Représenter le territoire

Atelier des Territoires, session 4 par Thierry Paquot, philosophe de l’urbain

Thierry Paquot, Anne-Solange Muis, février 2020

Représenter un territoire n’est pas chose aisée. « Représenter » c’est rendre présent ce qui est absent, au moyen d’une ambassade, de l’artifice théâtral, d’une peinture, d’un poème… Au Moyen-Âge, les représentations relèvent davantage de l’archétype que de la reproduction soignée d’une ville particulière. A partir de la Renaissance, la ville devient dessinée, gravée, représentée comme des « cités idéales ». L’apparition des plans et des cartes qui se généralise ; la représentation des activités, des festivités et atmosphères des lieux (foire, marché, agitation urbaine…) en dessin, peinture ou gravure contribue à renseigner sur les territoires et les usages sociaux à travers les siècles avant que la photographie, plus commode à réaliser que la peinture, ne vienne enrichir les données, notamment sociales, en s’introduisant dans les maisons, la rue, les usines ou n’importe quel lieu. Le cinéma viendra compléter le travail entamé par cet art en y ajoutant le son, le rythme, le mouvement. Sa capacité à rendre compte du mouvement correspond bien à la ville moderne traversée par tous les flux et permet de saisir les ambiances des territoires filmés. Néanmoins, les films témoignent de l’histoire du cinéma et non pas de l’histoire de la ville, sauf par reconstitution, interprétation, exégèse des plans et séquences eu égard à l’histoire inachevée et toujours en cours de telle ou telle ville.

L’image d’une ville ou d’un territoire à la recherche d’une « identité » pour représenter sa singularité, se perd dans les regroupements intercommunaux et s’efface dans le temps. Un territoire n’est pas imagé, il est imaginé. Tout territoire résulte, il n’est jamais décidé, donné, imposé. C’est ainsi qu’en 1964, lors d’entretiens radiophoniques avec Jean Carrière, Giono dit : « La Provence que je décris est une Provence inventée et c’est mon droit, c’est un Sud inventé comme a été inventé le Sud de Faulkner. (…) Rien n’est fonction du pays qui est sous mes yeux, et il participe du pays qui est sous mes yeux mais en passant à travers moi. »

Ainsi, représenter ne consiste pas à « rendre présent » ce qui n’est pas là, mais à faire émerger le là où la présence se déploie.

Pour conclure, il faut comprendre que le regard doit faire l’objet d’une géohistoire culturelle ; que l’image tend à s’émanciper de l’imaginaire en se dévalorisant par le simple fait de sa prolifération et trop d’images tue l’image ; qu’il est nécessaire de s’interroger sur ce que penser l’image veut dire ?

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Interview de Thierry Paquot

Conférence

Thierry Paquot

Peut-on représenter un territoire ?

Cela ne va pas de soi. Il semble plus commode de représenter une ville que l’urbain diffus ou des paysages urbains aux limites incertaines et changeantes. En quoi consistent ces représentations ? S’agit-il de doter un site d’une image reconnaissable entre mille autres ? Est-ce une manière de figer l’identité d’un lieu, en le révélant ? Ou bien encore nourrir un imaginaire partagé à partir d’une expérience spatiale ? Nombreuses sont les villes qui puisent parmi leurs monuments historiques afin d’en valoriser un qui devient alors leur emblème : la tour Eiffel et Paris, le Christ rédempteur et Rio, le Colisée et Rome, la Kaaba et La Mecque, à chaque fois des images s’imposent, images qui peuvent transiter par le cinéma, la littérature, la peinture, la photographie, la BD, etc. Il n’est pas rare d’accoupler Doisneau à la banlieue parisienne, Paul Auster à Brooklyn, Kafka à Prague ou encore Mahfouz au Caire… Ces images font aisément « clichés » et collent à la ville comme la boue à la semelle. Il est parfois difficile de lui substituer une autre référence et pourtant New York resplendit de ses tours malgré l’effondrement tragique du World Trade Center…

« Représenter » c’est rendre présent ce qui est absent, au moyen d’une ambassade, de l’artifice théâtral, d’une peinture, d’un poème… C’est aussi « reproduire », « faire apparaître », selon l’étymologie latine, repraesentare. Quant au mot « représentation », il est devenu à la fois « le substantif d’action de représenter, désignant l’action de rendre présent ou sensible quelque chose à l’esprit, à la mémoire au moyen d’une image, d’une figure, d’un signe » et, par métonymie, « ce signe, image, symbole ou allégorie. » La représentation s’affirme double : elle entretient avec l’absence, un devoir de présence et elle magnifie le présent, qu’elle montre sous ses meilleurs atours, l’exhibe en quelque sorte. Ainsi, la reproduction du réel par l’art correspond bien à une représentation. Qu’en est-il pour cet objet particulier nommé « territoire » ? Avant de répondre à cette question, je dirais quelques mots sur la représentation de la « ville » et de ce qui par la suite deviendra « l’urbain », ce quelque chose qui enveloppe les villes et leurs à-côtés, en une territorialité démultipliée ?

La représentation de la « ville »

Depuis l’apparition des premières villes il y a environ 5 000 ans dans les vallées fluviales, à l’intersection de routes commerciales ou le long d’un littoral, se manifestent leurs représentations plus symboliques et évocatrices que parfaitement authentiques et réalistes, comme la Ville et la tour de Babel, la Jérusalem Céleste, la Cité interdite de Pékin et d’autres hauts lieux réels et mythologiques dessinés sur différents supports (panneaux de bois, fresques murales, statuaires, toiles peintes, bijoux…) par des artistes la plupart du temps anonymes. On repère des éléments de la vie citadine sur des vases grecs, des décorations murales de certaines villas (comme à Pompéi), des mosaïques romaines et byzantines ou des morceaux de ville avec une église ou une cathédrale sur des retables du Moyen-Âge. La statuaire n’est pas en reste, des frises, des colonnes et leurs chapiteaux, des chaires édifiées en pierre ou en bois, des gisants, sont parfois ornés de motifs silhouettant une ville avec ses maisons pressées les unes contre les autres. Mais il s’agit certainement d’une ville-type, plus ou moins inspirée de villes réelles, et figurant la ville que Dieu protège des vices des hommes. À dire vrai, ces villes relèvent davantage de l’archétype que de la reproduction soignée d’une ville particulière, d’où de nombreuses ressemblances entre elles et une incroyable distance entre ces représentations et la réalité. L’archétype est un « type primitif ou idéal » à partir duquel on en reproduit d’autres. Pour Jung, c’est un symbole universel porté par l’inconscient collectif. Je ne discuterai pas ici de la pertinence de cette notion, je dirais seulement qu’une approche pluriverselle vient chahuter l’idée même d’archétype universel et que toute représentation s’inscrit dans une culture, c’est-à-dire un imaginaire et une mobilisation des sens avec les codes qui les caractérisent. En Occident, c’est vraisemblablement Giotto (1266 ?-1337) qui sera l’un des premiers à peindre la ville et ses murailles sur des fresques aux thèmes principalement religieux qu’il entreprend pour ses différents mécènes. Les frères Limbourg avec leurs illustrations accompagnant Les Très Riches Heures du Duc de Berry (1413-1416) montrent des fortifications protégeant des maisons, mais là encore la ville ne semble pas être le véritable sujet, ce sont les saisons, et les travaux et les jours qui leur correspondent, qu’il s’agit d’illustrer.

