Istanbul, une ville en chantier qui se révolte
Ezgi BAKÇAY ÇOLAK, 2012
Une ville pontique, seule ville bâtie à la charnière de deux continents, un centre politique des siècles, carrefour des religions chrétiennes et musulmanes, cité millénaire, mégapole, capitale culturelle européenne, etc. La singularité d’Istanbul est l’œuvre de divers facteurs historiques, économiques et sociaux. L’historicité et l’immensité font partie intégrante de ses caractéristiques qui en font une ville d’exception.
Cependant, nous ne cherchons pas à souligner sa singularité mais nous allons bien l’insérer dans le contexte international de la « néolibéralisation de l’espace »1. Puis nous nous pencherons sur les mobilisations citoyennes contre l’influence des logiques néolibérales à l’échelle de la ville d’Istanbul. Enfin, nous expliquerons ce qu’est l’IMECE « Mouvement d’Urbanisme de la Société », une association civile qui lutte contre la politique urbaine néolibérale à Istanbul.
Istanbul n’est pas la capitale du pays mais elle est la ville majeure de la Turquie sur le plan économique, industriel, éducatif et culturel. Il est difficile de résumer en quelques pages, les structures urbaines de cette mégapole, regroupant plus de dix millions d’habitants aux origines diverses. Mais ce n’est pas du tout une histoire étrangère, pas du tout exotique ou orientale. Même si elle avait ses uniques dynamiques géopolitiques et culturelles, Istanbul est, comme les métropoles du monde entier, devenue une matière achetable et vendable, un lieu de réalisation des flux de capitaux. Les structures urbaines stambouliotes se transforment chaque jour avec un rythme implacable, s’adaptant aux cycles d’innovation successifs du système économique néolibéral.
Les mutations économiques en cours en Turquie depuis les années 1950 et surtout les décisions du 24 janvier 1980 préparées en collaboration avec le Fonds monétaire internationale (FMI) et la Banque mondiale, ont pour but d’intégrer l’économie turque à l’économie mondiale. Les années 1980, marquées par le coup d’État du 12 septembre 1980 qui a détruit le peuple et les mouvements sociaux et a construit un climat favorable au néolibéralisme, ont été un véritable tournant pour le pays. Dans les années suivantes, le processus a continué avec des programmes de réformes économiques et institutionnelles, préparés en collaboration avec le FMI. L’Union européenne a quant à elle eu un rôle d’ancrage pour l’économie turque, afin de consolider ses « réformes2 ».
En l’espace d’environ une cinquantaine d’années, la conquête d’Istanbul par le capital est accomplie. Aujourd’hui « la Turquie s’impose désormais sur la scène internationale comme une économie émergente d’une grande vitalité, membre du G20 et classée 15ème économie mondiale3 » mais à quel prix et qui a payé ce prix ?
La ville en chantier
Ce passage de l’économie turque à un modèle résolument néolibéral a eu de forts impacts sur la société dans son ensemble, ainsi que sur le territoire urbain surtout à Istanbul4. Cette influence s’incarne principalement dans le développement d’une logique concurrentielle. La suburbanisation et l’exclusion en sont les conséquences directes. Les orientations de la planification municipale depuis les années 1990, à travers les projets et les tendances d’aménagement urbain à Istanbul, sont autant de preuves de la transformation urbaine, toujours en cours, menée par le pouvoir politique.
Depuis son accession au pouvoir en 2002, l’AJP a favorisé la consolidation des pratiques autoritaires, clientéliste et spéculatives. Ce parti a construit son hégémonie par ses politiques spatiales néolibérales. Le nouveau modèle de gestion urbaine lui a donné la possibilité de transformer les fonctions principales de la ville, de créer la rente urbaine et de la distribuer arbitrairement pour donner naissance à une nouvelle bourgeoisie conservatrice. Cette nouvelle bourgeoisie dominante à Istanbul a accentué le phénomène de spéculation foncière, qui a des conséquences sur la planification urbaine.
Le début des années 2000 est marqué par une nette augmentation du nombre d’opérations de démolition à Istanbul. C’est aussi le début des mobilisations urbaines contre les démolitions. Le pouvoir public doit légitimiser ses ambitions de maximisation de la rente urbaine. La loi n°5366 sur « la régénération, la protection et le renouvellement des biens immobiliers culturels et historiques dégradés5 » a officialisé le rôle central de la Municipalité du Grand Istanbul et de TOKI (Administration du logement collectif) dans la mise en œuvre des projets de renouvellement urbain. Cela a entrainé la destruction de vieux quartiers résidentiels qui se sont progressivement développés sur des terrains « publics », les gecekondu6, que les pouvoirs publics revendent à des investisseurs turcs ou étrangers ou sur lesquels ils construisent des logements neufs majoritairement destinés à une clientèle aisée. En effet, la Loi sur la transformation urbaine fait suite à plusieurs lois votées par l’AKP entre 2002 et 2005 qui avaient nettement accru les compétences et les attributions des municipalités ainsi que celle de TOKI en matière de gestion foncière, de restauration du tissu urbain ancien et de planification urbaine facilitant les procédures de démolition et accélérant la privatisation du foncier à Istanbul7.
