La diversité des entrées et des acteurs pour une approche territoriale du système alimentaire
Module 2.1 du Mooc « Acteurs, leviers, outils pour mener les transitions du système alimentaire »
Maëlle RANOUX, 2018
Ce module aborde le lien entre l’alimentation et les politiques de santé, sociale, d’aménagement, économique, environnementale… ainsi que les relations existant entre sphères d’acteurs qui ont peu l’habitude de se côtoyer.
La question alimentaire concerne directement plusieurs sphères d’acteurs :
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la sphère de la production où nous trouverons principalement, les agriculteurs, les éleveurs et les pêcheurs
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la sphère de la transformation avec les transformateurs et les préparateurs
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la sphère de la distribution avec notamment les négociants, les distributeurs, les restaurateurs
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et enfin, la sphère de la consommation avec les mangeurs
Elle concerne aussi des catégories d’acteurs qui vont avoir une influence sur le système alimentaire :
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les institutions (collectivités, Etat, services déconcentrés, agences…) ,
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les acteurs de la recherche,
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ceux de la formation (lycées agricoles, lycées hôteliers, centre de formation des apprentis pour les métiers de bouche, établissement d’enseignement supérieur, acteurs de la formation professionnelle…)
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les médias,
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la sphère médicale,
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les aménageurs et urbanistes,
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les collectifs et associations sociales, de consommateurs, environnementales,
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les acteurs économiques (les artisans, les réseaux professionnels, les chambres consulaires, le secteur de l’hôtellerie-cafés-restauration, le secteur du tourisme dont les offices de tourisme , les acteurs de l’insertion économique…)
A chaque angle d’entrée, une multiplicité d’enjeux. A chaque angle d’entrée, son nuage d’acteurs. Et bien, entendu, dans ses nuages d’acteurs, une grande diversité. Quel rapport en effet entre des petites épiceries indépendantes et des GMS, des agriculteurs sur une exploitation de 50 ha en agriculture paysanne qui travaille en proximité et une grosse exploitation de 500 hectares de la Beauce qui exporte sur le marché mondial, etc. etc. Et même les mangeurs ne sont pas une « masse » indistincte ? Nous n’entrons pas ici dans la différenciation au sein de chaque sphère d’acteurs, mais vous invitons à garder en tête l’importance qu’il y aura à penser ces typologies dans vos actions, sans exclure a priori. De même, les collectivités sont potentiellement concernées par chaque angle d’entrée. Nous leur consacrons une séquence spécifique en troisième semaine. Aussi, nous ne les spécifions pas ici.
Explorons ensemble chacun des angles d’entrée.
1er angle : la santé
Il y a un lien direct entre précarité économique et problèmes d’obésité liés à une alimentation de produits de mauvaise qualité nutritionnelle et à l’absence ou à la perte de repères en matière d’équilibre alimentaire. Selon l’INSEE1 l’écart entre les catégories socioprofessionnelles en matière d’obésité est important et s’accroît, l’obésité augmente beaucoup plus vite depuis 1992 chez les agriculteurs et les ouvriers que chez les cadres. En ce sens l’enjeu de la santé touche l’enjeu des inégalités sociales.
L’évolution des modes de vie avec, pour la majeure partie de la population active, un moindre temps consacré à la préparation des repas joue également un rôle important dans l’évolution des pratiques culinaires. On constate que les plats préparés représentent une part en augmentation des achats alimentaires. Or ces plats sont généralement chargés en sel, additifs, fortement sucrés et énergisants mais peu nutritifs. Ces caractéristiques nutritionnelles sont la conséquence des étapes de transformation, de stockage et de transport nécessaires pour confectionner puis distribuer ces plats. Nous voyons ici que la qualité des plats consommés est directement liée à l’organisation d’une part du système alimentaire - chaîne d’acteurs et d’organisation des plats cuisinés - d’autre part, à l’évolution des modes de vie - enjeu social de l’alimentation comme acte culturel et intégré à la vie sociale. Sur ce plan la consommation alimentaire est tributaire également du partage entre temps de travail et temps personnel.
