La chasse aux éléphants
Conférence Rencontres nationales TEPOS
Pierre Calame, septembre 2019
Dans son intervention, Pierre Calame, président honoraire de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’homme, exhorte les territoires à énergie positive à défendre et valoriser leurs atouts (expériences, réseaux dynamiques, transversalités des actions et initiatives adaptées) devant des instances nationales ou européennes. Avec humour et discernement, à partir de la célèbre locution anglaise « the elephant in the room », il propose d’ouvrir la chasse aux mastodontes de l’immobilisme.
À télécharger : la_chasse_aux_elephants_conference_tepos_09_2019.pdf (120 Kio)
Je vais vous parler de chasse aux éléphants. Pas aux éléphants de la savane parce qu’ils n’ont pas besoin de nous pour mourir, le réchauffement climatique et la contrebande y suffisent ; ni aux éléphants des partis politiques, parce qu’ils sont en train de se diriger tous seuls vers des cimetières ; mais à ce que l’on appelle « les éléphants dans la pièce ». C’est quoi les éléphants dans la pièce ? Des réalités que tout le monde connaît mais fait semblant de ne pas voir. Ce sont ces éléphants là qu’il faut chasser. J’éclairerai brièvement certains d’entre eux pour m’attarder ensuite à un des plus gros éléphants de la pièce, celui de la gouvernance.
Quand je vous écoute, je ne peux qu’être bluffé fait par la richesse de vos initiatives, par leur enracinement, par l’énergie mobilisée par tous leurs promoteurs. Puis, immédiatement après, se pose la question de l’échelle. Et, là, on ne peut pas ne pas éprouver le sentiment de gens qui marchent dans la bonne direction dans un train qui va dix fois plus vite dans le sens inverse.
Pour l’illustrer je prendrai quelques éléments que tout le monde connaît ; ils font justement partie de ces éléphants qu’on connaît mais met un peu de côté quand on échange entre nous sur ce que l’on fait.
La première chose c’est que quand on regarde les liens entre croissance économique et énergie fossile depuis trente ans, il n’y a eu strictement aucune inflexion. Vous chercheriez vainement sur les courbes 1992 – 2019 trace du Sommet de la terre, de Rio, de l’accord de Paris ou de la loi de transition énergétique. Aucune inflexion ! la seule chose qui réduit la consommation d’énergie fossile dans le monde ce sont les crises économiques. En d’autres termes, notre modèle économique reste totalement dépendant de l’augmentation de l’énergie fossile.
Deuxième élément et je m’appuierai là non pas sur des discours militants mais tout simplement sur le rapport du Haut Conseil au Climat mis en place par le Président de la République. Il nous rappelle que sur les vingt dernières années la consommation interne d’énergie a diminué de 20 %. Ah bon ! Sauf que la consommation d’énergie grise, c’est-à-dire incorporée dans les biens et services que nous consommons, elle a doublé. En d’autres termes, si nous avons réduit notre consommation interne d’énergie c’est tout simplement parce que nous avons externalisé, notamment vers la Chine, tout ce qui coûtait de l’énergie fossile à produire. Du coup, quand on parle de neutralité carbone en oubliant cette énergie grise on mène une véritable politique de Gribouille. Chaque Français émet 6,6 tonnes de CO2 par an si on s’en tient à l’énergie consommée visiblement mais en émettent 11,1 quand on inclut de l’énergie grise. En d’autres termes nous consommons chaque année 4,4 tonnes d’énergie grise, c’est-à-dire déjà le double de ce qui reviendrait logiquement à chaque français si l’on veut protéger la planète et ceci avant même d’avoir dépensé le seul watt sur le territoire français ! Le double. Ce qui veut dire que penser la transition énergétique en terme de consommation interne en laissant de coté l’énergie grise est une simple plaisanterie.
Troisième rappel des faits, l’accord de Paris a été le premier où la schizophrénie s’est avouée de manière impudente, officielle. On y explique dans le même élan qu’on va essayer de se rapprocher de 1,5° C mais que la somme des engagements représente à peu près 3,2°… et l’on se berce d’illusions en disant : ça n’est pas grave, les engagements futurs seront tellement plus ambitieux qu’on va y arriver ! Or si vous observez les engagements français en matière de stratégie carbone, vous observez systématiquement qu’ils ne sont pas respectés -dixit le Haut Conseil au climat-, que personne ne démissionne pour autant et que systématiquement on dit : qu’à ça ne tienne, on va fixer des engagements plus ambitieux encore !
