Rénovation urbaine dans les quartiers populaires d’Istanbul
La lutte des habitants contre la démolition de leurs lieux de vie
Derya OZEL, 2008
« Ville de rencontre, ville carrefour, ville-monde, berceau universel des civilisations » : les superlatifs fleurissent pour désigner Istanbul. La métropole est promise à un avenir de grande ville internationale par les dirigeants locaux.
Istanbul : des ambitions urbaines en décalage avec les attentes des habitants
L’internationalisation correspond à un vieux rêve des élites turques de moderniser et d’occidentaliser la métropole. La réalisation de ce projet ne cesse de s’accélérer depuis l’arrivée au pouvoir du Parti pour la Justice et le Développement1 en 2004. Cette ambition est légitimée dans le discours public par le besoin de développer les équipements et le prestige de la ville. La municipalité du Grand Istanbul cherche à « mettre la ville aux normes internationales », c’est-à-dire à la rendre attractive pour l’extérieur et notamment pour le tourisme – « classique » (sur le modèle de Paris) mais aussi commercial (sur le modèle de Dubaï). Mais ces rêves de grandeur semblent complètement déplacés au regard des préoccupations quotidiennes des habitants, qui ont du mal à saisir la raison d’être de ces mutations dont ils ne bénéficient pas.
L’idéologie de la rénovation urbaine
Ces grandes ambitions ne s’inscrivent pas dans un projet de ville, qui prendrait en compte l’échelle métropolitaine et son aménagement : on pense au contraire le développement urbain d’Istanbul par projet et par arrondissement. Il est plus juste d’ailleurs, dans le contexte istanbuliote, de parler de « transformation urbaine » (kentsel dönüsüm), qui fait référence au modèle anglo-saxon (« urban regeneration ») que du « renouvellement urbain » français : les acteurs privés, qui bénéficient de délégations de la part des pouvoirs publics, sont en effet au cœur de ces opérations. Plutôt que de réhabiliter ou d’apporter des améliorations au tissu urbain, on préfère détruire des quartiers entiers et les reconstruire, dans les centres historiques dégradés ou bien dans les quartiers périphériques d’habitat spontané (gecekondu). La menace sismique sert d’alibi technique aux élus pour justifier les démolitions des quartiers visés, qui sont par ailleurs montrés du doigt dans les médias comme des « foyers de terrorisme, de prostitution, de trafic de drogue… ». Derrière ces alibis se cachent des raisons moins avouables : récupérer des terrains publics bien situés pour les revendre, développer les investissements et éradiquer du tissu urbain des quartiers dont l’image ne correspond pas à une ville « moderne ».
Une plateforme d’habitants contre la démolition de leurs quartiers : IMDP Istanbul mahalle dernekleri platformu
C’est le symposium sur la rénovation urbaine organisé par la Chambre des planificateurs urbains à Ankara en novembre 2006 qui a servi de catalyseur à l’unification d’habitants de divers quartiers d’Istanbul menacés de démolition. Cette rencontre avait pour but de discuter et de débattre des problèmes liés à la transformation urbaine (sociaux, techniques, institutionnels, juridiques…). Ce type d’évènements sert généralement pour ces chambres professionnelles à asseoir leur rôle de lobby vis-à-vis de la décision publique.
Lors de la préparation du symposium, les habitants de 8 quartiers se sont rencontrés pour produire un communiqué commun. Au fil des mois, la plateforme s’est renforcée avec l’arrivée de nouveaux participants et quartiers dans la mobilisation. Aujourd’hui, elle regroupe les associations locales de 18 quartiers. Situés en périphérie de la ville, mais bien intégrés au tissu urbain istanbuliote, ces quartiers sont d’anciens bidonvilles ayant acquis un statut légal au fil des vagues successives de régularisation. Forts d’une histoire de plusieurs dizaines d’années, ils disposent de tous les services de base grâce aux efforts et à la volonté des municipalités mais surtout des habitants qui les ont aménagés eux-mêmes. Ces quartiers sont aujourd’hui placés dans la ligne de mire des investisseurs en quête de profit qui exacerbent la spéculation foncière. Leur situation géographique, à proximité des infrastructures routières ou avec une vue sur le Bosphore, est tout particulièrement convoitée.
Les projets d’aménagement des mairies d’arrondissements ne sont pas toujours connus avec précision, mais les habitants soupçonnent les dangers qui pèsent sur l’avenir de leurs quartiers. Face à la menace, les illusions ne sont pas grandes quant au caractère inéluctable des plans de rénovation urbaine, mais les revendications sont fermes : « nous voulons rester dans nos quartiers et participer à la définition des projets élaborés par la mairie ».