Au cours de la Renaissance

Au cours de la Renaissance italienne, la ville est gravée, dessinée, peinte, il est vrai que les ingénieurs se préoccupent alors d’édifier des « cités idéales » et que les architectes, à la suite d’Alberti, s’efforcent de concilier le corps humain au corps urbain. C’est aussi l’adoption du procédé technique dit « perspective » (comme cette célèbre peinture sur bois, malheureusement anonyme du XVe siècle, d’une ville minérale fantomatique, sans un seul être humain, qui inspirera Giorgio de Chirico au XXe siècle) et la généralisation de la toile tendue comme nouveau support. Une poignée de décennies plus tard, l’Europe découvre l’Amérique et ses marins ouvrent de nouvelles routes pour le commerce lointain, des ports s’imposent comme autant de « villes/monde » et les négociants et autres banquiers qui y résident commandent aux peintres des tableaux à leur gloire, avec en arrière-fond ces paysages exotiques. De ces nouvelles colonies du bout du monde proviennent des plans de villes conquises (Tenochtitlàn, ancien nom de Mexico) ou créées, qui circulent dans toute l’Europe et influencent les « hommes de l’art » et leurs commanditaires et servent de « modèles ».

La peinture flamande des XVIe et XVIIe siècles nous introduit dans les maisons cossues, au parquet bien ciré et aux cuivres étincelants, quant aux alentours, les pavés sont lavés à grandes eaux et le rebord des fenêtres est aimablement garni de fleurs. Pieter de Hooch s’attache à reconstituer l’ambiance d’une Cour d’une maison de Delft (1658) et Johannes Vermeer offre une Vue de Delft (1661) et dans L’Atelier (vers 1665) affiche une carte murale tandis que Rembrandt escorte La ronde de nuit (1642) et influence Philips Koninck quant à sa manière de peindre le plus exactement possible les villes.

L’apparition des plans topographiques

Les plans topographiques sur papier se généralisent tout au long du XVIIe siècle (Paris par Jacques Gomboust en 1652, Madrid par Pedro Texeira en 1656, Londres par John Ogilby et William Morgan en 1676…), et surtout durant le XVIIIe (Paris par l’abbé Delagrive en 1728, puis Verniquet à partir de 1775, Rome par Giovanni Battista Nollie en 1738, Dublin par John Rocque en 1756 …). Toutes les capitales et villes importantes se dotent d’un plan le plus précis possible, non seulement afin de disposer d’un cadastre mais surtout pour entreprendre les travaux nécessaires à leur embellissement. Le plan de Londres de Richard Horwood (1792-1799), qui scrute avec finesse le moindre détail et où chaque maison est située dans l’une de ses 32 planches au 1/2 400, constitue une incroyable performance. Tous les artistes n’ont pas ce souci d’exactitude, Claude Gellée dit Lorrain n’imite pas la réalité, il dessine les villes imaginaires à partir des grands mythes chrétiens, comme L’embarquement de sainte Paule pour la Terre Sainte à Ostie (vers 1639), ou des « paysages urbains » avec des ruines et toute une exubérante végétation, comme sur la Vue du Campo Vaccin. Ses couleurs diaphanes et dorées confèrent à ses tableaux une lumière particulièrement douce. À peu près au même moment, les premiers vedutisti saisissent une « vue » (veduta) bien cadrée de la ville aimée et en proposent une reproduction particulièrement fidèle. Gaspard Van Wittel (Gaspare Vanvitelli, 1652-1736) est un des premiers à combiner la précision des Hollandais à la luminosité des ciels italiens. C’est un véritable enchantement que d’admirer les œuvres de Bernardo Belloto (La Place de l’université de Vienne, 1760 ; La Place du Vieux-Marché à Dresde, 1751 ; Vue de Varsovie et de la Vistule depuis Prague, 1770), Didier Bara (Vue de Naples à vol d’oiseau, 1647), Michel Serre (Vue du cours de Marseille pendant la peste de 1720), Claude-Joseph Vernet (L’intérieur du port de Marseille, vu du pavillon de l’Horloge du Parc, 1754) et surtout d’Antonio Canaletto (ses tableaux de Venise, dont La Cour du maçon, vers 1726).

La reconstitution des atmosphères

Grâce aux peintres, nous pouvons reconstituer des « ambiances » urbaines disparues (les marchés, les rues, les foires et fêtes) et surtout déceler des monuments (parfois, en ruines) ou des constructions depuis longtemps démolies, comme l’impressionnant pont habité que peint Nicolas-Jean-Baptiste Raguenet (La Joute des mariniers entre le pont Notre-Dame et le pont au Change, 1756) ou Hubert Robert (La Démolition des maisons sur le pont Notre-Dame, 1788). Avec l’industrialisation, et l’urbanisation qu’elles génèrent, les villes s’imposent comme thème pour les peintres. Rien n’échappe à leur regard exercé et tout en elles les captive : un attelage qui longe le bois, un couple qui arpente le boulevard, la foule manifestant ou se distrayant, les petits métiers des rues, les « nouveautés » portés par une modernité active (la gare, le grand magasin, le café éclairé au gaz, les premières enseignes lumineuses, les passages couverts, les grisettes et les prostituées…). Non seulement la grande ville, et ses étonnants personnages, fascine les peintres, mais ceux-ci la magnifient de jour comme de nuit, ensoleillée ou enneigée, agitée ou au repos… La gare Saint-Lazare (1877) de Manet, Place du Théâtre-Français, effet de pluie (1898) de Pissarro, Place de l’Europe (1877) de Caillebotte, L’entrée du Christ à Bruxelles (1888) de James Ensor, Soir dans la rue Karl-Johann à Oslo (1892) d’Edward Munch, Le Pont Saint-Michel (vers 1907 ?) de Marquet et tant d’autres tableaux qui transfigurent (Chagall, Max Ernst) ou témoignent (Hopper) d’un moment d’une ville. La banlieue (Sisley, Rouault), l’agitation urbaine (Delaunay, Léger), la ville en vue plongeante (Sironi, Feininger), la palette du peintre démultiplie ses couleurs afin de rendre compte de ce « je-ne-sais-quoi » qui qualifie si bien la ville de la modernité.

