L’action publique en contexte informel : mission possible !
Laure Criqui, septiembre 2016
Cette fiche démontre que, malgré l’informalité des quartiers, un contrôle des pouvoirs publics est présent à travers l’extension des services publics essentiels (eau, électricité). L’auteure met alors en avant le fait que cette arrivée des services est déjà une « forme d’acceptation et de normalisation détournée des quartiers informels par les pouvoirs publics ».
À Delhi, seul 25 % de la population vit dans des quartiers qui respectent les normes du master plan, c’est-à-dire que le reste de la ville s’est développé sur des terres définies comme non urbanisables, et est donc considéré comme « informel ». À Lima, ce sont les deux tiers de la ville qui ont émergé d’occupations communautaires et autoconstructions de terrains en l’absence de plan d’urbanisme. Et pourtant, les taux de desserte officielle sont d’environ 75 % pour l’eau et 90 % pour l’électricité à Delhi, 92 % et 98 % à Lima. Ce décalage de chiffres signifie qu’il existe une marge importante de quartiers « informels » où les opérateurs raccordent officiellement aux réseaux de services, autrement dit que l’action publique pour l’amélioration urbaine y est possible.
Ainsi, contrairement à l’idée que l’informalité est a priori un obstacle à l’intervention et échappe au contrôle des pouvoirs publics, une forme d’action officielle, et notamment l’extension des services, y est possible. Reprenons ce que signifie « informel » dans le contexte de villes en développement rapide : les quartiers apparaissent et sont construits sans prendre en considération les documents de planification ou d’urbanisme. Ils se développent « hors-plan ».
Concrètement, cela signifie deux choses : d’une part que très souvent ils ne figurent pas sur les cartes officielles, et sont donc méconnus ; d’autre part, que les normes, institutions et procédures d’action publique n’y sont ni pertinentes ni appliquées. Comment alors une intervention officielle par le biais d’acteurs formels se combine-t-elle avec un contexte informel ?
Tout d’abord, les opérateurs ne peuvent pas prendre le risque que leur action soit elle-même considérée comme illégale pour intervenir dans des quartiers en situation d’infraction. Ils dépendent d’autorisations, plus ou moins tacites ou formelles, de la part des pouvoirs publics, qui légitiment et protègent leur action. L’informalité génère là une première tension qui amène souvent les autorités à prendre des décisions ad hoc et négocier avec elles-mêmes : déclarations politiques d’urgence pour étendre certains réseaux, création de programmes dérogatoires pour certains quartiers, invention de documents de reconnaissance temporaire indépendante de toute régularisation foncière, délivrance d’autorisations de travaux qui ignorent ou contredisent les procédures administratives, identification des zones à raccorder sur Google Maps sans se référer au plan d’urbanisme… Ces cadres ne sont pas stabilisés, mais permettent au coup par coup l’action des opérateurs. Bien qu’il émane de la sphère publique « formelle », il s’agit d’un bricolage juridique équivoque, ni illégal ni complètement légal. Pour permettre les interventions dans un contexte informel, les autorités sont ainsi amenées à adapter les normes, et par là à abandonner ou tout du moins assouplir le cadre formel habituel de la décision publique.
Ensuite, sur le terrain, les opérateurs de services font face à un relatif inconnu au moment d’intervenir dans des quartiers informels : ils ne connaissent pas les modalités d’occupation de l’espace, les comportements des populations… Dans un premier temps, ils ont besoin de collecter les informations pour élaborer leurs projets de raccordement : cartographie, relevé topographique, recensement des habitants… informations qui leur seront également nécessaires par la suite pour distribuer les factures, réaliser la maintenance, etc. Alors, de manière complètement autonome des pouvoirs publics, ils vont envoyer des employés pour numéroter les rues et habitations à raccorder, et réalisent de fait ainsi un système d’adressage informel. Dans d’autre cas, ils utilisent des plans de quartiers réalisés par les habitants eux-mêmes sans aucune valeur légale ni correspondance au plan urbain. Sur cette base, ils élaborent les tracés des réseaux, demandent la réalisation de travaux connexes comme des murs de soutènement ou des caniveaux, et enclenchent le déploiement des infrastructures. Ces plans, tout à fait informels, deviennent de véritables documents d’identité des quartiers, les cartes à partir desquelles la ville est construite et les institutions de référence pour l’action officielle alors que le statut « informel » des quartiers reste non régularisé.
Enfin, on ne peut ignorer qu’une fois des canalisations d’eau et d’assainissement, ou des poteaux électriques officiellement installés, il est peu probable qu’ils ne soient jamais déplacés. Autrement dit, de par l’extension des réseaux, les opérateurs de services participent de la consolidation physique des quartiers et de leur voirie, mais aussi d’une forme de reconnaissance publique des établissements, aussi informels soient-ils. La distribution de factures par exemple est un processus qui institutionnalise la présence des quartiers : elle repose sur un système d’adressage ou d’identification des quartiers, elle fournit un document officiel aux habitants dont ils peuvent se prévaloir auprès d’autres entités publiques comme preuve de résidence, et elle marque l’entrée et le début d’une relation publique entre les habitants et les représentants de l’État que sont les opérateurs. Ni le cadre légal de l’intervention des opérateurs, ni le statut foncier régulier ou non des quartiers n’interfère dans ce processus. La seule arrivée des services est déjà une forme d’acceptation et de normalisation détournée des quartiers informels par les pouvoirs publics.
Pour équiper l’urbanisation informelle, indépendamment des actions de régularisation urbaine, les opérateurs tâtonnent dans des zones grises réglementaires et bricolent des solutions institutionnelles elles-mêmes peu formelles. De manière détournée, l’extension des réseaux de services marque l’entrée des pouvoirs publics dans ces quartiers. En effet, les opérateurs de services officiels principaux, qu’ils soient publics ou privés, les représentent, sont leur bras armé, poursuivent une mission d’intérêt général, et sont à la fois détenteurs d’une autorité officielle et dépendants de décisions politiques, plus ou moins tacites. Élus, fonctionnaires municipaux et planificateurs sont contraints par le cadre réglementaire officiel et craignent souvent de perdre un contrôle – par ailleurs illusoire – en reconnaissant l’urbanisation informelle. Les opérateurs de services suivent quant à eux une logique sectorielle ; en ce sens, ils se trouvent déchargés de la responsabilité politique directe : peu leur importe que la zone à raccorder soit informelle ! Ce qui compte, c’est d’une part d’étendre la couverture, d’autre part d’assurer le bon fonctionnement et l’équilibre financier du réseau. Ces fabricants réels de la ville et leurs tactiques président finalement à la consolidation et l’amélioration durable des conditions de vie dans les quartiers informels.
Dès lors que l’urbanisation est majoritairement non planifiée, vouloir avoir recours au cadre planificateur pour orienter l’action publique est une impasse. Les normes, les cartes, les procédures sont fondamentalement inadaptées. Mais l’action publique n’a pas à en être pour autant paralysée, loin de là. La panoplie des outils sur lesquels s’appuient les opérateurs fait ses preuves au quotidien : cartographie communautaire, adressage, alignement des réseaux à la seule voirie existante… Est-ce que réellement leur caractère peu formel ou formalisé les invalide ? La question est évidemment rhétorique : ce bricolage informel de terrain est à la fois effectif et innovant, et les exercices, autant de planification que de régularisation urbaine, gagneraient sans aucun doute à s’inspirer de cette flexibilité plutôt que de rester pris dans les contraintes formelles de la formalisation de l’urbanisation.
Referencias
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