Quant aux Nations-Unies, vous avez vu comme moi le Président Donald Trump crier à la tribune « mort aux internationalistes, vive les patriotes ! ». En d’autres termes, chacun pour soi pour s’approprier pendant qu’il est encore temps la part de la planète à dépouiller.
Alors la question qui se pose à tous c’est : est-ce qu’on peut se contenter d’être un colibri, de dire « je suis un petit maire j’ai fait tout ce que je pouvais » ? Quand on vous écoute c’est évident que vous avez fait tout ce que vous pouviez sans doute plus encore mais est-ce qu’on n’a pas aussi à s’allier pour être en prise à une autre échelle ? Ce sera l’objet de mes propos. Parce que si on ne fait pas ça qu’est-ce qu’il reste ? Comme l’a montré le spectacle de Greta Thunberg, il reste la rage et les larmes, deux expressions de l’impuissance. Or je ne crois pas à notre impuissance. J’ai acquis au fil des décennies deux convictions. La première est que les défis et même les solutions sont parfaitement compréhensibles, et pas seulement pour des experts, pour chaque citoyen. Et la seconde, pour reprendre une expression du philosophe Sénèque à qui je fais souvent référence, il n’y a pas de bon vent pour le marin qui ne sait où il va. En d’autres termes si nous n’avons pas une vision claire des combats à mener, ne nous étonnons pas de ne pas les gagner.
Les chiffres nous montrent que la transition systémique dont nous parlons tous n’a pas encore été engagée. Nous devons nous demander pourquoi. L’explication la plus commode, d’une certaine manière, donc la plus usuelle c’est que de formidables intérêts s’y opposent. Pour ma part ça fait plus de cinquante ans que j’y réfléchis et je crois cette explication trop courte, je crois que la situation est plus grave encore et que nous devons réfléchir à la nature d’une transition systémique.
La vision que j’en ai, c’est qu’une transition positive c’est l’envers d’une catastrophe. Qu’est-ce que nous dit la théorie des catastrophes ? Qu’une catastrophe survient non pas quand un événement rare survient mais quand se mettent à converger à un moment donné un certain nombre d’actes négatifs dont chacun n’est pas si rare que cela - toute société qui fonctionne connaît des évènements de ce type- mais c’est leur combinaison qui est extrêmement rare et conduit à la catastrophe. Je crois que l’on peut se faire la même image pour la transition systémique, chacun de ses ingrédients ne serait pas si rare que cela mais c’est leur convergence qui est rare, en particulier la convergence des acteurs. Pour qu’il y ait transition systémique il faut quatre types d’acteurs qui convergent. Il faut d’abord des innovateurs et vous en êtes tous, qui n’acceptent pas l’absurdité du monde, qui n’acceptent pas le non-sens, qui posent des actes. Il faut ensuite, et d’une certaine manière le réseau TEPOS en fait partie, des généralisateurs, des gens qui contribuent au changement d’échelles. Il faut bien sûr des régulateurs faisant évoluer les règles du jeu et, pour ne citer qu’un exemple, Marie Guite Dufay, la Présidente de la Région Bourgogne Franche Comté vient de nous rappeler à quel point souvent l’articulation entre l’État et le local dysfonctionne. Mais il y a un quatrième type d’acteur c’est les théoriciens c’est-à-dire les gens qui sont en mesure de mettre en forme une autre vision du monde, une autre perspective. C’est cette rupture, ce changement de paradigme, que tout le monde appelle de ses vœux. Or, dans ce domaine, nous sommes plongés dans un profond sommeil dogmatique. L’expression « sommeil dogmatique » est du grand juriste Alain Supiot, professeur au Collège de France, qui décrit par cette expression l’incapacité des juristes à repenser leur domaine en fonction des nouvelles réalités. Ce sommeil dogmatique, je l’observe dans tous les domaines et en particulier dans le domaine de la gouvernance qui fait converger tous les autres puisque la définition de la gouvernance, sa la définition éternelle, ce n’est pas telle institution tel fonctionnement politique etc.. c’est tout simplement la capacité des sociétés à se maintenir dans leur domaine de viabilité et donc d’assurer la cohésion sociale interne, l’équilibre entre la société et la biosphère, l’équilibre entre les sociétés.
