leurs émissions de CO2 et on améliore leur efficience. Par ailleurs, avec l’arrivée des véhicules autonomes, les constructeurs doivent renforcer la sécurité des passagers, avec deux options : soit accroître l’épaisseur de l’acier, ce qui va à l’encontre de l’objectif d’allègement, soit recourir à de nouveaux matériaux permettant d’optimiser le design des véhicules. Les constructeurs souhaitant adopter ces produits multimatériaux se heurtent à un obstacle : leurs lignes d’assemblage ne sont pas adaptées à la fabrication de ces produits en grande série. Nous avons donc développé un dispositif permettant aux constructeurs de migrer vers ces nouveaux designs sans investissement. Les constructeurs et équipementiers français spécialisés dans les matériaux dits light (aluminium et composites) commencent à se saisir de cette opportunité, de même que certains constructeurs allemands, italiens et américains. Pour développer ces innovations, nous nous sommes dotés d’un bureau d’études et d’un premier outil industriel, implanté à Commercy. Nous cherchons maintenant à construire une nouvelle unité afin de répondre à une demande en forte croissance. C’est pourquoi nous nous sommes activement impliqués dans la démarche Territoires d’industrie, avec trois enjeux : accélérer notre déploiement, réussir à recruter les ingénieurs et techniciens dont nous avons besoin, et faciliter notre ancrage dans le territoire.
DEBAT
La réhabilitation des friches industrielles
Un intervenant : Les difficultés auxquelles vous vous heurtez en ce qui concerne le foncier viennent-elles d’un problème de disponibilité ou de freins administratifs ? En quoi le dispositif Territoires d’industrie est-il à même de les lever ou de les atténuer ?
Lydie Rollot : Il n’existe pas beaucoup de foncier disponible sur notre territoire. En revanche, les friches industrielles sont nombreuses et c’est un enjeu majeur, en matière d’attractivité, que de les rendre rapidement exploitables par les industriels afin de pouvoir accueillir de nouvelles entreprises.
Maxime Grojean : De nombreuses friches industrielles mériteraient effectivement d’être réhabilitées, mais ces locaux seront disponibles dans un horizon de temps trop éloigné pour être en phase avec la dynamique de nos projets. Le dispositif Territoires d’industrie nous a permis d’exprimer des besoins communs à de nombreuses entreprises et de rencontrer une large écoute, puis de bénéficier de l’appui des acteurs qui se sont manifestés à cette occasion.
Nadège Simon : En ce qui concerne Carbo France, nous allons avoir besoin d’une surface de 30 hectares pour notre nouveau site, car nous devrons disposer en permanence d’un stock de 50 000 à 60 000 tonnes de bois, ce qui prend énormément de place. Pour le moment, la zone qui nous intéresse est classée en terre agricole et il est très difficile d’obtenir son classement en zone industrialisable. Les différentes administrations se renvoient la balle : l’une nous explique que pour obtenir un permis d’aménager, il faut s’assurer que le réseau routier soit correctement dimensionné, mais il n’existe pas d’étude sur le réseau en question et c’est une autre administration qui doit la réaliser… Entre les différentes contraintes à respecter, nous avons déjà perdu deux ans sur notre calendrier de création d’une nouvelle usine. Nous espérons que la démarche Territoires d’industrie permettra d’accélérer le processus.
Des difficultés pour recruter
Int. : Rencontrez-vous des difficultés en matière de recrutement ?
M. G. : La technologie que nous utilisons – la frappe à froid – est peu répandue et il n’existe pas de formation en France. De plus, nous y ajoutons des processus spécifiques. Tout recrutement sur un poste de production nécessite donc une formation en interne d’environ dix-huit mois, délai difficilement compatible avec nos enjeux de développement. Nous pallions ce problème par l’apprentissage, aussi bien pour les postes d’opérateurs que pour ceux d’ingénieurs. Nous essayons, par ailleurs, de recruter quelques hyperspécialistes sur lesquels nous pourrons nous appuyer pour préparer l’avenir. Nous aimerions pouvoir bénéficier, à notre échelle, du même dispositif que celui mis en place pour Safran, qui visait à former des personnes issues de ce territoire pour qu’elles puissent travailler localement. Nous avons mis ce sujet en avant dans l’une des fiches action de la démarche Territoires d’industrie.