Du petit au grand écran

Un autre art vient concurrencer la peinture, il se nomme photographie. Son ancêtre, le daguerréotype, s’avère avant tout urbain, ses premiers utilisateurs sont des citadins et leurs prises représentent un immeuble, une rue, des toits, etc. La photographie, plus commode à réaliser que la peinture - du moins d’un maniement plus rapide -, sert à l’enquêteur social pour montrer l’ampleur de la misère urbaine, au reporter comme preuve de la criminalisation qu’il décrit, à l’artiste aussi et surtout. Charles Marville (1816-1879 ?) photographie Paris avant les travaux haussmanniens. Eugène Atget (1856-1927) donne de Paris des images débarrassées de ses mouvements, comme si la ville était abandonnée et immobile. Jacob Riis (1849-1814) réalise un reportage sur les migrants pauvres à New York (How the Other Half Lives, 1890) aussi convaincant qu’une enquête sociologique. Weegee (Arthur Fellig, dit, 1899-1968) accompagne la police new-yorkaise dans ses tournées nocturnes et saisit les faits-divers dans leur crudité. Brassaï (1899-1984) s’enthousiasme pour le Paris de nuit (1933). Alfred Stieglitz (1864-1946), le fondateur de la revue Camera Work, capte sans aucune mise en scène la réalité urbaine toute nue. Germaine Krull (1897-1985), Henri Cartier-Bresson (1908-2004), Robert Doisneau (1912-1994), Raymond Depardon glanent divers « instants » de la vie citadine, qui nous renseignent sur une configuration disparue et nous émeuvent. La photographie n’a pas été encensée dès ses premiers résultats. Face à Maxime Du Camp, qui invite les poètes (et les artistes) à produire des « chants modernes » (titre de son recueil publié 1855 et précédé d’une préface programmatique digne d’un manifeste) à la gloire des nouvelles technologies de leur époque (le télégraphe, le train, l’appareil photographique…) et qui lui-même réalise un ouvrage illustré de reproductions photographiques (son voyage sur le Nil en compagnie de Gustave Flaubert en 1850 avec 168 photographies), plus nombreux sont les détracteurs de ce nouveau procédé concurrent de la peinture. Baudelaire aborde dans son Salon de 1859 la question du « Public moderne et la photographie » pour déplorer l’engouement pour cette technique de représentation du réel et espère qu’elle ne sera que « la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante. » Il s’inquiète de son succès et questionne : « Est-il permis de supposer qu’un peuple dont les yeux s’accoutument à considérer les résultats d’une science matérielle comme les produits du beau n’a pas singulièrement, au bout d’un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir ce qu’il a de plus éthéré et de plus immatériel ? » Il craint que la photographie ne supprime l’étonnement, cette étincelle qui met le feu à l’imagination, au profit d’un regard devenu passif et repu d’images qui se valent les unes les autres sans jamais attiser l’esprit critique du regardant.

C’est la Datar, Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale créée en 1963 – dont l’ancêtre est la Délégation générale à l’équipement national mis en place par le régime de Vichy en 1943 – qui est à l’initiative d’une Mission photographique supervisée par Bernard Latarjet et François Heers au début des années quatre-vingt. Elle mobilisera de nombreux photographes « reconnus » comme Raymond Depardon, Christian Meynen, Hervé Rabot, Sophie Ristelhueber, etc. Ce sont donc 28 photographes qui effectuent 200 000 prises de vue afin de constituer un fond de 2 000 photographies. Bernard Latarjet considère que si la Datar doit aménager le territoire, elle doit le connaitre et pouvoir le représenter, d’où l’appel à des photographes. La photographie aérienne n’étant pas retenue, seule la photographie « piétonne » est recommandée pour « saisir » les archétypes du territoire (la métropole, le littoral, les réseaux de transports), les dégradations à l’œuvre et les innovations, soit dix-sept programmes, dont tous ne seront pas réalisés et certains autres non retenus, comme « le paysage de nuit ». Des expositions montrent les photographies et deux livres en mémorisent la quintessence : Paysages Photographies (Paris, Hazan, 1985) et Paysages Photographies (Paris, Hazan, 1989). Au départ, les titres proposés étaient « Le Territoire des Français » ou « Les Français dans leur territoire en 1984 », expressions, remarque Vincent Guigueno « qui évoquent un travail photographique des années 1930, Das Land des Deustches » qu’on préfère oublier… Alain Roger en fait état dans son Court traité du paysage (1997) : « Je suis (…) très impressionné par le volume Paysages photographies naguère publié par la Datar. Ce bilan des années 1980 est symptomatique : peu de paysages ruraux ou ‘naturels’, mais, en revanche, une prédilection insistante pour la décrépitude : décharges, gravats, terrains vagues, banlieues ouvrières, cités sinistrées, usines désaffectées, etc. Même les dunes sont souillées de déchets. Paysage du dé, de la déception, de la déjection. Faut-il imputer aux responsables de l’ouvrage une volonté délibérée de dé-payser, de dé-paysager, au sens violent, brutalement défectif, du préfixe ? » Plus tard, d’autres critiques ou historiens, expliqueront qu’il s’agissait du point de vue d’artistes comme Gabriele Basilico, Lewis Baltz, Jean-Louis Garnelle ou encore Christian Milovanoff, bien éloigné de « l’exigence documentaire » que réclamait Jacques Sallois, successeur de Bernard Attali à la direction de la Datar, qui écrivait en 1985 : « Aménager le territoire, maîtriser ses mutations, c’est d’abord apprendre à la voir. L’œil du photographe nous y aide. » Certains de ces photographes ignoraient tout des lieux qu’ils devaient représenter, d’où des images bien éloignées du réalisme, témoignant davantage de leur sensibilité, humeur, subjectivité. Représenter un territoire réclame de l’empathie, une présence régulière, des contacts qui vous en livrent le mode d’emploi. À dire vrai, le territoire n’est pas photogénique ou plus exactement ne se laisse pas enfermer dans un cadre préétabli, il est trop vaste et a trop de facettes…