Sur tous ces plans nous sommes plongés dans un sommeil dogmatique profond. Le problème n’est pas seulement que nous regardons ailleurs pendant que la maison brûle mais aussi et surtout que nous dormons pendant que les éléphants, eux, se bousculent dans la salle.
Sortir du domaine du sommeil dogmatique ça ne veut pas dire « du passé faisons table rase » et que tout ce que l’on a fait jusqu’à présent ne valait rien parce qu’à situation radicalement nouvelle, pensée radicalement nouvelle. En réalité, souvent, nous pouvons aller chercher dans le passé des éléments de réponse ou une réinterprétation des réponses du passé qui nous rend en mesure de nous affronter aux nouvelles réalités. Pour reprendre l’exemple du droit avec Alain Supiot, il montre qu’à la fin du 19e siècle on a réinterprété un vieux principe, « la responsabilité de ce que l’on a sous sa garde » pour affirmer la responsabilité des patrons dans les accidents du travail, avec les machines qu’ils possèdent et sont sous leur garde. Le même effort de réinterprétation a été fait récemment avec la loi sur le devoir de vigilance, qui a reconnu que les entreprises donneuses d’ordres avaient une responsabilité à l’égard de ce qu’elles avaient sous leur garde, ce qui incluait les sous-traitants, même à l’autre bout du monde et qu’ à ce titre elles devaient exercer mettre en place des outils de vigilance.
J’ai fait le même effort pour essayer de repenser le modèle économique. Je me suis aperçu qu’il n’y avait pas besoin de faire des périphrases absconses et des oxymores comme le « développement durable », « la croissance verte » ou « l’agriculture raisonnée » et que, dans le passé, un terme avait exactement exprimé ce dont nous parlons : l’oeconomie. Effectivement c’est ainsi que l’on parlait d’économie jusqu’en 1750, avant que le « o » ne tombe. L’oeconomie c’était quoi ? C’était l’art pour une société de tirer le meilleur parti des ressources rares pour assurer son bien être dans le respect de l’intégrité de son environnement. Donc pas besoin d’aller chercher ailleurs. Par contre il faut se demander comment, au 21e siècle, nous pouvons réinventer cette oeconomie. L’intérêt majeur de ce regard sur le passé est de nous faire prendre conscience que souvent, pour innover, nous avons besoin de revenir, comme quand on se perd dans une forêt, à la bifurcation précédente, pour comprendre à quel moment, sans qu’on s’en rende compte, on a pris le mauvais chemin. Cet effort de relecture du passé m’a fait prendre conscience que l’oeconomie était une branche de la gouvernance et que, pour inventer un nouveau modèle de développement il fallait tout simplement appliquer à l’économie non pas des pseudos lois de la nature sur l’efficacité du marché ou je ne sais quelle billevesée mais les principes généraux de gouvernance.
L’urgence est à l’audace intellectuelle parce que si nous voulons penser le futur admettons qu’on ne peut pas mettre du vin nouveau dans de vieilles outres sinon l’outre éclate et le vin se répand. Les éléphants ce sont exactement toutes ces réalités qu’on a sous les yeux et qu’on ne veut pas voir parce que, faute d’un effort de réflexion, nous ne sommes pas en mesure d’en affronter les conséquences. J’en passerai très rapidement sept en revue.
Le premier s’agissant de l’énergie fossile c’est le rationnement. Nous ne trouverons aucune solution à nos problèmes sans rationnement. Tout le monde le sait. Jean-François Fressoz, un excellent historien, a publié récemment un article remarquable dans Le Monde l’autre jour. Il montre que si, en France, le rationnement a mauvaise presse parce que ça nous rappelle la guerre, dans d’autres pays, en Angleterre par exemple, le rationnement pendant la guerre a signifié la justice sociale. Donc, si nous voulons effectivement faire ce que nous prétendons faire, une transition énergétique et sociale, nous devrons passer par des quotas négociables, par territoire et par ménage. C’est la seule solution efficace et socialement juste. Mais on ne nous parle que de « signal prix » alors que tout le monde sait que le signal prix ne marchera jamais, ne sera jamais à l’échelle du problème, ne pourra jamais concilier effectivement réduction drastique des consommations d’énergie fossile et justice sociale.