N. S. : Le problème du recrutement se pose aussi pour nous depuis des années, mais pas pour le personnel de production, pour lequel nous n’exigeons pas de qualification particulière et que nous réussissons à trouver dans le tissu local. En revanche, dès que nous cherchons des bac +3 ou des bac +5, c’est une réelle difficulté. Nous sommes situés dans le sud de la Meuse, à la limite de la Haute-Marne et, après le baccalauréat, les jeunes quittent ce secteur pour aller faire leurs études ailleurs. Ils ne reviennent généralement pas ou, en tout cas, pas avant d’avoir fondé une famille, étape pour laquelle un environnement rural peut à nouveau les intéresser. Compte tenu de cette situation, nous avons mis beaucoup de temps à constituer une équipe d’encadrement et, récemment, l’un de nos jeunes diplômés nous a quittés parce que sa compagne ne trouvait pas, dans le secteur, d’emploi correspondant à sa formation. Nous misons donc également sur l’apprentissage, avec quatre jeunes en alternance ou en contrat de professionnalisation postbac en permanence, ce qui est un effort considérable par rapport à notre effectif d’une quarantaine de personnes.
L. R. : Ces problématiques sont récurrentes et se sont largement exprimées dans le cadre des groupes de travail Territoires d’industrie. C’est ce qui a conduit à l’adoption de la fiche action Pack Accueil, qui comportait des mesures comme l’accompagnement à la recherche de logement ou à la recherche d’emploi pour les conjoints. Malheureusement, comme je l’indiquais, nous n’avons pas trouvé les financements nécessaires. Ces difficultés se rencontrent aussi, de façon un peu moins aiguë, pour des niveaux de qualification moins élevés, comme les métiers de la maintenance ou de l’usinage. Nous peinons même à trouver des jeunes prêts à intégrer les formations proposées. Nous obtenons un peu plus de résultats lorsque les entreprises s’impliquent dès le démarrage de la formation, en affichant clairement les pistes d’emplois relevant des formations proposées. Cette forme de parrainage ayant bien fonctionné lors d’une action en faveur des industries fromagères, nous avons essayé de la reproduire pour des formations à l’usinage. Néanmoins, malgré les perspectives d’emplois affichées et malgré toute l’énergie dépensée par l’ensemble des partenaires et des industriels, nous n’avons pas réussi à atteindre le nombre minimum de cinq ou six candidats qui était nécessaire pour démarrer les actions de formation. D’où l’intérêt de mener un travail en commun avec l’ensemble de l’écosystème dans une démarche telle que celle des Territoires d’industrie, qui réunit une multiplicité d’acteurs venant d’horizons différents et permet de mutualiser les constats et les ressources pour essayer d’imaginer des réponses originales, comme celle qui avait été mise en oeuvre pour Safran.
N. S. : Tout l’enjeu est de réussir à adapter ce type de réponse à des PME comme Gaming Engineering ou Carbo France…
L. R. : L’action de formation à l’usinage était justement destinée à des PME qui avaient mutualisé leurs besoins de formation. Il s’agissait de quatre PME au sud de la Meuse et de deux autres du Verdunois. Elles avaient réussi à identifier une base commune de prérequis et à définir une formation de premier niveau avec, dans un deuxième temps, des montées en qualification spécifiques en fonction des besoins de chaque entreprise.
Comment attirer les jeunes dans les formations ?
Int. : La crise actuelle des débouchés pour les jeunes ne facilite-t-elle pas votre recrutement ?
N. S. : Nous n’avons constaté aucun changement. Que ce soit pour attirer des ingénieurs avec de l’expérience ou des jeunes diplômés, nous devons vraiment “vendre” notre projet, car le charbon de bois n’est pas, en soi, un produit qui fait rêver. Nous insistons sur nos innovations, sur le fait que nous sommes en train de concevoir une nouvelle usine, et nous invitons les personnes intéressées à passer une journée sur le site pour découvrir l’entreprise.
L. R. : Je confirme que les effets de la crise ne sont pas perceptibles pour le moment dans le domaine du recrutement. Nous venons de réaliser deux campagnes de promotion des métiers de l’industrie pour préparer quatre actions de formation qui vont démarrer début septembre. Nous avons recouru à tous les supports possibles (panneaux “sucettes” de l’agglomération, presse écrite, spots radio, Internet…) et, au total, seulement six personnes ont manifesté de l’intérêt…
Int. : N’est-il pas envisageable de mutualiser les formations entre plusieurs territoires, voire de les mettre en ligne, avec des tuteurs qui se déplacent ?
