Collectifs hybrides et outils collaboratifs numériques dans les alternatives urbaines
Khedidja Mamou, 2018
Alternative Pour des Projets Urbains Ici et à l’International (APPUII)
S’intéresser aux alternatives urbaines et aux formes d’advocacy planning nécessite de regarder qui porte ces démarches et avec quels outils. Ces dernières années, de nombreux groupes organisés sous forme de plate-formes dématérialisées se sont formés en France et à l’international. Ils interviennent à des échelles locales ou extra-locales. On peut citer, entre autres : Cairo Urban Initiatives Platform qui a vu le jour à la suite des révolutions arabes en Egypte en 2013. Cette plate-forme recense des initiatives privées essentiellement à une échelle territoriale. Tout comme Cairo Urban, Just Space, crée en 2012 à Londres, met en réseau des groupes locaux, des associations de quartier, qui se mobilisent dans des domaines très différents (économie, environnement, transports…). On peut enfin faire référence à l’Association Appuii (Alternatives à des Projets Urbains Ici et à l’International) qui a aussi vu le jour en 2012 et qui intervient quant à elle en soutien à des demandes locales et développe un réseau national de « compétences solidaires pour un urbanisme partagé ».
Ces collectifs hybrides regroupent majoritairement des professionnels de l’urbain (architectes et urbanisme principalement) et des chercheurs. Ils s’inscrivent pour la majorité dans des démarches de renouvellement de la fabrique de la ville. Ils expérimentent des façons de mettre des acteurs en synergie par le biais d’approches collaboratives parfois renouvelées. Si le cœur de leur action porte en grande partie sur l’accompagnement et l’empowerment (Bacqué, Biewener, 2013) des habitants (entendus comme les destinataires des projets de transformation urbaine), plus rarement ils parviennent à véritablement associer ces habitants comme membres à part entière des collectifs.
Leurs approches défendent des formes d’expertise, de contre-expertise urbaine, ou encore d’advocacy planning qui s’appuient de plus en plus, voire se formalisent, sur des outils collaboratifs numériques. Depuis une dizaine d’année, et principalement depuis l’essor des mobilisations appuyées par les réseaux sociaux (comme les révolutions arabes, entre autres), ces outils collaboratifs en ligne se multiplient. Outils de mise en visibilité de réalités vécues sur le terrain, ou de décryptage des mécanismes de transformation urbaine, outil de mise en commun d’expériences, de partage de ressources humaines et matérielles, etc., ils peuvent prendre des formes inédites et donnent lieu à de nouvelles façons de penser la ville contemporaine. Une grande part de ces outils s’appuie sur des cartographies.
A quels besoins répondent ces outils collaboratifs numériques ?
La première fonction de ces outils numériques collaboratifs vise à faciliter les processus de concertation tels qu’ils sont généralement mis en place par les institutions. Il s’agit d’un niveau qualifié de PARTICIPATIF : on retrouve alors certains outils cartographiques qui peuvent être mobilisés dans le cadre de concertation comme celle officielle sur le Grand Paris. L’outil Carticipe par exemple représente un outil participatif facilitant les débats citoyens et la concertation sur une ville ou un territoire.
De nombreux outils collaboratifs défendant un urbanisme alternatif et/ou des formes d’advocacy planning se positionnent majoritairement sur un deuxième niveau qui vise à RENDRE VISIBLE : telle l’initiative Cap ou pas Cap par exemple. Ainsi, Appuii les utilisent pour mettre en visibilité des expériences de luttes locales et des compétences solidaires disponibles pour appuyer les habitants dans des formes de contre-expertise. La mise en visibilité sert souvent, comme pour Altercarto à « renforcer [les] capacités délibératives par de nouveaux usages des données publiques » (pour plus d’informations, se référer à la fiche #Ref. err: document/XX#Le Wiki : un outil de partage de compétences au service d’habitants touchés par des projets urbains). Selon Bernard Stiegler, Internet a permis l’éclatement des frontières entre public et privé. L’apparition de l’open data a ainsi généralisé l’accès au savoir. Et c’est bien sur la démocratisation de la ville que la plupart de ces collectifs hybrides œuvre, développant des outils collaboratifs qui visent à redonner du pouvoir aux citoyens. L’open democracy consiste alors ici en la fabrique d’un savoir/pouvoir collectif (et hybride).
Ainsi, ces outils collaboratifs en ligne portés par des collectifs hybrides accompagnent des postures plutôt militantes qui associent à la mise en visibilité des formes de CONTESTATION ou de DENONCIATION. On peut ici faire référence aux travaux de Nicolas Douay sur les cyber-activistes1. Il s’agit de rendre visible un problème public, de montrer un état de fait, de provoquer une prise de conscience chez les citoyens (qui participeront à alimenter encore plus la question publique) et les pouvoirs publics (qui seront alors sommés de rendre des comptes). Cette mise en visibilité et en contestation passe très souvent par la CO-PRODUCTION DE DONNÉES qui n’est pas sans poser un certain nombre de questions (techniques, éthiques, etc.) que les expériences menées par Altercarto, Appuii ou encore observées par Marion Serre mettent au jour.