Deuxième éléphant, celui qui consiste à confondre globalisation et mondialisation. A confondre la globalisation, c’est à dire l’unification des marchés, dont on voit très bien aujourd’hui avec la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis qu’elle est parfaitement réversible, et la mondialisation qui traduit les interdépendances irréversibles entre les sociétés et entre l’humanité et la biosphère. Utiliser le même mot pour deux réalités aussi différentes c’est le meilleur moyen de ne rien comprendre.
Troisième éléphant, nous fonctionnons avec un système de responsabilités limitées de chaque acteur. Or,, c’est un principe d’algèbre évident, une somme de responsabilités limitées des acteurs conduit à des sociétés à irresponsabilité illimitée. Nous vivons dans une société à irresponsabilité illimitée, ce qui veut dire que tant que nous ne reviendrons pas sur la pensée traditionnelle sur la responsabilité nous continuerons à être collectivement totalement irresponsables. Tout le monde le sait mais nous ne voulons pas le voir.
Quatrième éléphant, qui va aussi bien pour l’Europe que pour la planète, l’idée qu’on peut gérer les relations entre les sociétés par la diplomatie dans un contexte d’interdépendances mondiales. La diplomatie sert à inventer et à confronter des intérêts nationaux, or notre problème est de construire une communauté de destin. Tout le monde sait que c’est irréconciliable, personne ne le dit.
Cinquième éléphant, celui de la gouvernance. Y-a-t-il un seul problème sérieux, au premier rang bien sûr la transition énergétique écologique, qui aujourd’hui puisse être traité à un seul niveau ? Aucun. Or, que nous raconte la théorie en vogue ? Qu’il faut y voir clair sur qui fait quoi, qu’il faut un partage rigide des compétences, ce qui est exprimé d’ailleurs dans la loi féodale de décentralisation de1982, avec « les blocs de compétence » : on fait comme si les problèmes des sociétés pouvaient être décomposés comme ça dans des blocs qu’on pouvait affecter à chacun. Et depuis lors les gouvernements successifs continuent à se battre contre l’idée, à leurs yeux horrible, de compétence générale alors qu’évidemment toute personne qui a des problèmes va voir son maire, qu’il ait officiellement compétence ou non sur le problème. Il est évident que la gouvernance à inventer n’est plus une gouvernance du partage des compétences mais une gouvernance d’exercice des compétences partagées. L’articulation entre les niveaux pour l’exercice partagé des compétences est donc au coeur de la théorie à construire, celle d’une gouvernance à multi-niveaux. L’Union européenne l’a compris, pas la France.
Sixième éléphant, l’État et la grande entreprise. L’État et la grande entreprise ont été les acteurs pivots du 20e siècle, ceux autour desquels se sont organisés les jeux sociaux, économiques, ou écologiques. Au moment où nous sommes confrontés à des crises de relations, il faut que les acteurs en charge soient les acteurs capables de gérer les relations dans un système mondialisé. Où sont-ils ces acteurs capables de gérer les relations ? Ni dans l’État ni dans la grande entreprise. L’État a le cul entre deux chaises, entre le niveau des relations, qu’appréhende le territoire, et le niveau des filières de production et d’échange, qui organise la production au niveau mondial. Tout le monde le sait mais on continue à faire comme si, on se tourne vers Monsieur Etat et Madame la grande entreprise comme s’ils étaient la clé de la solution.
Septième et dernier éléphant, le caractère commensurable des biens et des services ou des temps. Vous vous souvenez de la formule de John Meynard Keynes, « à long terme nous serons tous morts », pour expliquer qu’on peut utiliser un taux d’actualisation pour réduire les problèmes du futur à des problèmes présents. C’est idiot ! A long terme, nos petits enfants seront là. J’en ai cinq ils sont déjà des adultes, ça m’importe énormément ce qu’ils seront, l’idée que l’avenir à cinquante ans ne compte pas dans mes décisions c’est totalement absurde. De même, l’idée que l’on peut payer avec une même monnaie les biens qu’il faudrait économiser -l’énergie fossile- et les biens qu’il faudra encourager -le travail humain, la créativité- n’importe quel enfant comprend bien que ça ne peut pas marcher. Or notre économie continue à considérer que les biens et services et que les temps sont commensurables.