L. R. : Nous avons déjà envisagé de mutualiser les formations entre plusieurs bassins, mais nous nous heurtons alors à une difficulté supplémentaire, le fait que les personnes ayant un niveau d’étude inférieur au baccalauréat sont souvent beaucoup moins mobiles que celles ayant fait des études supérieures. Quant à l’enseignement à distance, il se répand, mais il nécessite aussi de s’assurer que les publics visés maîtrisent suffisamment les outils numériques. Enfin, se pose également une question de disponibilité de la ressource formative.
Int. : De quelles écoles viennent les diplômés que vous cherchez à recruter ?
M. G. : Il s’agit par exemple de l’École nationale d’ingénieurs de Metz, de l’École des mines de Nancy, de l’Institut supérieur d’ingénierie de la conception de Saint-Dié, de l’Université de technologie de Belfort-Montbéliard.
Grâce à la démarche Territoires d’industrie, l’UIMM a été sensibilisée à nos difficultés et cela nous a permis d’attirer l’attention d’un centre de formation situé à Nancy, qui envisage de délocaliser un module de formation à Commercy, afin de le proposer au plus près des besoins industriels. Cela pose néanmoins un problème supplémentaire, celui de l’accueil, sur le territoire, des personnes désireuses de suivre la formation, en sachant que les étudiants en alternance doivent disposer de deux lieux de vie, l’un près de l’école et l’autre près de l’entreprise. Sur cette question également, la démarche Territoires d’industrie nous a permis d’avancer en faisant prendre conscience aux élus de l’existence de ce problème et d’ébaucher des solutions pour permettre aux élèves-ingénieurs de se loger pendant les trois ans que dure leur apprentissage.
N. S. : En ce qui concerne Carbo France, nous ne ciblons pas d’écoles en particulier. Nous avons recruté une responsable QSE (qualité, sécurité, environnement) et une étudiante en alternance via le CESI de Nancy (campus d’enseignement supérieur et de formation professionnelle). Nous venons aussi d’embaucher un étudiant en licence professionnelle sur la fabrication additive. Pour nous, le plus important est de trouver des personnes qui s’intéressent à notre projet et acceptent de se “délocaliser” une partie de la semaine dans le secteur rural du sud de la Meuse, avec parfois des difficultés pour y venir et pour s’y loger.
Le télétravail, une solution ?
Int. : Le télétravail peut-il être une solution pour attirer de nouvelles recrues dans l’entreprise ?
N. S. : Nous l’avons pratiqué, pendant le confinement, mais sur certains postes seulement. Tout ce qui est R&D et innovation nécessite d’être au pied du prototype. Nous sommes des industriels et nous devons travailler au plus près de l’outil pour comprendre son fonctionnement et en tirer les connaissances dont nous avons besoin. À ceci s’ajoute le fait que, sur notre site, nous avons d’énormes difficultés pour nous connecter à Internet et même pour utiliser les téléphones mobiles, ce qui complique tout recours au télétravail. Pour pouvoir participer à cette visioconférence, par exemple, j’ai dû demander à mes équipes de ne pas se connecter pendant le temps du débat…
Int. : Ne pourriez-vous pas envisager des binômes avec un opérateur sur place et un ingénieur à distance, qui viendrait de temps en temps sur votre site ?
N. S. : Notre collaboration avec le CEA Tech est déjà organisée sur ce modèle, avec un ingénieur local (que nous avons eu beaucoup de mal à recruter) et deux interlocuteurs au CEA Tech. Cela fonctionne bien, à condition que nous ayons accès à Internet…
M. G. : Je confirme que, pour nous également, le télétravail ne peut être qu’une solution ponctuelle, car, en tant qu’industriels, nous devons être présents sur les équipements de production. Quant à la R&D, elle souffre beaucoup de l’absence de contact présentiel entre les gens. Chez certains équipementiers et constructeurs qui recourent massivement au télétravail, je constate que la dynamique de développement est quasiment arrêtée. La résolution des problèmes techniques nécessite généralement des compétences détenues par plusieurs personnes. Le fait d’éloigner les personnes de l’outil technique et de leurs collègues donne un sérieux coup de frein aux projets. Or, l’un de nos clients américains, le groupe SCA, nous annonce que les équipes ne reprendront le chemin des bureaux qu’en juin 2021 : nous nous interrogeons sur la façon dont nous allons pouvoir travailler avec elles d’ici là…
Les infrastructures de transport
Int. : Les infrastructures de transport permettent-elles de rejoindre facilement les sites de production ?