Le phénomène gecekondu pourrait être considéré comme l’un des effets néfastes du néolibéralisme urbain. L’apparition de cette forme d’habitat urbain est systématiquement considérée comme la conséquence directe de l’exode rural, issue de l’industrialisation et du recul de l’agriculture. Les stratégies d’évolution urbaines mises en place depuis les années 1950 ont dans le même temps favorisé le développement de l’habitat illégal. Les populations des gecekondu sont les plus touchées par l’effet de désindustrialisation et de la transformation urbaine. Elles sont contraintes de voir leurs logements peu à peu remplacés par de luxueux projets, mis en œuvre par un secteur privé dominé par d’imposants holdings et d’influentes entreprises internationales8. Les logements illégaux sont alors détruits pour laisser place aux quartiers résidentiels fermés et sécurisés qui accueillent des couches sociales aisées et nouvellement enrichies. Promoteurs immobiliers et TOKI répondent en priorité aux nouveaux critères de sélection des ménages à hauts revenus.
Il faut souligner que TOKI est une société publique nationale, responsable de la construction des logements populaires, qui instrumentalise le pouvoir public au service des intérêts de la nouvelle bourgeoisie. La conséquence est une indéniable fragmentation urbaine, ainsi qu’un procédé de gentrification et d’embourgeoisement.
Cela ne touche pas que les logements illégaux, la plupart de la population de la classe moyenne est aussi touchée par la transformation et la marchandisation du territoire urbain. L’augmentation des prix du foncier est juste l’une des conséquences de l’ambition de la rente urbaine. Pour maximiser la rente urbaine, les autorités publiques locales et nationales poursuivent l’idée de faire d’Istanbul un centre de la finance, de la logistique, de la culture et du tourisme à l’échelle de la région eurasiatique. C’est dans ce but qu’un troisième pont sur le Bosphore, la décentralisation des services publics (éducation, santé), un second centre financier dans la partie asiatique vont voir le jour à Istanbul. La conséquence majeure de tels projets réside dans le risque d’un étalement urbain exacerbé qui n’a pas uniquement des conséquences sociales mais aussi écologiques et culturelles. Comme pour les espaces publics urbains, la transformation urbaine menace gravement les sources d’eau et les forêts de la ville.
L’Istanbul du futur est une ville stérile, luxueuse, dépourvue de contradictions culturelles et politiques, « nettoyée » des populations défavorisées par un grand hôtel ou un parc à thème. Le pouvoir politique turc cite souvent Dubaï comme un bon modèle urbain pour Istanbul9. Ces projets pharaoniques prouvent l’attitude irrationnelle, totalitaire et spectaculaire du pouvoir public envers l’espace urbain, comme « le Canal d’Istanbul » annoncé en avril 2011 comme « le projet fou » du Premier ministre Tayyip Erdogan. C’est une menace envers la richesse historique et culturelle de la ville qui est également la propriété de toute l’humanité.
Les conditions de vie défavorisées des gecekondu et les risques de tremblement de terre servent de prétexte pour la transformation urbaine. Par « prétextes », on entend le fait que depuis 2003, la majorité des projets de TOKI est destinée aux classes sociales aisées. Ces constructions sont réalisées sur les terrains des bidonvilles, forçant les habitants à quitter les lieux. Aucun projet de logement réalisé sur les terrains des gecekondu du centre–ville d’Istanbul ne prévoit de relogement sur place. La municipalité d’Istanbul et TOKI ont obtenu le droit de reconstruire tous les logements informels endommagés par le tremblement de terre mais seuls les quartiers à forte valeur ajoutée ont été réhabilités10. Quand aux populations des gecekondu, elles n’ont plus le droit de vivre dans cette capitale financière et culturelle. Les principes du marché libre ne laissent aucune place aux fondements sociaux de l’urbanisme. Istanbul devient la capitale des inégalités économiques, sociales et spatiales.