Voilà quelques illustrations qui expliquent pourquoi, depuis quelques décennies, je suis parti à la chasse aux éléphants et c’est à elle que j’aimerais vous associer. Je l’aimerais d’autant plus que j’ai regardé vos documents et me suis rendu compte que dans le domaine de la gouvernance vous aviez beaucoup avancé. Vous avez beaucoup d’idées extrêmement justes, novatrices, mais qui n’osent pas s’avouer à elles-mêmes qu’elles forment une théorie. Elles restent au fond comme une effraction que vous vous autorisez au lieu d’affirmer que vous défendez une nouvelle vision de la gouvernance. Je vais l’illustrer par quelques exemples.
Vous insistez énormément sur les méthodes. Vous avez développé, quoique insuffisamment, des communautés apprenantes. Vous avez compris que le système traditionnel de diffusion de l’innovation tel que le conçoit l’État français, qui consiste à faire un prototype que l’on généralisera si ça marche n’est pas approprié, qu’il faut penser autrement les processus d’innovation.
Deuxièmement même si vous n’utilisez pas forcément le mot, j’ai retrouvé dans vos documents l’idée que le capital immatériel d’une collectivité est le bien le plus précieux. Dans la plupart des expériences que vous décrivez, vous insistez sur la longueur du temps. Je me suis même rendu compte que beaucoup de choses que vous disiez en milieu rural rappelaient furieusement ce qu’a été la Jeunesse Agricole Catholique il y a cinquante ans : la démarche voir juger et agir, la démarche de l’enquête formatrice, la démarche qui consiste à dire nous ne sommes pas seulement une exploitation agricole pour faire du profit mais nous sommes aussi créateurs de valeur pour la société. Toutes vos histoires reflètent une construction historique longue de plusieurs décennies. Ce qui veut dire que vous avez compris que le capital immatériel, c’est quelque chose de fondamental, qui forge une communauté. Vous parlez beaucoup de la coopération entre acteurs, vous constates qu’une fois une tradition de coopération forgée, elle s’applique à d’autres domaines. De mon côté, je suis très attentif à cette mémoire longue des sociétés. Ainsi, au lendemain de la chute du mur de Berlin, en Pologne ont resurgi les tas de formes coopératives enfouies dans la mémoire du peuple qui réémergeaient dès que les conditions le permettaient. Vous avez compris que construire ce capital immatériel c’est de l’investissement. Ce n’est pas du fonctionnement. Marie Guitte Dufay est revenue là-dessus et elle a tout à fait raison. C’est de l’investissement, pas du fonctionnement. Ce n’est pas parce que c’est du temps de travail et pas des infrastructures qu’on inaugure que ce n’est pas un investissement.
Vous avez également pressenti, de manière extrêmement juste, qu’un territoire ce n’est pas une collectivité territoriale. Un territoire c’est un acteur collectif. Un acteur collectif c’est une construction sociale, ça ne préexiste pas, on voit bien des territoires où les gens passent leur temps à se bouffer le nez, entre les partis, entre les acteurs. Comment se construit un acteur collectif ? Quelles en sont les étapes ? J’en ai, il y a longtemps, identifié trois : l’entrée en intelligibilité, l’entrée en dialogue, l’entrée en projet. Ce sont des éléments centraux de la gouvernance que je retrouve ans vos expériences.
Vous insistez aussi beaucoup sur les partenariats multi-acteurs et vous parlez, dans le rapport de synthèse établi par Mairie Conseil, d’acteur hybride. Vous avez très bien pressenti que cette opposition entre d’un côté le secteur public et de l’autre le secteur privé, les entreprises, devait s’effacer derrière ce que l’Ecole de Paris du management appelle « le jardin des entreprenants », ceux qui sont capables de mobiliser des énergies autour d’eux, autour de quelque chose qui fasse sens collectif. Et, après tout, on s’en fout que ce soit privé, que ce soit public, que ce soit d’économie sociale et solidaire, ce qui est important c’est qu’émerge cette capacité à donner du sens collectif. C’est là aussi une question centrale de gouvernance.
Vous avez également compris que ces histoires de planification ne marchent pas. Ce qui compte aujourd’hui, que ce soit dans les actions publiques ou que ce soit l’entreprise, c’est la pensée stratégique, c’est-à-dire la capacité à avoir une stratégie, ensuite à saisir les opportunités. C’est ce couple stratégie-action qui est au cœur de la gestion de la complexité et non la planification qui suppose que l’on sait d’avance l’évolution du contexte.