L. R. : Aucun axe autoroutier ne traverse le territoire, mais les trois bassins d’emplois sont desservis par des axes ferroviaires et routiers qui facilitent les échanges avec les régions Grand Est et Île-de-France : la nationale 4 qui met en contact le Nord et l’Est, une gare TGV à Vitry et une gare Meuse TGV dans le sud de la Meuse. En revanche, nous manquons d’infrastructures et de mobilité à l’intérieur du territoire. La Région a engagé des réflexions sur ce sujet.
N. S. : Le trajet entre la gare Meuse TGV et Paris ne dure que cinquante-neuf minutes, ce qui est formidable, mais il faut une heure en voiture pour se rendre du site de Carbo France à la gare en question…
Des actions menées en commun ?
Int. : Des actions sont-elles menées en commun par des entreprises d’un même secteur ?
N. S. : Comme je l’indiquais, la grande distribution est en train de relocaliser une grande partie de ses achats en France et cherche des produits propres, écoresponsables, biosourcés, etc. Nous sommes partenaires de l’ONG TFT (The Forest Trust), désormais appelée Earthworm, qui conseille les entreprises pour la conception et la mise en oeuvre de politiques d’approvisionnement responsables en matières premières, et cela nous amène à travailler avec des confrères français pour sensibiliser nos clients à ces questions. Nous coopérons pour les campagnes de communication, mais pour tout ce qui est outil de production et problématiques de recrutement, c’est plutôt chacun pour soi…
L. R. : J’ai malgré tout constaté que, dans le cadre de la crise, certaines entreprises ont signé des conventions pour se “prêter” des salariés afin de ne pas perdre leurs compétences et préserver l’avenir. Par ailleurs, des projets, comme la régénération par attrition des sables de fonderie et leur valorisation dans les bétons, vont concerner plusieurs entreprises.
Vendre du “made in France”
Int. : Nadège Simon, on déplore souvent que les consommateurs n’acceptent pas de payer le juste prix du “made in France”. Comment réussissez-vous à leur vendre votre charbon de bois ?
N. S. : Je travaille depuis vingt-et-un ans dans cette entreprise et, sur cette période, la situation a beaucoup évolué. Pendant les dix premières années, la grande distribution cherchait à se fournir au meilleur prix et n’hésitait pas à aller chercher du charbon de bois en Afrique ou en Amérique du Sud, sans se préoccuper des déforestations massives ni du non-respect de l’environnement ni du travail des enfants. Depuis dix ans, grâce à TFT, nous avons sensibilisé l’ensemble des grands distributeurs à l’impact environnemental et social de ces produits qui étaient vendus jusqu’à 40 % moins cher que les nôtres, et à l’image négative qu’ils pourraient faire rejaillir sur eux. Les menaces de campagnes de communication les ont conduits à relocaliser leurs achats, mais, entre-temps, la production française s’était effondrée, passant, en dix ans, de 90 000 tonnes annuelles à 35 000. Sachant que la consommation représente, en France, entre 110 000 et 130 000 tonnes, les besoins sont énormes. La grande distribution a tellement besoin de produits écoresponsables qu’elle a accepté de relever les prix, de s’engager sur de gros volumes et de nous signer des contrats pour deux ou trois ans. Cela permet à ceux de nos confrères qui ont survécu, comme Carbonex, le groupe Bordet ou Industrie Bois Rousseau, de se mettre, comme nous, à investir massivement pour redévelopper leur production. La crise sanitaire a encore accéléré ce mouvement de relocalisation, dans la mesure où les importations ont été freinées pendant plusieurs mois.
Le financement d’une start-up industrielle
Int. : Maxime Grojean, comment avez-vous financé votre projet industriel ?