Le cinématographe, dès ses premiers essais par les Frères Lumière en 1895, filme la ville, l’usine et le train (« Sortie des usines Lumière à Lyon » et « Arrêt en gare de La Ciotat »). Sa capacité à rendre compte du mouvement correspond bien à la ville moderne traversée par tous les flux (d’informations, de capitaux, de marchandises, de passagers, de rumeurs, de désirs, de peurs…). Destiné d’abord à distraire les chalands qui fréquentent les fêtes foraines et vibrent au moindre tour de magie, d’où l’intérêt que lui porte Georges Méliès, le cinématographe va également témoigner des transformations qui affectent les grandes villes et constituer leur mémoire par le biais d’innombrables documentaires que des opérateurs réalisent partout dans le monde. Les premières cinémathèques ouvertes dans quelques villes au cours des années vingt et trente du XXe siècle archivent les films qui montrent les évolutions de ces villes, puis elles seront entièrement consacrées à la mémoire du cinéma lui-même, ce « septième art »… Au début des années vingt, divers cinéastes vont s’évertuer à filmer les rythmes de la ville, à rendre compte de leurs pulsations vingt-quatre heures sur vingt-quatre : Maanhatta (1921) de Charles Sheeler et Paul Strand, à partir du poème de Walt Whitman ; Paris qui dort (1924) de René Clair ; Rien que les heures (1926) d’Alberto Cavalcanti ; Études sur Paris (1928) d’André Sauvage ; Sao Paulo, sinfonia da metrôpole (1929) de Adalberto Kemeny et Rudolf Rex Lustig, Berlin : die Sinfonie der Grossstadt (1927) de Walter Ruttman avec le compositeur Edmund Meisel ; L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov ; Douro, faina fluvial (1931) de Manuel de Oliveira et deux films perdus de Kenji Mizoguchi sur Tokyo. Le cinéma et la ville vont ainsi, tout au long du XXe siècle, cheminer ensemble, même si le cinéma se fait plus d’une fois infidèle et s’inquiète davantage du film que de la ville filmée ! Ainsi Vertov est plus soucieux de montrer la société soviétique qui se socialise en misant sur l’électrification du pays et sa mécanisation au point d’être un seul mécanisme que d’honorer Odessa, du reste le film contient aussi des images de Moscou et de Kiev, sans que le spectateur ne le sache. La ville filmée ne cherche pas à évoquer telle ou telle ville (du reste, soit c’est une copie réalisée en studio, soit elle emprunte ses traits à plusieurs villes), elle transcende « l’esprit de la ville » et permet au cinéaste de fictionner les lieux afin de mieux se focaliser sur ses personnages, leur caractère et le déroulé de l’intrigue. Les films témoignent de l’histoire du cinéma et non pas de l’histoire de la ville, sauf par reconstitution, interprétation, exégèse des plans et séquences eu égard à l’histoire inachevée et toujours en cours de telle ou telle ville… Certes, nous nous plaisons à retrouver de la ville dans certains films, mais plus que des repères topographiques ce sont des scènes que nous remémorons, en les localisant, vieux « truc », que les Anciens nommaient « l’art de la mémoire ». Les films de science-fiction urbaine, ou d’anticipation, usent des mêmes effets et agencent les mêmes ingrédients (tours gigantesques, architecture monumentale, brouillard flottant, taxis volants, enchevêtrement d’autoroutes urbaines, sous-sols glauques, population errante en bas et « décideurs » en haut, contrôle policier, etc.) de Metropolis (1927) au Cinquième élément (1997) en passant par Batman (personnage créé en 1939, nombreux films à sa gloire, depuis).

L’image des villes

L’urbanisation du XXIe siècle se caractérise à la fois par la constitution de vastes mégalopoles et par un urbain diffus – la « ville » éparpillée – qu’il est pratiquement impossible à embrasser d’un seul regard. Comment les représenter ? Comment rendre compte de Los Angeles, « superville-territoire » ? Par les parcours, les itinéraires des personnages, les circulations, comme dans Collateral (2004) ? Aussi, sont-ce des morceaux de banlieues, des coins « pittoresques » – ou appréciés ainsi -, des bouts d’autoroute, des toits de gratte-ciel, des quartiers de logements ou d’affaires, des parcs, un terrain vague, une station de métro, un centre commercial ou encore un musée qui bénéficient de l’intérêt d’un cinéaste, d’un photographe ou d’un peintre. Dorénavant, les images de « ville » (du bidonville à l’enclave sécurisée) sont, à la fois, de plus en plus diversifiées et surprenantes (le reflet d’un immeuble dans une flaque d’eau, un graffiti sur un mur, une façade nue de béton brut, une traînée lumineuse, la course entre des vigiles et des délinquants…) et standardisées (songeons ici aux représentations de quartiers résidentiels des catalogues de promoteurs immobiliers). Le fait urbain a produit à l’échelle planétaire, ses chromos (à l’intention des touristes, chaque ville étale ses charmes en d’inusables collections de cartes postales !), ses références obligées (souvent liées à un événement, comme une Exposition universelle, la tenue des Jeux Olympiques, une manifestation politique…), ses fantaisies et démontré la richesse de son imaginaire. Ces images urbaines nécessitent un commentaire, un décodage. Les formes contemporaines de l’urbanisation (où alternent ville et non-ville) ne sont plus explicites, localisables, différentiables, elles ont souvent un air de « déjà vu ». Seul le road movie - et encore ! - comme Easy Rider (1969) ou Thelma & Louise (1991) s’approche de la représentation du territoire, mais d’un territoire en mouvement…

En France, avec les diverses modalités de regroupement communal, on assiste à une dilution de l’identité des villes qui décident de se regrouper, « identité » au sens d’une carte d’identité, c’est-à-dire d’un ensemble de données datées qui se transforment au fil du temps, tout comme le visage de l’adolescent devenu adulte, puis vieillard. Je note, en passant, que l’identité d’une ville est une fausse bonne idée, à cause, précisément, de cette modification dans le temps, il vaudrait mieux parler de singularité d’une ville… C’est Michel Lussault qui constatait que « Les agglomérations multicommunales peinent à s’imposer car leur image est quasi vide. En effet il n’existe pas de récit légendaire d’agglomérations. » (2005) Ce géographe, est un des rares, à questionner l’image dont se dote une ville ou un syndicat intercommunal ou une communauté d’agglomération. Il remarque que trop souvent il s’agit avant tout de « communication » (slogan, image-blason, festival, performance artistique, bâtiment signé par une star de l’architecture…), or l’image, pour lui, relève de trois éléments constitutifs : une narration, le récit d’une histoire inscrite dans le « temps long » ; une géographie spécifique, qui combine le site, et son climat et ses reliefs, aux paysages en constante évolution, le tout agrémenté des « valeurs » que les habitants lui attribuent et une « scène politique » reconnaissable ayant un discours qui l’alimente au niveau local. Si certains citoyens perçoivent l’image de leur ville, peuvent en parler et analyser les politiques municipales qui s’y sont succédé depuis qu’ils y résident, ils sont perdus face à l’intercommunalité, faute justement de ce déficit en récits territorialisés. Un excellent exemple de ce manque d’image a été révélé par la consultation sur le Grand Paris. Aucune équipe n’a pu s’appuyer sur un imaginaire généré par ce territoire aux frontières insaisissables…