Les mouvements sociaux urbains
Aujourd’hui, les individus et les organisations qui se mobilisent pour combattre les conséquences des projets urbains néolibéraux sont nombreux. L’opposition urbaine qui a progressivement émergé depuis le milieu des années 2000 dénonce notamment les conséquences sociales et économiques de ces projets d’inspiration néolibérale. Ils s’opposent aux projets de transformation par un travail politique de visibilisation et se mobilisent pour les empêcher. On peut constater deux principales formes de mobilisation contre les Projets de transformation urbaine (PTU) à Istanbul : les mouvements de résistance locaux et les mouvements sociaux.
Les mouvements locaux de résistance au sein des gecekondu ont une certaine homogénéité de peuplement et une forte identification au quartier. Dans un premier temps, les revendications des habitants, relayées par les associations de quartier et les mouvements politiques locaux, concernent l’obtention de droits sociaux nouveaux. Les protestations s’élèvent contre les démolitions et le relogement qu’impliquent les PTU. Les associations demandent des services publics et le droit au logement11.
Pour voir la naissance d’un discours englobant critique envers la politique urbaine, il faudra attendre la radicalisation des transformations urbaines et par conséquence, la naissance des mouvements sociaux urbains. IMECE, « Mouvement d’Urbanisme de la Société », est l’un des premiers et le plus actif ; c’est une association qui lutte contre les opérations de rénovation urbaine et plus largement contre la politique urbaine néolibérale menée par la Municipalité d’Istanbul, de l’AKP et de TOKI.
IMECE est né en 2006 comme un petit groupe d’amis de différentes professions, dont une majorité d’urbanistes. Cependant, il a commencé par lancer une invitation à participer avec le slogan: « Toi, tu es urbaniste ! » pour revendiquer le droit à la ville de tous les citoyens et critiquer la professionnalisation de l’urbanisme. Entre temps, IMECE est devenu un groupe interdisciplinaire et plus homogène.
Les 16 « principes » que les membres d’IMECE ont rédigés collectivement à l’issue de plusieurs réunions hebdomadaires organisées au cours des premiers mois visent à définir les objectifs et les moyens d’action politiques du mouvement. IMECE proposait une lutte qui unit le problème urbain aux luttes de classes dans une vision anticapitaliste. Il définit sa lutte comme une lutte contre le néolibéralisme dans la ville et pour les droits sociaux fondamentaux des populations urbaines en particulier le droit au logement et au travail. L’objectif est de contribuer à la politisation et à la mise en réseau des mobilisations locales afin de concevoir un « projet contre-hégémonique » et révolutionnaire capable de renverser l’ordre urbain et politique existant.
La première action importante d’IMECE a été l’organisation d’une plateforme pour défendre une école pour les aveugles (Resitpasa Körler Okulu) menacée d’expulsion. C’était aussi la première victoire, l’école a été sauvée grâce aux manifestations successives. Depuis sa naissance, le mouvement se situe dans les quartiers de transformation urbaine (Gülensu-Gülsuyu, Sulukule, Ayazma, Tozkoparan, Basıbüyük, etc.). Au lieu de se tourner résolument vers les élus politiques, les médias, les organisations internationales, IMECE préfère impulser une dynamique locale s’il y a déjà une mobilisation locale. Il faut y trouver la force fondatrice d’une mobilisation contre le PTU, si ce n’est pas le cas, IMECE ne peut pas « forcer » à commencer une mobilisation locale. C’est la leçon apprise avec Sulukule, quartier historique violemment « pris en main » par les autorités publiques et détruit en 2010, malgré une mobilisation internationale des ONG. Au lieu de se tourner vers les médias, les élus politiques, les organisations internationales, il est nécessaire d’impulser d’abord une dynamique locale pour y trouver la force fondatrice d’une mobilisation.
IMECE est aussi actif au sein de plateformes stambouliotes (par exemple contre la construction d’un troisième pont sur le Bosphore ou contre la privatisation des écoles et hôpitaux publics d’Istanbul) et dans les mobilisations nationales anticapitalistes. Le groupe a commencé à travailler dans d’autres villes comme Izmir et Ankara. Aujourd’hui IMECE construit des liens entre les luttes urbaines et les mouvements ruraux, écologistes, antimilitaristes, féministes, LGBT et les immigrants.
IMECE est aujourd’hui un réseau important avec presque 1 000 personnes inscrites sur le groupe internet où circule tous les jours beaucoup d’informations sur la politique urbaine. Sur le terrain, IMECE est un groupe d’activistes d’environ 35 personnes participant aux réunions hebdomadaires et aux diverses actions politiques et qui sont aussi membres d’autres mouvements sociaux. Toutes les décisions sont prises par les participants des réunions, les mécanismes de décision sont toujours horizontaux, anti-hiérarchiques.