Vus soulignez l’importance des solutions intégrées, des solutions ancrées dans des territoires. C’est exactement l’opposé de la pensée étatique. J’ai été vingt ans haut fonctionnaire, c’est un sujet que je connais assez bien. La pensée normative et sectorielle, qui continue à dominer l’action de l’État, est l’exact opposé de la pensée ancrée et intégrée.
Vous avez également compris que ce qui compte dans la gouvernance ce n’est pas la légalité c’est la légitimité, c’est-à-dire la reconnaissance que des gens agissent pour le bien commun. Je ne vais pas faire ici une théorie sur la légitimité, je l’ai fait dans un certain nombre de livres, mais c’est une question absolument fondamentale. Les démocraties ont confondu les deux, se sont illusionnées sur le fait que parce qu’on faisait des choses selon des règles le pouvoir était forcément légitime. C’est l’aporie des démocraties. Et, du coup, on n’arrive pas à comprendre pourquoi, dans nos démocraties, le corps social le moins estimé est le corps politique.
Enfin, j’ai vu dans un certain nombre d’exemples que vous avez compris l’importance d’analyser les flux entrant et sortant d’un territoire, de mieux appréhender la circulation de ces flux au sein des territoires, bref de vous doter d’une compréhension métabolismes et des territoires.
Tous ces exemples me donnent envie de vous dire : arrêtez de vous considérer comme des petits, vous avez entre les mains, à travers vos propres expériences, dans vos propres rapports les éléments d’une pensée nouvelle sur la gouvernance. Mettez la sur la table, formalisez la, défendez-la devant des instances nationales ou des instances européennes. Vous avez un rôle à jouer dans la chasse aux éléphants.
Revenons à la gouvernance à multi-niveaux. C’est une logique profondément différente de celle du partage des compétences entre les différents niveaux. Pour organiser l’exercice de la responsabilité partagée, il faut définir des règles concrètes par lesquelles deux niveaux coopèrent. Le point central, le principe central est le principe de subsidiarité active. Avant de le décrire j’illustrerai pourquoi j’ai confiance dans la chasse aux éléphants. J’ai créé le concept de subsidiarité active en 1992 – 1993. En 2018 la dernière directive de la Commission européenne sur la manière de construire des politiques européennes met les deux concepts en avant, la gouvernance à multi-niveaux et la subsidiarité active. Vingt-cinq ans c’est l’ordre de grandeur qu’il faut pour que de nouvelles idées, aussi banales soient elles parce que pour moi elle est parfaitement banale, se diffusent. Je crois que nous devons avoir cette patience cette fois ci d’éléphant. Il y a des combats que nous ne gagnerons pas de notre vivant mais que nous devons impérativement engager au nom de nos enfants et nos petits-enfants.
Alors, qu’est-ce que le principe de subsidiarité active ? Il repose sur l’idée d’apprentissage, sur l’idée de processus cybernétique. Il est à l’opposé de la manière dont on représente l’évaluation des politiques dans les systèmes étatiques où on met en place une politique puis, à un moment donné, on confie à des experts le soin d’évaluer les résultats, avec l’idée qu’en fonction des résultats de l’évaluation le pouvoir central, dans sa grande sagesse va rectifier le tir. C’est ce que j’ai appelé la « logique de l’artilleur » : on a raté notre coup, on va changer la hausse du canon et puis ça ira. Mais là-dedans sans mauvais jeu de mots, on ne sait plus si les citoyens sont… la chair à canon.
Dans la subsidiarité active ce qui est en jeu c’est le cycle action-réflexion-action et c’est un cycle qui implique les acteurs eux-mêmes. Pendant très longtemps -, j’ai vécu ça pendant plusieurs décennies-, le rapport action réflexion était assimilé au rapport praticien chercheur. C’est la même histoire que quand on nous bassinait le slogan « pensons globalement agissons localement » comme si, localement, on ne pouvait pas penser comme si la seule chose que l’on avait à faire c’est de mettre en œuvre la pensée qui avait été arborée à Washington à Bruxelles ou à Paris. Le principe même d’un processus cybernétique c’est que vous construisez en permanence votre apprentissage, vous construisez en permanence du capital immatériel, que l’on est alternativement les deux, acteur et penseur. Mais pas forcément au même moment ; comme l’écrit l’Ecclésiaste, il y a un temps pour rire, un temps pour pleurer, un temps pour parler et un temps pour te taire. Pour les acteurs, il y a un temps pour agir et un temps pour réfléchir. Vos rencontres nationales en sont l’illustration. Mais dans un processus comme ça, qu’est-ce que l’on apprend et comment est-ce qu’on l’apprend ? C’est là-dessus que je vais conclure.