Territoires imagés, territoires imaginés

De la même façon qu’« on ne peut étudier que ce qu’on a d’abord rêvé », comme le constate Gaston Bachelard dans la Psychanalyse du feu, il me semble nécessaire d’imaginer un territoire pour envisager de le réaliser, de lui donner corps. Les technocrates délimitent abstraitement sur une carte une « ville nouvelle » et s’étonnent vingt ou trente ans plus tard qu’elle ne fasse pas « ville » ! Tout territoire résulte, il n’est jamais décidé, donné, imposé. De quoi résulte-t-il ? D’un acte d’amour entre une population et un site, c’est-à-dire un climat, un relief, une hydrologie, une histoire, etc. Bien sûr, il y a d’innombrables territoires administratifs qui ne seront jamais intimement vécus, parce qu’ils n’ont jamais été véritablement imaginés et désirés. Une des preuves de cet imaginaire se trouve dans l’incarnation fictionnelle. Une chanson, un poème, un tableau, un film, un roman, une BD, bref une représentation confirme la réalité de qui a été préalablement rêvé. Il faut admettre une inégalité de traitement entre les quartiers, les villes, les bourgs, les paysages, les environnements… La territorialité d’un territoire, tout comme l’habitabilité d’une habitation ou l’humanité d’un humain, n’a rien d’automatique, acquise une fois pour toutes, reconnue par tous et estampillée à jamais !

Les polars nous le confirment, toute ville ne génère pas son « privé » (tel Pepe Carvalho) ou son commissaire Maigret. Si Léo Mallet dédie un roman à chaque arrondissement de la capitale, il n’honore pas les communes de la première couronne avec un tel talent… Marseille, acquiert la notoriété polardière avec Jean-Claude Izzo et Total Khéops, au point où l’on évoque à présent une « école marseillaise », Brest et Le Havre ont certes inspiré quelques polars moins bien enlevés, à dire vrai il leur manquait ce je ne sais quoi spécifique à un lieu et à ses habitants. L’on confond souvent image d’une ville et identité. Comme l’identité de chaque lectrice et lecteur (il suffit de comparer les photographies de nos passeports successifs pour mesurer l’ampleur du changement), l’identité d’un territoire – si jamais l’on accepte de lui appliquer cette notion – ne cesse de changer. La qualité d’un lieu – j’ose même écrire l’âme – n’a strictement rien à voir avec le marketing territorial qui comptabilise les musées, les monuments, les labels unescoïsés, les campagnes publicitaires, les « événements » (exposition, festival, carnaval, rétrospective…), il s’alimente de la politesse des jardins, de la gratitude des équipements, de la gentillesse des habitants, de cette disponibilité du vivant et des humains qui l’enveloppe de toute son attention et veille à toujours demeurer une ville ouverte, accueillante, généreuse. C’est cela que slame Grand Corps Malade lorsqu’il poétise sa ville, Saint-Denis. Il n’en établit pas le catalogue des célébrités (et pourtant cette ville en regorge), il opte pour une sorte de déclaration d’amour à « une vieille dame dans laquelle j’ai grandi », c’est sa capitale à lui, sa ville natale, autant dire ses souvenirs, ses souffrances et ses joies, ses possibles et ses folies secrètes. Il en va de même du Aubervilliers de Didier Daeninckx, du Cergy d’Annie Ernaux.

Néanmoins les technocrates-décideurs parlent de clusters (le plateau de Saclay et la Cité Descartes à Marne-la-Vallée), de l’Est Francilien (sic !), du « Grand Paris » (re-sic !) - que sais-je encore ? -, comme autant d’unités territoriales qui vibreraient des tensions joyeuses de leurs composants ? J’en doute. Un découpage imposé d’en-haut ignore l’incroyable subtilité des délimitations, souvent précaires et ténues, d’en-bas. Une limite, comme nous le rappelle Martin Heidegger (« Bâtir Habiter Penser », 1951, repris dans Essais et conférences, 1958), « n’est pas là où quelque chose s’arrête mais là où quelque chose commence ». Qu’est-ce qui commence là ? Ce qui commence là, relève du rêve, de la fiction, du récit. C’est avant tout une histoire racontée qui traduit un territoire potentiel et se traduit à partir de lui. L’affaire n’est pas simple et il ne suffit pas d’affirmer péremptoirement que « tel quartier » existe pour que cela soit une réalité, c’est-à-dire ce mixte étonnant d’un réel et d’un imaginaire…

En 2013, l’on dénombrait 329 films tournés et soutenus par la Région (Île-de-France, n°46), sont-ils représentatifs d’une « francilienneté » ? Je laisse de côté l’opportunité du financement régional pour ne retenir que le paysage urbain utilisé comme décor, contribue-t-il à magnifier un territoire ? L’on entend parler de « cinéma de banlieue », à dire vrai, il s’agit souvent de cinéma d’entre-deux-âges (l’adolescence) dont les intrigues se déroulent dans un entre-deux-villes (les banlieues parisiennes, avec ou sans Paris, du reste). Aucun ne rend compte d’un des départements de la Région (91, 92, 93, 94, 95, 77 et 78), car aucun d’entre eux ne possède une assez longue histoire qui l’aurait non seulement façonné mais qui en légitimerait les contours. Sans compter que les personnages circulent d’une ville à une autre sans se soucier des « frontières » départementales… La géographie affective des personnages de ces films assemble des territoires réels et virtuels sans continuité obligée. La situation est la même côté littérature où les jeunes romancières et romanciers Zahwa Djennad (Tabou, confessions d’un jeune de banlieue, 2014), Faïza Guène (Kiffe kiffe demain, 2003), Khalid el-Bahji (La nuit des étoiles, 2013), Dali Misha Touré (Les bleus de l’âme, 2011) ou encore Rachid Santaki (La petite cité dans la prairie, 2008 et Business dans la cité, 2014), ne revendiquent aucun ancrage local, pas plus du reste qu’une quelconque appartenance à une culture beure ou black. Ce sont des écrivains urbains dont le véritable pays se nomme « écriture ». Ces créateurs rêvent la territorialité de leurs désirs, en cela ils la font advenir.

