Gecekondus – L’habitat non-réglementaire entre légalisation et menaces
Istanbul, TURQUIE
Clémence PETIT, 2014
Centre Sud - Situations Urbaines de Développement
Cette fiche présente le phénomène des gecekondus en Turquie et les différents programmes nationaux et internationaux mis en place pour tenter de rénover et d’invisibiliser ces quartiers informels à Istanbul, métropole en pleine croissance.
Mégapole à cheval sur deux continents, Istanbul compte aujourd’hui selon certains auteurs près de 15 millions d’habitants, dont plus de la moitié occuperait un logement auto-construit présentant une forme d’illégalité. Forme d’habitat précaire apparue aux abords des grandes villes turques dans les années 1940, les gecekondus (mot turc signifiant littéralement « posé la nuit ») désignent initialement de petites maisonnettes construites hâtivement sans respect des normes d’urbanisme sur des terrains appartenant en général à l’État ou à des fondations. Cette forme d’urbanisation informelle associée à l’industrialisation et à l’exode rural des années 1945-1985 s’observe à proximité des usines et des axes de transports, comme à Istanbul le long de la Corne d’Or et des rives de la mer de Marmara au sud de l’autoroute E-5, sur l’axe de Büyükdere et dans une moindre mesure les rives du Bosphore (Esen, 2009).
Les lois et amnisties visant à régler le « problème des gecekondus » se sont multipliées dans les années 1980. Prenant la forme de « titres de propriété provisoires » et de droits de construction d’étages supplémentaires, elles ont conduit à la légalisation partielle de la propriété foncière dans de nombreux quartiers spontanés et au remplacement progressif des gecekondus par des immeubles en béton de 3 à 5 étages en moyenne (Pérouse, 2004). Ce mouvement a également encouragé les habitants à investir dans l’aménagement de leur quartier et à se mobiliser pour qu’il soit équipé des services de base tels que l’eau courante, le gaz, l’électricité, les routes et les transports.
Bien que les gecekondus soient aujourd’hui résiduels à Istanbul dans leur forme initiale (définie par leur illégalité foncière et leur architecture dite « rurale ») et que les quartiers auto-construits soient largement légalisés, ceux-ci restent qualifiés de gecekondu (le singulier désignant désormais le quartier dans son ensemble), perçus comme des zones d’habitat « illégales » de migrants « ruraux », pauvres et non-intégrés à la ville (Erman, 2001).
Cette représentation commune permet aux pouvoirs publics de justifier des « projets de transformation urbaine » qui se sont multipliés à Istanbul depuis quelques années. Associant la mairie d’Istanbul, la mairie d’arrondissement, TOKİ (l’Administration du Logement de Masse, rattachée au cabinet du Premier Ministre), de grands groupes de construction et/ou de petits entrepreneurs locaux, ces projets participent de la volonté de faire d’Istanbul une ville moderne et compétitive sur la scène internationale, en la dotant des attributs d’une « ville monde » (Pérouse, 2007).
Ces ambitions internationales se manifestent notamment par la « rénovation » des quartiers « illégaux » et « dégradés » des centres historiques et des anciennes périphéries ouvrières. Il s’agit en réalité de détruire les logements existants dans les quartiers dits « de gecekondus » pour les remplacer par des tours de logements ou des opérations de standing comprenant des équipements commerciaux destinés à des habitants plus aisés, la population initiale étant alors relogée dans des logements collectifs en périphérie de la ville.
Initié dès les années 1980, ce mouvement de libéralisation de l’économie turque et du foncier urbain s’est accéléré après la crise économique de 2001 et avec l’institutionnalisation progressive de la politique de « transformation urbaine » et du rôle de TOKİ dans ce processus (Kuyucu, Ünsal, 2010). En réaction à ces projets, de nombreuses résistances locales organisées par des associations de quartier et soutenues, entre autre, par des activistes et universitaires étrangers aux quartiers ont vu le jour depuis quelques années, de même que des « plateformes » visant à les coordonner à l’échelle d’Istanbul ou d’un arrondissement, comme à Sarıyer.
Références
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ERMAN, Tahire (2001),”The Politics of Squatter (Gecekondu) Studies in Turkey: The Changing Representations of Rural Migrants in the Academic Discourse”, Urban Studies, vol. 38, no. 7, pp. 983-1002.
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ESEN, Orhan (2009), “Istanbul’s gecekondus”, Istanbul 2009 Urban Age Conference URL : www.urban-age.net/publications/newspapers/istanbul/articles/13_.
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KUYUCU, Tuna, ÜNSAL, Özlem (2010), “‘Urban Transformation’ as State-led Property Transfer: An Analysis of Two Cases of Urban Renewal in Istanbul”, Urban Studies, vol. 47 no. 7, pp. 1479-1499 URL : usj.sagepub.com/content/47/7/1479.abstract.
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PÉROUSE, Jean-François (2004), “Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique”, European Journal of Turkish Studies, Thematic Issue no. 1, 27 p. URL : www.ejts.org/document117.html .
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PEROUSE, Jean-François (2007), “Istanbul, entre Paris et Dubaï : mise en conformité “internationale”, nettoyage et résistances”, dans BERRY-CHIKHAOUI, Isabelle, DEBOULET, Agnès, ROULLEAU-BERGER, Laurence (2007), Villes internationales : entre tensions et réactions des habitants, La Découverte, collection Recherches, Paris.