M. G. : Notre démarche reposant énormément sur l’innovation, nous avons besoin d’investissements très importants avant la mise sur le marché. Nous avons financé le démarrage sur fonds propres puis, dès que possible, nous avons présenté nos concepts à des structures telles que des instituts de recherche technologique ou des centres techniques, qui ont identifié le potentiel de nos technologies et les ont présentées aux industriels avec lesquels elles travaillaient. Nous avons ainsi pu monter des projets collaboratifs, ce qui nous a permis à la fois de financer le développement de nos solutions et d’identifier des pistes de marchés. L’étape suivante consistait à investir dans l’outil industriel. Nous avons délibérément écarté le recours à des fonds d’investissement, car nous tenions à conserver la main sur nos orientations stratégiques. Nous avons préféré vendre notre savoir industriel à Volvo, ce qui nous a permis de prendre de premiers marchés, de développer des applications pour des grandes séries et par là même, de démontrer notre capacité à porter l’innovation chez les clients finaux. Nous avons ainsi réussi à éveiller l’attention des banques. Une étape très importante a cependant consisté à obtenir le soutien de Bpifrance, sans lequel les banquiers n’auraient sans doute pas pris le risque de financer une start-up industrielle, malgré les retours très positifs du marché.
N. S. : Pendant la phase de R&D, nous avons eu la chance de bénéficier des subventions du GIP Objectif Meuse et nous avons par ailleurs recouru à l’autofinancement. Pour la construction de notre nouveau site industriel, nous avons réussi à convaincre les banques de nous financer grâce aux prouesses de notre prototype, à notre rentabilité croissante et à notre portefeuille de clients qui ne cesse de s’étoffer. Cela dit, je confirme que sans le soutien de Bpifrance, elles auraient certainement été plus frileuses sur le montant des sommes allouées… Nous espérons également pouvoir à nouveau obtenir des subventions de la Région et du GIP Objectif Meuse.
L’impact de la crise sanitaire
Int. : Quel impact la crise sanitaire a-t-elle eu sur vos activités et, plus généralement, sur le territoire ?
M. G. : La crise est intervenue au moment où nous allions installer notre outil industriel, ce qui nous a freinés. Nous avons eu beaucoup de mal à nous faire livrer et les retards bloquaient le chantier. Nous avons cependant fini par réussir à déployer notre outil.
En ce qui concerne la production, nous avons enregistré une baisse de volume significative sur les applications destinées à des grandes séries, mais nous en vendons encore peu pour le moment et nous avons donc été moins impactés que nos confrères déjà très engagés dans le marché automobile. Par ailleurs, le groupe Volvo est mondialisé, ce qui lui a permis de lisser ses commandes et de ne pas nous imposer des arrêts brutaux. En revanche, nous sommes inquiets des retards pris par les équipes de R&D de nos clients.
N. S. : Pour nous, la crise sanitaire a représenté à la fois un frein et un accélérateur. Notre service de R&D a dû être mis en sommeil, car les opérateurs qui intervenaient sur le prototype ont été transférés pendant plusieurs mois à la production, afin de pallier les absences de ceux qui avaient peur de tomber malades. De toute façon les ingénieurs du CEA Tech avec lesquels nous travaillons étaient confinés et il leur était impossible de venir sur notre site.
Dans le même temps, comme le gouvernement a obligé les Français à rester à la maison avec une météo exceptionnelle, ils en ont profité pour faire des barbecues matin, midi et soir, si bien que nous avons doublé nos ventes ! La grande distribution nous suppliait de livrer et nous n’avons pas pu répondre à toutes les demandes. Nous faisons donc partie des rares entreprises – avec les marchands de pâtes alimentaires et de papier hygiénique, je suppose – à avoir réalisé plus de ventes que d’habitude.
L. R. : Nous avons du mal à évaluer objectivement la situation. Des cellules de veille économique (préfecture, organismes consulaires, experts comptables, Banque de France, Région…) ont été mises en place pour identifier dès que possible les entreprises qui auraient besoin d’aide, mais, pour l’instant, aucun plan de sauvegarde ou de licenciement collectif n’a été enregistré dans la Meuse. En revanche, dès le mois de mai, nous avons été sollicités par plusieurs entreprises qui souhaitaient engager de gros investissements dans du matériel de production, ce qui est plutôt un signe positif.
Compte rendu rédigé par Élisabeth Bourguinat