Parmi ces outils collaboratifs de mise en visibilité/contestation/co-production, la cartographie occupe une place importante, notamment car elle est l’un des outils ou instruments de l’urbanisme et de l’architecture.
Les cartographies collaboratives en ligne
En même temps qu’elles permettent aux acteurs de collaborer, elles mettent en visibilité des territoires d’action, ou des domaines d’actions, délaissés, ou à l’inverse d’autres qui font l’objet de reconquêtes habitantes (Deboulet, Mamou, 2013). Elles permettent de questionner dans un même ensemble le « Droit à la ville » (Lefebvre, 1968) et les notions de justice spatiale et sociale (Gervais-Lambony, dufaux, 2009). Les cartes collaboratives »ont comme point commun la production d’une information géographique par une communauté d’individus, dans une logique dite « bottom-up »", de la base vers le sommet. Ces cartes s’opposent ainsi à une vision du territoire venue d’en haut, imposée par un expert ou une institution » (Palsky, 2010). Gilles Palsky montre qu’on assiste à une inflation des cartes de ce type en ligne, en lien avec les développements du Web 2.0 et la diffusion d’interfaces de programmation cartographiques d’usage simple et intuitif (type Wiki map, Google Map, 2007, et Move Maker2).
On peut dès lors poser une série de questions :
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Sur la constitution des groupes qui portent les alternatives urbaines, on peut s’interroger sur leur genèse, leur constitution et les formes de collaboration. Il s’agit dès lors de clarifier l’hybridité dont nous faisons l’hypothèse, et de voir dans quelle mesure des habitants (non repérés spécifiquement pour leurs compétences de professionnels de l’urbain mais bien par leur degré de « concernement » (Micoud, Peroni, 2012) et par leur expérience) peuvent trouver leur place au sein de ces collectifs hybrides ?
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Comment ces groupes hybrides peuvent-ils re-fabriquer des outils collaboratifs à même de favoriser des projets urbains plus anthropologiques (Boutinet, 2005), c’est-à-dire pensés avec et pour les habitants, et sortant des logiques actuelles des projets ?
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Dans la fabrique alternative de la ville, il nous semble que les e-outils et leur utilisation ouvrent des perspectives de renouvellement des pratiques professionnelles, habitantes et militantes assez prometteuses. Elles mettent les professionnels de l’urbain dans des interfaces renouvelées de dialogue avec les besoins habitants et les invitent à adapter leurs outils en situation. Cette adaptation se formalise au gré de nombreuses hybridations (Callon et al., 2001) qu’il est nécessaire d’analyser afin de mieux cerner comment se renouvelle la fabrique de la ville.
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Enfin, il semble nécessaire de s’intéresser aux impacts sociaux et aux effets de ces « nouveaux » outils collaboratifs. Qu’est-ce qu’ils produisent sur le groupe et sur les autres acteurs ? Et sur les territoires ?
1 La carte du sang de l’immobilier chinois, un cas de cyber-activisme, 2012, L’information géographique, pp. 74-88.
2 Le service Google map maker apparu en 2008, va encore plus loin puisqu’il donne aux internautes toute latitude pour modifier le fond de carte en y ajoutant des points d’intérêt, des sections de routes, etc.
Références
Bacqué Marie-Hélène, Biewener Carole, L’empowerment, une pratique émancipatrice, La découverte, 2013, 175 p.
Deboulet Agnès, Mamou Khedidja, « L’appui aux habitants : étape vers une nouvelle compétence citoyenne ? », EchoGéo, 34 | 2015, mis en ligne le 15 décembre 2015.
Douay Nicolas, 2012, « La carte du sang de l’immobilier chinois, un cas de cyber-activisme », L’information géographique, pp. 74-88.
Gervais-Lambony Philippe, Dufaux Frédéric « Justice… spatiale ! », Annales de géographie 2009/1 (n° 665-666), pp. 3-15.
Howard P. et Malcom R. P., 2012, « Social Media and Political Change: Capacity, Constraint, and Consequence », Journal of Communication, vol. 62, n° 2, pp. 359-362.
Micoud André, Peroni Michel, 2000. Ce qui nous relie, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube.
Nonjon Magalie, Liagre Romain, 2012, « Une cartographie participative est-elle possible ? », Espaces Temps net, travaux, 14.05.2012.
Palsky Gilles, 2010, « Cartes participatives, cartes collaboratives : La cartographie comme maïeutique », Le Monde des Cartes. Revue du Comité français de cartographie 205, p. 49- 60.