Les modes d’action d’IMECE sont divers : investigation, publication, mise en circulation d’informations sur les PTU et les divers aspects de la politique urbaine, réunions d’information avec des citoyens, organisation des séminaires, projections de films, mobilisation de réseaux politiques et médiatiques, création des occasions de rencontres entre les différents mouvements, les syndicats, les partis politiques, les organisations professionnelles et les habitants des quartiers touchés par les PTU et les productions culturelles comme des films documentaires12.
Conclusion : Une ville en chantier
Le développement du secteur privé et la volonté de faire d’Istanbul une métropole mondiale financière ont entraîné une mutation de la ville. La transformation urbaine en cours à Istanbul depuis les années 1990, dominée par une logique purement concurrentielle a causé la suburbanisation et l’exclusion. Istanbul est depuis les années 2000 l’objet d’une transformation urbaine rapide, violente et financièrement intéressée. L’aspect social est actuellement absent dans les politiques urbaines. Mais comme dans le monde entier, à Istanbul aussi la lutte contre les effets du néo-libéralisme et pour le droit à la ville continue à gagner de la force et s’internationalise grâce aux rencontres et actions de militants, professionnels, chercheurs, et citoyens.
1 J. Peck et A. Tickell, Neoliberalizing Space, Antipode, n°34, 2002.
2 Marie Fonteneau, La place de l’économie néolibérale dans le bouleversement des structures de l’habitat urbain à Istanbul - Etude du phénomène gecekondu, Mémoire, Institut d’Etudes Politiques, Aix–Marseille Université, 2012. Consulter le mémoire sur le site de Sciences politiques
3 L.–M. Bureau, L. Deger, S. Rumel, Turquie – Afrique du Sud : reflet de la nouvelle coopération Sud–Sud ? IRIS, 2011.
4 Aussi appelée Loi sur la Transformation Urbaine. Elle a été votée au 16 juin 2005 par la Grande Assemblée Nationale de Turquie.
5 Clémence Petit, Transformation urbaine, mobilisations collectives et processus de politisation–le cas du projet de rénovation urbaine de Basıbüyük (Istanbul), Mémoire de recherche de Master 2, sous la direction de Marine de Lassalle, Juin 2009.
6 Marie Fonteneau, Ibid.
7 Jean–François Perouse, « Istanbul, entre Paris et Dubaï : mise en conformité « internationale », nettoyage et résistances », dans Villes internationales : entre tensions et réactions des habitants, Isabelle Berry–Chikhaoui, Agnès Deboulet, Laurence Roulleau–Berger, ed. La découverte, coll Recherches, Paris, 2007.
8 Marie Fonteneau, Ibid.
9 Jean–François Perouse, Ibid.
10 Le tremblement de terre de 1999 a fait 17 480 morts
11 Clémence Petit, « Engagement militant et politisation des mobilisations au sein des oppositions urbaines à Istanbul », EchoGéo, numéro 16, 2011, mis en ligne le 04 juillet 2011, consulté le 04 juillet 2012, Lien URL
12 Un film documentaire sur la ville d’Istanbul, intitulé Ekümenopolis
Références
Berry–Chikhaoui Isabelle, Deboulet Agnès, Roulleau–Berger Laurence, Jean–François Pérouse, Villes internationales : entre tensions et réactions des habitants, La Découverte, collection, Recherches, Paris, 2007.
Bureau L.–M., Deger L., Rumel S., Turquie – Afrique du Sud : reflet de la nouvelle coopération Sud–Sud ? IRIS, 2011.
Fonteneau Marie, La place de l’économie néolibérale dans le bouleversement des structures de l’habitat urbain a Istanbul–Etude du phénomène gecekondu, Mémoire, Institut d’Etude Politique, Aix–Marseille Université, 2012.
Kurtulus, Hatuce, Istanbul’da Kentsel Ayrısma (A. Türküm ile birlikte) Der H. Kurtulus. Bagam Yay, Istanbul, 2005.
Peck J. et Tickell A. « Neoliberalizing Space », Antipode, n°34, 2002.
Petit Clémence, « Engagement militant et politisation des mobilisations au sein des oppositions urbaines à Istanbul », Revue EchoGéo, numéro 16–2011.
Petit Clémence, Transformation urbaine, mobilisations collectives et processus de politisation-le cas du projet de rénovation urbaine de Basıbüyük (Istanbul), Mémoire de recherche de Master 2 « Politiques Européennes », Directrice des recherches : Marine de Lassalle, 2009.
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