Enfin l’enjeu de santé touche tous citoyens à travers les pollutions émises au long de la chaîne alimentaire, en particulier dans les sols, les nappes et cours d’eau et l’air par la logistique et l’utilisation de machines aux étapes de production et transformation. Plus spécifiquement, les agriculteurs sont concernés au titre de risques professionnels par la manipulation d’intrants avec lesquels ils sont directement en contact.
Nous voyons ici que le faisceau d’acteurs concernés est large et l’entrée par la santé se relie nécessairement à d’autres : inégalités sociales, mode de vie, habitudes culinaires, éducation et prévention, organisation de la chaîne alimentaire, pollution de l’air et de l’eau, risques professionnels…
Nous verrons notamment intervenir dans le nuage d’acteurs :
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la sphère médicale, les diététiciens, les nutritionnistes…
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les centres sociaux et structures sociales
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l’Agence Régionale de Santé, les caisses d’assurance maladie,
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les caisses d’allocations familiales
Pour illustrer, citons l’association ATD Quart Monde qui a développé un travail sur l’alimentation avec des personnes en grande précarité. Ils ont mené une réflexion d’ensemble associant médecins, chercheurs et personnes précaires, rassemblé dans la publication : « se nourrir quand on est pauvre ». Cette publication permet de diffuser une approche nouvelle auprès des professionnels de la médecine, de la prévention et de l’accompagnement de personnes en grande difficulté. Il montre l’importance d’aborder l’alimentation par l’approche plaisir, ludique et en associant les destinataires dès la conception des démarches.
2ème angle : le social
L’alimentation est une construction sociale : de la production des aliments à leur consommation, toutes ces étapes sont le fruit d’enjeux de civilisation. Aussi, la façon d’appréhender l’alimentation varie selon les époques, les pays, les modes de vie. S’il y a de fortes variations dans la façon de s’alimenter, c’est aussi un point commun à chacun de nous et en cela un vecteur de lien social. La façon de partager le repas et de le préparer sont des traits culturels très forts, des marqueurs d’appartenance dont il faut tenir compte et qui peuvent être des ressources pour favoriser une intégration sociale à l’échelle d’un groupe ou d’un quartier.
Des actions en matière d’agriculture urbaine aux ateliers de cuisines collectives, une multitude d’initiatives émergent dans ce domaine, favorisant la notion de partage autour de l’alimentation. Ces initiatives touchent au lien social.
D’autres pourront privilégier un objectif d’accessibilité alimentaire en facilitant l’accès à des produits bruts, frais et de qualité à prix réduit dans les espaces d’aide alimentaire.
Nous verrons notamment intervenir dans le nuage d’acteurs :
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les bailleurs HLM
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les centres sociaux et structures sociales
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les épiceries sociales
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les structures d’insertion
Dans le bassin de Pompey, en Lorraine, la création d’une cuisine centrale vise certes à desservir des cuisines de restauration scolaire mais intègre un espace « cuisine pédagogique » pour accueillir des ateliers à destination de publics précaires mais aussi de tous publics adultes ou enfants.
3ème angle : l’environnement
L’approche environnementale va concerner à la fois les acteurs habituels de cette thématique (associations environnementales, institutions dédiées comme les agences de l’eau, etc.), mais aussi les acteurs spécifiquement concernés par les enjeux environnementaux des secteurs de l’alimentation : représentants de la filière biologique, accompagnants des changements de pratiques agricoles, acteurs de la logistique alimentaire, associations de consommateurs, etc…
Si l’environnement est abordé sous l’angle de la préservation des ressources naturelles, de la biodiversité ou de la qualité eau par exemple,
Nous verrons intervenir dans ce nuage d’acteurs :
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les associations environnementales
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les agences de l’eau
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les syndicats de bassin
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les conservatoires d’espaces naturels, le conservatoire du littoral
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les urbanistes et aménageurs
Nous pouvons illustrer ce lien entre alimentation et préservation des ressources naturelles avec l’initiative Terres de Sources portée depuis 2015 par le syndicat intercommunal Collectivité Eau du bassin rennais. Après avoir établi un cahier des charges rigoureux (Pas d’utilisation d’OGM, pas d’antibiotiques en préventif…), le syndicat a accompagné l’installation sur les zones de captage d’agriculteurs aux pratiques agricoles respectueuses de ce cahier des charges tout en aidant les collectivités à passer avec un marché de prestation de services. Les agriculteurs installés livrent la restauration collective des collectivités engagées. Le marché porte sur le respect de la ressource en eau. Le résultat attendu : une qualité de l’eau préservée et des débouchés garantis pour des produits locaux, durables et en circuits courts.