Entre représentation et idéalisation

D’autres, avant eux, se sont risqués à représenter, non pas tant un territoire que l’idée qu’ils s’en faisaient et surtout l’idée qu’ils en voulaient délivrer et populariser. L’idéologie régionaliste s’en donne alors à cœur joie. D’un côté ces romanciers exaltent les qualités spécifiques d’un terroir et de l’autre pourfendent la centralisation parisienne, confortant ainsi le couple inégal Paris/Province. Anne-Marie Thiesse, dans Écrire la France, analyse bien ces dérives chauvines qui se focalisent sur une certaine Bretagne, une certaine Provence, véritables patries étouffées par le poids de la capitale et l’arrogance de l’élite qui y réside. Le régionalisme fonctionne sur des stéréotypes qui reposent sur la langue régionale et les valeurs ancestrales, comme Maurras, Barrès et quelques autres ne cessent de l’expliquer. Jean Charles-Brun publie Les littératures provinciales (Bloud, 1907) avec en appendice une « Esquisse de géographie littéraire de la France » élaborée par Beaurepaire-Fromeot, directeur de la Revue du Traditionnisme français et étranger ; on trouve cette notion de « géographie littéraire » sous la plume de Septime Gorceix dans son ouvrage édité en 1922, Le Miroir de la France, géographie littéraire des grandes régions françaises (Delagrave), puis en 1942, Auguste Dupouy fait paraître une Géographie des Lettres françaises (Armand Colin). On risque d’établir une sorte de déterminisme géographique, « Dis-moi d’où tu viens je te dirais qui tu es », qui ne peut aucunement révéler notre personnalité, bien plus riche, changeante et paradoxale, de la même manière que le déterminisme socio-économique n’épuise pas notre manière d’être, malgré les habitus qu’il révèle et qui ont leur importance. La littérature rend-elle compte du territoire autrement que fictionné ? Nous savons que Jean Giono découvre Faulkner en 1938 en lisant Sartoris récemment publié en français, suite vraisemblablement à la parution dans la NRF de l’article que Jean-Paul Sartre lui consacre. Il se met à lire tous les Faulkner déjà traduits (Sanctuaire, Tandis que j’agonise, Lumière d’août) et l’année suivante, il dévore Le Bruit et la Fureur, après avoir lu « À propos de Le Bruit et la Fureur. La temporalité chez Faulkner » de Sartre. De cette période à sa mort, en 1970, Jean Giono lira et relira Faulkner qui l’influencera considérablement, le « second Giono », celui de Deux cavaliers de l’Orage, Le Hussard sur le toit, Le moulin de Pologne, Un roi sans divertissement, d’Ennemonde et autres caractères… En 1965, lors d’un entretien avec Luce et Robert Ricatte, il confie : « Il y a deux façons de faire le portrait d’un personnage, c’est de dessiner ses limites et de remplir le personnage, c’est son portrait ; ou dessiner tout sauf le personnage : il apparaîtra en blanc. Je pouvais faire la même chose pour les idées : ne pas les exprimer et les laisser apparaître en blanc. Faulkner fait cela très souvent : dans Le Bruit et la Fureur, il le fait très bien. Il emploie un langage d’élision pour dire des choses extrêmement importantes et intelligentes. Et ces choses apparaissent dans le texte en blanc. Il ne les exprime pas. Il exprime tout le reste et le seul mot que nous aimerions voir prononcé ou écrit n’y est pas, mais il nous le suggère suffisamment fort pour que nous puissions le sentir. » (l’élision est l’effacement d’un élément vocalique final devant une élément vocalique initial, l’élision d’une voyelle devant un h muet, l’apostrophe, etc.) Giono prétend qu’avant, pour ses premiers romans, il n’était pas « assez fort » pour réaliser ces « blancs »… Avec Faulkner il se libère de la narration standard, linéaire, chronologique, psychologique, réaliste… Il en va de même pour le territoire. Faulkner avoue dans ses conférences de 1957-58 à l’université de Virginie, qu’il a inventé le comté de Yoknapatawpha : « Je n’ai fait que me servir de l’instrument le plus près, à portée de ma main. Je me suis servi de ce que je connaissais le mieux, c’est-à-dire le pays où je suis né et où j’ai passé la plus grande partie de ma vie (…) Quand vous prenez la peine d’inventer un domaine à vous, vous êtes aussi maître du temps. Je crois avoir le droit de déplacer les choses ça et là, et de les mettre partout où cela semble devoir avoir le meilleur effet. Je peux les déplacer dans le temps, et si nécessaire, changer leurs noms. (…) Je ne crois pas que la topographie, une certaine topographie, produise un écrivain et qu’une autre ne le produise pas. » En 1964, lors d’entretiens radiophoniques avec Jean Carrière, Giono dit que « La Provence que je décris est une Provence inventée et c’est mon droit, c’est un Sud inventé comme a été inventé le Sud de Faulkner. (…) Rien n’est fonction du pays qui est sous mes yeux, et il participe du pays qui est sous mes yeux mais en passant à travers moi. » En 1967, à un interlocuteur qui lui demandait s’il tissait « une légende de la Provence », Giono rétorque un rien excédé qu’il ne connaît pas la Provence, « C’est un endroit inventé, personnel, mais qui n’a rien à voir avec la Provence. C’est comme ça. Cela aurait pu être ailleurs. (…) Je peux vivre en Bulgarie, j’écrirais quand même une région Giono, et qui m’appartiendrait à moi-même, qui ne serait pas à d’autres, personnelle. » Il nous faut l’admettre la géographie d’un romancier ne représente pas un territoire, elle peut l’inspirer, imprégner en partie seulement son univers. Tout comme l’écriture de Faulkner laisse dans l’ombre des pans entiers de l’histoire qu’il nous raconte, obligeant le lecteur à deviner, à compléter ou à se laisser porter par un récit discontinu, le territoire de Giono, n’emprunte rien aux guides touristiques, comme ceux de Zola par exemple (je songe à ses « Trois villes », Rome, Lourdes et Paris), il transcende les paysages familiers, fait corps avec les sentiments des personnages, présente plus qu’il ne représente un milieu. Si l’on veut lire un territoire qu’un auteur écrirait, autant se reporter sur les récits de voyages, comme ceux de John Muir, par exemple ou de Robert Byron.