Qu’est-ce qu’on apprend ? C’est le cœur de l’idée de subsidiarité active. C’est ce que je l’ai expérimentée sur beaucoup de domaines. On s’aperçoit que les acteurs confrontés aux mêmes défis dans des contextes extrêmement différents arrivent à la conclusion que les difficultés majeures sont les mêmes. Ça, c’est la bonne nouvelle. En d’autres termes, ce que l’on produit collectivement c’est la compréhension profonde des conditions de et d’échec de la conduite de la stratégie. Ce sont les principes directeurs communs tirés des expériences. C’est ce que, dans la subsidiarité active, on appelle l’obligation de résultats. En d’autres termes, le rôle de l’échelon d’en dessus n’est pas penser à la place de l’échelon d’en dessous, l’échelon d’en dessous est beaucoup mieux placé pour penser avec les gens. Le rôle de l’échelon d’en dessus est de dire : il faut que ce processus s’organise, il faut que ces principes communs émergent et mon rôle à moi c’est de vérifier que chacun, dans son lieu, dans son contexte particulier inventera les réponses particulières mais satisfaisant à ces principes communs.
Comment apprend-on ? C’est ce que l’on appelle la construction de communautés apprenantes. J’ai fait un petit papier là-dessus (joint au présent texte) que je résume rapidement. Il y a deux temps : élaborer sur sa propre pratique ; puis confronter les pratiques.
C’est le premier temps, « élaborer sur sa propre pratique », qui, contrairement à ce que l’on s’imagine, est le plus difficile. C’est ce que j’expérimente depuis plusieurs décennies, quand on invite les gens à raconter leur pratique, en fait c’est le plus difficile parce que si l’on ne connaissait que sa situation, on serait incapable de distinguer ce qui est de l’ordre du structurel de ce qui est de l’ordre du circonstanciel. Donc on a besoin déjà de s’être un peu frotté aux autres pour être en mesure de raconter sa propre pratique en distinguant questions structurelles et événements circonstanciels et, fortiori pour le transmettre aux autres. Pour y parvenir, les chercheurs peuvent aider les acteurs, non pas pour penser à leur place mais pour les aider à accoucher. Il y a besoin d’accoucheurs de la pratique, capables d’interpeller, de poser de bonnes questions.
Le second temps, celui de l’élaboration des principes communs à partir de la confrontation des pratiques, demande à son tour des méthodes. On a développé pour cela un logiciel libre de construction des liens, Desmodo (desmos signifie en grec « lien »). Ce qui compte énormément dans ces processus c’est la confiance mutuelle et la confiance mutuelle ne peut naître que de la transparence. J’ai connu trop de conférences internationales où il y a les gens qui discutent d’un côté et puis de l’autre un « drafting committee », un comité de rédaction, qui dégage les conclusions de la conférence sans écouter ce qui s’y dit. A ce moment l’assistance se sent flouée, prend conscience qu’elle a seulement servi de public pour avaliser ce que voulaient lui faire dire les organisateurs. Pour créer la confiance, des méthodes sont indispensables. J’encourage vivement le TEPOS à développer ces méthodologies d’accouchement collectif des principes.
Dernier point vous parlez de solutions intégrées, bravo, mais concrètement comment fait-on ? Vous avez pleins d’illustrations passionnantes, on voit le lien entre les rapports inter-générationnels, l’énergie, la santé, l’éducation, la mobilité, que sais-je l’emploi… mais concrètement, dans le quotidien, les collectivités territoriales sont organisées « en arbre », avec des maires adjoints, chacun jaloux de ses compétences, avec des services dont chacun veut son petit morceau de pouvoir. Mais, au-delà de ce désir de pouvoir il y a un fait objectif : se représenter les liens entre les choses ça n’est pas si simple si on ne s’appuie que sur son intuition ou sur son bon sens. C’est pourquoi j’ai beaucoup travaillé sur un outil de représentation des liens entre les concepts, ce que j’appelle un atlas relationnel. J’ai la faiblesse de penser que des réseaux comme le vôtre a besoin de se doter d’outils de ce type. Vous parlez très bien des exigences méthodologiques : la capacité concrète à se représenter la complexité en est une.
Je vous remercie.