Toujours en lien avec l’environnement, et cette fois-ci les émissions de gaz à effet de serre, d’autres s’intéresseront à un angle mort de beaucoup de projets de développement de circuits courts ou de filières de proximité : le stockage et la logistique.
Nous verrons intervenir dans ce nuage d’acteurs :
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les urbanistes et aménageurs
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les gestionnaires de flux
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les transporteurs
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les distributeurs et le secteur de l’hôtellerie-café-restauration
A Mulhouse, le réseau d’AMAP Rhénamap porte le projet Salsa (Systèmes alimentaires localisés en Sud-Alsace). Ce projet vise le développement d’un lieu d’activité mais aussi d’échanges entre citoyens dans le domaine alimentaire. Il propose notamment des paniers et de l’épicerie en vrac, il accueille une entreprise d’insertion dans la logistique. Ce pôle alimentaire serait implanté dans une ancienne friche industrielle et serait ainsi une des briques d’un projet plus vaste de reconquête urbaine dans un quartier défavorisé.
Enfin, plus courant, les initiatives relatives à la gestion des déchets avec des actions de prévention par la lutte contre le gaspillage alimentaire et le sur-emballage. Avec également des actions de valorisation par le tri, le développement du compostage individuel et collectif, voir la méthanisation.
Nous verrons intervenir dans ce nuage d’acteurs :
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les syndicats de gestion des ordures ménagères
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les transformateurs, distributeurs, restaurateurs
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les agriculteurs,
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les fournisseurs d’énergie…
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l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe)
Cet ensemble d’action est l’occasion de mettre en lien des acteurs qui travaillent rarement ensemble : cuisiniers et associations de dons alimentaires, logisticiens et opérateurs de la méthanisation. C’est l’objet par exemple du réseau REGAL en Normandie. Animé par une association de défense de l’environnement, il regroupe les acteurs de la lutte contre le gaspillage alimentaire, orienté vers la prévention des déchets. Il développe avec ce réseau des méthodes de travail et leur partage favorise l’interconnaissance des acteurs et la circulation des retours d’expérience. Ce réseau est hébergé sur une plate-forme numérique porté par l’agence régionale de l’économie sociale et solidaire pour favoriser le développement de cette communauté.
4ème angle : celui de la démocratie, de la citoyenneté
Les mobilisations citoyennes autour de l’alimentation sont nombreuses. Citons les AMAP ou les achats alimentaires groupés. Elles sont pour beaucoup un point d’entrée pour un engagement plus fort sur le territoire. Comme, par exemple, un amapien qui s’engage dans l’achat de parts sociales d’une foncière agricole.
L’alimentation est aussi un sujet mobilisateur pour vivifier le débat démocratique. Le sujet va toucher et rassembler des acteurs divers.
Nous verrons intervenir dans ce nuage d’acteurs :
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les acteurs de la société civile, les réseaux de l’économie sociale et solidaire
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les établissements scolaires
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les Agences Régionales de Santé,
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les DRAAF (services déconcentrés du ministère de l’agriculture)
Le conseil local de la transition, animé par les citoyens et qui se développe à Montreuil sous bois, l’a compris en investissant ce sujet de l’alimentation et programmant des thèmes d’échange et de travail commun sur le sujet. Le développement de projets d’éducation à l’alimentation au sein des écoles fait partie de leurs objectifs.
5ème angle : l’économie
Les activités économiques concernées sont nombreuses.
Premièrement, nous avons bien sûr la production agricole. Avec des actions portant sur les pratiques agricoles (comme la formation ou la contractualisation de sécurisation du changement de pratiques). Mais aussi, des actions portant sur les débouchés avec la restauration collective notamment.