En conclusion

Représenter alors ne consiste pas à « rendre présent » ce qui n’est pas là, mais à faire émerger le là où la présence se déploie. Pas si simple !

La vue cavalière des représentations des territoires, des villes et des paysages urbains, que je viens de dessiner est-elle satisfaisante ? Non. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons de nature différente que je vais simplement lister ici en trois points inégaux et non hiérarchisés entre eux.

1- À la suite des travaux d’Ivan Illich, nous devons admettre que le regard doit faire l’objet d’une géohistoire culturelle. Pour Platon, le regard n’atteint jamais la réalité. Pour Démocrite et Épicure, le regard est brisé quand le bâton plonge dans l’eau. Pour Ptolémée – auteur d’un traité d’optique –, la vue se produit quand le rayon se fond avec la couleur de l’objet. La distance avec l’objet est perçue comme la longueur du rayon visuel. Dorénavant, on combine au moins trois aspects, pour saisir le regard, la mécanique ondulatoire, la neurophysiologie et le calcul mental. Mais ce qui préoccupe Ivan Illich est le processus par lequel une image devient « le symbole qui détermine ma perception sur la réalité », sachant que c’est Boèce qui traduit ta optika par perspectiva, du verbe perspicere, « regarder avec attention », « examiner ». Il distingue alors quatre « régimes scopiques », qui historiquement se succèdent en acceptant des cohabitations : le régime antique pour qui « le regard est expérimenté comme un organe trans-oculaire », le régime scolastique « conserve l’idée d’un regard actif, sans image, qui se dirige vers l’extérieur », le régime de la Renaissance, unit l’image et le regard, « l’œil est perçu comme un instrument sur le modèle d’une camera » et enfin le régime du show, dans lequel nous baignons. Avec la perspective, « l’image qui résulte du découpage géométrique du cône visuel devient un fac-simile optique : un ‘tableau’ ». Celui-ci appelle une interprétation, qui peut être liée à un texte, à une idée, au moins à un emplacement spécifique du regardant qui seulement depuis là peut le comprendre. Stevtlana Alpers distingue deux manières de peindre, l’italienne et la hollandaise. Pour Leon Battista Alberti, la peinture est narrative alors que pour les Flamands, elle est descriptive et Ivan Illich d’ajouter : « Pour Alberti, l’image naissait comme une coupe à travers le cône visuel ; pour les Hollandais, la surface de l’objet vu et celle du tableau coïncident. » Dès la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle la compréhension du système optique humain se précise, l’analyse des couleurs et de la lumière s’affirme et on assiste à une série d’inventions techniques (kaléidoscope, thaumatrope, phénakistiscope, stroboscope, zootrope, diorama, stéréoscope, chambre, appareil photographique argentique, etc.) qui selon Jonathan Crary, qui en reconstitue l’historique, permet à un nouvel observateur de se manifester de façon de plus en plus standardisée. C’est ce moment qu’Ivan Illich nomme show : « J’entends attirer l’attention sur le commencement et la fin d’une époque scopique caractérisée par le mariage du regard et de l’image. Leur liaison a commencé à se relâcher voici deux cents ans. De nouvelles techniques optiques furent employées pour détacher l’image de la réalité de l’espace dans lequel des doigts peuvent la manipuler, le nez la sentir et la langue la goûter, afin de la montrer dans un nouvel espace isométrique ‘objectif’ dans lequel aucun être sensible ne peut entrer. » Avec l’image de synthèse, l’holographie, la télévision, la conception assistée par ordinateur, le scanner, et les innombrables écrans qui nous renvoient des milliers d’images (depuis le pare-brise de l’automobile, la fenêtre du wagon, l’écran du téléphone portable ou celui de l’ordinateur…), nous perdons le contact direct de notre œil avec ce qu’il regarde (le sens de la vue, lié aux autres sens et à d’autres capteurs sensoriels) pour accepter toutes les visions qu’on nous propose, y compris de ce qui est invisible à l’œil nu car trop microscopique. Ainsi la représentation se déréalise, se déterritorialise, se dématérialise. Inutile d’insister, chacun ici en a fait l’expérience et sait qu’une image visuelle n’est pas sage et en cache d’autres en un jeu de métamorphoses perpétuelles, brouillant le vrai et le faux, l’authentique et l’artifice, l’original et la copie…

2- L’image tend à s’émanciper de l’imaginaire en se dévalorisant par le simple fait de sa prolifération et trop d’images tue l’image. C’est Gaston Bachelard qui invitait à « rêver les images en profondeur ». Dans L’Air et les songes (1943) il explique ce qu’il entend par « image littéraire » : « c’est un sens à l’état naissant, le mot – le vieux mot – vient y recevoir une signification nouvelle. Mais cela ne suffit pas encore : l’image littéraire doit s’enrichir d’un onirisme nouveau. Signifier autre chose et faire rêver autrement, telle est la double fonction de l’image littéraire. (…) L’image littéraire ne vient pas habiller une image nue, ne vient pas donner la parole à une image muette. » Le subtil assemblage langagier déclenche l’imaginaire, ainsi l’image active la pensée, provoque la rêverie, produit une « vue » de l’esprit qui vous enchante. Ce qui n’a pas échappé aux surréalistes pour qui « image » correspondait avant tout à son anagramme « magie ». L’image ne se voit pas chez Bachelard, elle n’est pas un souvenir qui remonte à la surface de la mémoire comme chez Bergson ou une absente présente à la conscience comme pour Sartre, mais un mouvement qui active l’imagination. En fait, il s’agit d’un « essaim d’images » (pour reprendre la belle formule de Gilbert Durand) qui bourdonnent dans notre esprit au point d’en démultiplier les possibilités d’associations et d’inventions.

3- Il faudrait également se demander ce que penser l’image veut dire ? Pour Martin Heidegger, on s’en souvient, la question est « qu’est-ce que cela qui nous dirige dans la pensée, qui nous appelle à penser ? », ce qui pour notre propos devient : « qu’est-ce qui nous donne à voir une image, que l’on peut penser ? » Penser l’image consiste à accueillir – comme un don – les questions qu’elle nous pose et ce faisant nous engage à poursuivre notre chemin, d’étonnement en étonnement. Penser l’image c’est poursuivre l’acte de penser, c’est-à-dire chercher l’être des étants.