L’expérience du quartier de Gülsuyu
Le quartier de Gülsuyu est situé du côté asiatique d’Istanbul. Proche des voies de communication comme l’autoroute E-5, le quartier est bien intégré au tissu urbain (proximité de l’aéroport, d’universités, de grands centres commerciaux, d’autres quartiers « centraux » sur la rive asiatique…). Ses atouts géographiques le rendent encore plus attractif : résistance aux risques sismiques, qualité de l’air (il dispose d’importants espaces forestiers), panorama sur la mer de Marmara et les îles. Le quartier s’étend sur 200 hectares et compte environ 27 000 habitants (selon une estimation de la municipalité de Maltepe en 2003 ; 50 000/60 000 selon les habitants).
Le quartier s’est constitué pour l’essentiel de manière spontanée et illégale mais a bénéficié des pratiques de régularisation (celle de 1989 a légalisé 60 % de l’occupation). Le développement du quartier a conduit à la formation de deux entités distinctes, Gülsuyu et Gülensu, qui dépendent aujourd’hui de deux mairies différentes.
En 2004, les habitants découvrent qu’un plan d’aménagement urbain général concerne leur quartier. Le maire est chargé de consulter les habitants, mais ces derniers contestent : quel est le sens d’une consultation si le plan a déjà été élaboré et approuvé sans eux ? Que faire alors ? Rester mobilisés ensemble ou se résigner et accepter l’opération telle quelle ? Une vague d’information et de communication débute dans les cafés, au domicile des habitants, dans les salles communes. 7 000 lettres d’opposition à ce plan d’aménagement sont adressées à la municipalité de Maltepe. 32 procès sont ouverts pour l’annulation du plan avec l’appui financier des habitants eux-mêmes (1 130 personnes). Le recours à des outils juridiques leur laisse espérer que la justice leur sera favorable. Mais comme le soulignent les avocats du mouvement, les procès en cours ne peuvent pas remplacer la mobilisation et l’organisation quotidiennes.
Suite à ces protestations, la mairie métropolitaine modifie le plan d’aménagement urbain, ce qui représente une petite victoire pour les habitants. Plus avertis, ceux-ci cherchent à comprendre alors ce nouveau projet avec le soutien d’experts et d’avocats. Il est à nouveau rejeté par 4 000 lettres adressées à la mairie. Toutefois on lui reconnaît une innovation exemplaire : il précise que les plans d’applications locaux à l’échelle des quartiers doivent être participatifs et impliquer les maires de quartiers, les associations locales, les universitaires et les chambres professionnelles. Des réunions s’organisent à nouveau pour déterminer la manière dont les habitants s’impliqueront dans cette opération. L’intérêt de la proposition fait consensus dans le quartier, même si l’on reste prudent quant aux intentions réelles de la mairie. Par mesure de précaution, un procès pour l’annulation du plan est envisagé, au cas où les processus de participation ne conviendraient pas aux habitants. Car, jusqu’à présent, les plans d’aménagement étaient synonymes de destruction et de non respect du droit au logement1.
La direction de la planification de la mairie métropolitaine d’Istanbul a sollicité l’université Mimar Sinan pour participer à l’élaboration du modèle de participation pour le quartier de Gülsuyu. Il a mis en place une recherche-action dans le quartier avec les habitants afin que ceux-ci connaissent mieux leur lieu de vie. Le résultat de ce travail n’a pas été pris en compte par la mairie et n’a pas débouché sur l’implication effective des habitants dans l’élaboration du projet. Il a eu au moins le mérite d’aboutir à l’élection de représentants de rue (plus de 300), qui font le lien entre les habitants à l’échelle de la rue et l’association de quartier. Aujourd’hui, les habitants de Gülsuyu se sentent renforcés dans leur légitimité à participer à la réflexion et aux décisions concernant le devenir de leur quartier. Ils sont prêts à intervenir face à la mairie, sous forme de dialogue ou de confrontation directe. La résistance des habitants de ce quartier est devenue un cas d’école du point de vue du rôle que peuvent jouer aujourd’hui les habitants dans des projets de rénovation urbaine à Istanbul.
1 Le parti de la Justice et du Développement est de tendance islamiste et libérale.
2 Précisons que le droit au logement figure à l’article 57 de la constitution turque.
Sources
PEROUSE Jean-François, « Istanbul, entre Paris et Dubaï : mise en conformité « internationale », nettoyage et résistances », in BERRY-CHIKHAOUI Isabelle, DEBOULET Agnès, ROULLEAU-BERGER Laurence, Villes internationales : entre tensions et réactions des habitants, La Découverte, collection Recherches, Paris, 2007
Site de la plateforme istanbuliote des associations de quartier (Istanbul Mahalle Dernekleri Platformu, IMDP)
Cette fiche a été initialement publiée dans le n°1 de la Collection Passerelle. Vous pouvez retrouver le PDF du numéro Europe : pas sans toit ! Le logement en question