Autres activités économiques, celles des secteurs de la transformation et de la distribution/commercialisation. Les actions porteront sur des soutiens aux entreprises et aux artisans, le développement d’outils collectifs et de proximité pour l’abattage, la transformation, le stockage, la distribution.
Enfin, parlons du secteur de l’hôtellerie-café-restauration et le secteur du tourisme. On y trouvera des actions autour des produits typés, des produits locaux, des produits de qualité et/ou de niche. Gastronomie et patrimoine sont des facteurs de développement du sentiment d’appartenance à un territoire, qui peuvent garantir la survie d’activités agricoles et de savoir-faire alimentaires et être des éléments d’une stratégie de différenciation territoriale.
Nous verrons intervenir dans ce nuage d’acteurs :
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les établissements d’enseignement agricole
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les chambres consulaires
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les restaurateurs,
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les artisans des métiers de bouche
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les acteurs touristiques
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les marchés de gros, les négociants
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les agriculteurs, leurs groupements et syndicats
Dernier angle d’entrée : celui de l’aménagement de l’espace, du territoire et l’urbanisme2
L’organisation de l’espace est un déterminant des pratiques alimentaires. L’aménagement a un impact en matière d’accès à l’alimentation. La notion de « déserts alimentaires » en Amérique du Nord renvoie à ces espaces urbains où il n’est pas possible de se rendre facilement à pieds, en moins de 15 minutes, dans une épicerie proposant des produits frais. En France, les « déserts alimentaires » sont moins situés en centre-villes ou dans les quartiers populaires que dans les lotissements de périphérie.
Par ailleurs, les pratiques alimentaires sont des pratiques sociales, c’est-à-dire des routines quotidiennes liées
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à des croyances, des normes culturelles et des conventions,
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à des dimensions matérielles (technologiques ou financières)
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et à des savoir-faire (savoir cuisiner par exemple).
Ces pratiques sont modelées par la société dans laquelle nous vivons, et se distinguent des comportements individuels.
Les modèles de consommation font partie de ces pratiques. Par exemple, privilégier la cuisine plutôt que le recours au fast-food suppose de voir la cuisine comme une pratique normale et plaisante et non comme une corvée, avoir le matériel nécessaire et les compétences. Pour modifier une pratique sociale, il faudra donc agir sur un ensemble de pratiques mais aussi sur l’organisation du territoire qui conditionne ces pratiques.
Les injonctions sur les comportements individuels sont insuffisantes tant que le territoire et son organisation n’évoluent pas en cohérence avec un objectif de transition. Les villes ont des leviers pour agir, en particulier celui de l’aménagement par la localisation des points de vente ou l’autorisation de cultures sur les toits par exemple.
En somme l’éducation au bien manger sera d’autant plus performante que nous nous poserons la question des circuits d’achats, des modes de vie de la cellule familiale.
Bien entendu, l’aménagement de l’espace, du territoire et l’urbanisme amène également à s’intéresser au foncier, à la préservation des terres agricoles et l’installation de nouveaux agriculteurs.
Nous verrons intervenir dans ce nuage d’acteurs :
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les aménageurs et urbanistes
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les media
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les chambres consulaires
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les SAFER
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les agriculteurs, leurs groupements et syndicats
Pour chaque angle d’approche de la question alimentaire, son nuage d’acteurs, avec des similitudes, des acteurs récurrents et des acteurs spécifiques à chaque sphère d’actions.
Qui dit pluralité des acteurs, dira jeux d’acteurs qu’il s’agira de décrypter pour comprendre les intérêts poursuivis par chacun et déterminer les synergies ou antagonismes en faveur d’une transition pour une alimentation durable.
1 INSEE première n°1123. Fev. 2007. L’obésité en France : les écarts entre catégories sociales s’accroissent. T. De Saint Pol
2 DEBRU J., BRAND C. – pp105-106 in BRAND C., BRICAS N., CONARE D. , DAVIRON B., DEBRU J., MICHEL L., SOULARD Ch.-T., 2017, Construire des politiques alimentaires urbaines, Editions Quae, 160p.