Ces trois points invalident la frise chronologique des « progrès » techniques et des manières de voir ce qu’on nous désigne être des images. Ils pointent les pièges d’une image qui s’impose à nos yeux non éduqués comme une évidence « fabriquée » (manipulée, travestie, floutée…) par un système de représentation à la technologie de plus en plus sophistiquée et distante de notre corps et de nos sens. Alors ? Alors l’image de ce territoire, de cette ville sur ce blason, ce dépliant touristique, ce timbre est-elle réelle ? Alors cette photographie sur le mur d’un musée, la page d’un magazine, la une du journal, est-elle vraie ? Alors cette séquence urbaine dans un film, cette « mission » dans un jeu vidéo, cet épisode dans une série TV correspond-il à un quartier qui existe ou bien à une reconstitution fictionnelle ?

Ce que je souhaite, humblement, suggérer est finalement assez simple et peut être ainsi énoncé : la représentation d’un territoire, et cela vaut pour une ville, mobilise à la fois des techniques de représentation, une culture du regard, un sentiment de la nature, une conception du système optique et témoigne toujours de leur entremêlement sans jamais pouvoir nous exposer comment les habitants de ce territoire le voient, l’apprécient, le vivent. C’est la limite – ô combien cruelle – de la photographie, par exemple, sa lisibilité réclame un accompagnement, un témoignage. Quand plus aucune personne ne peut nommer celles et ceux qui figurent sur une photographie, c’est que le temps du regardant est dissocié à jamais de l’espace des regardés. Il convient alors de légender le cliché, de le dater et de bien en indiquer le lieu. La légende exprime la représentation, c’est-à-dire rend présents les absents. Il en va de même pour un paysage urbain. Toute représentation est une vue qui réclame une vision.

Échanges avec la salle

Le territoire est plus large et plus vaste que le paysage. Mais si on montre une photo à quelqu’un qui habite ce site, c’est sûr qu’il perçoit une partie de son territoire.

Je ne pense pas que toute représentation d’un territoire pourrait être celle d’un morceau de territoire. Je pense, comme Gilles Clément, que le paysage ne peut pas se faire représenter, car il est tellement une perception subjective.

La peinture de paysage précède l’usage du mot. Par ailleurs, comme le précise Illich dans la citation que j’ai donnée, il nous manque les autres sens. Le paysage est également saisi par l’ouïe, l’odorat, etc.

Le paysage ne se représente pas par une seule personne, mais plusieurs personnes en mouvement avec des outils peuvent se donner un horizon borné, un bornage territorial où le paysage commence alors à exister, mais ce n’est plus un seul tableau, c’est une expérience. Je pense également à la représentation du paysage dans les livres d’enfants, comme par exemple la Chèvre de M. Seguin qui représentait la chèvre depuis le dessous de son pis. Chèvre tendue vers la montagne, tire sur sa corde et regarde vers le ciel. Et cette représentation est déjà engagée avec un horizon. Je me dis que quand on s’adresse aux enfants on les emporte au-delà d’eux. Je trouve qu’on a perdu cette projection infantile.

Oui, et en particulier les territoires du jeu de l’enfant qui sont toujours des territoires inventés. Ils ont une faculté incroyable de le transformer.

Il y a également des Atlas de paysages qui existent et où on veut représenter des éléments scientifiques et c’est encore un autre type de représentation qui s’apparente aux cartographies.

Je ne l’ai pas évoqué, mais il y a toute une dimension politique quand on fait de la concertation par exemple et qu’on demande aux gens de représenter leur territoire. Alberto Magnaghi dans son livre sur « Le territoire bien commun » explique que c’est toujours la plus grande difficulté car pour certains leur territoire est une liste de toutes ses qualités, tout ce qu’on peut y trouver, et pour d’autres ce seront des choses immatérielles, sensibles, poétiques et sur lesquelles on peut difficilement se mettent d’accord.

Quelque part la Provence fictionnée de Giono venait sur un territoire qui était très pauvre, et il y a un mythe de la Provence qui s’est emparé de ce territoire d’où les gens partaient beaucoup.

Il y a un rapport entre l’histoire et les personnages où il n’y a pas de paysage dans le sens de décor, mais qui représente le milieu dans lequel ils vivent. Dans beaucoup d’exemples de cinémas : westerns, road movies, ou « Un jour si blanc » on voit une interaction entre le brouillard islandais et le désespoir de la personne où l’un ne va pas sans l’autre. Le film donne une idée du territoire. Ce que je comprends de Giono, c’est qu’il a besoin que le milieu dans lequel ses personnages évoluent soit actif. Un road movy, on ne l’imagine pas sans les routes. Est-ce que c’est une représentation du réel ? Je ne sais pas, c’est un ensemble. Je pense notamment au Havre, ce film de Kaurismäki où le milieu, le territoire, la ville devient actif comme un des personnages.

Le territoire implique des bornes et un horizon.

Oui, mais le film de Kaurismäki parle d’un territoire où règne un dictateur, où tout est contrôlé et il le filme de manière à ce qu’il soit inquiétant.

C’est aussi le regard du personnage qui renseigne sur le territoire et le paysage.

C’est intéressant de voir comment la représentation du territoire représente plus que l’image du territoire elle-même et incarne celles des institutions ou des logiques territoriales.

J’aime beaucoup la représentation du moyen-âge et à chaque fois on représente une ville où on reconnaît les monuments (Paris) et à la fois on représente le pouvoir exercé sur la ville. Ce qui est intéressant c’est quand on donne à voir autre chose et qu’on fait sentir ce qu’il y a derrière. Julien Dossier qui est passionné d’écologie travaille sur la Convention des citoyens sur le climat et ce qu’il fait c’est une fresque de Sienne au XXIe siècle et fait intervenir les citoyens pour qu’ils ajoutent des perceptions, des idées qui iraient vers la transition. On ne produit pas une image, on produit les logiques sociales qui sont derrière.

Par le fait qu’on a connaissance des logiques financières, techniques, politiques, on peut ajouter des histoires sur l’image et cette force d’ajouter derrière l’image des couches de production de l’espace. C’est ce qui m’intéresse le plus, c’est de donner à voir ce qu’il y a derrière la représentation du territoire.

C’est ce que reprend l’exposition qui a eu lieu aux archives nationales sur « Quand les artistes dessinent les cartes ».

Un point qu’il est important de rappeler, c’est la stérilisation des espaces qui fait que l’œil n’a plus de rapport avec les éléments naturels : le froid, le vent…

Toute la diffusion de certaines images aujourd’hui vient nous imposer des grilles de lecture d’autres images, du coup on voit un paysage tel qu’on l’avait vu sur un écran ou une publicité avant. Il faut que le lieu corresponde à l’image sinon il y a un mécontentement. On le voit dans le tourisme de masse.

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 Représenter le territoire