La mercapole (ou la métropole débridée)
Remi Dormois, mars 2013
Cette fiche propose une prospective de ce que serait une métropole « débridée » en 2040. Ce scénario met l’accent sur la globalisation et la financiarisation de l’économie française et notamment le rôle du secteur privé dans le développement de cette métropole du futur.
Le contexte d’action en 2040
En 2040, la globalisation et la financiarisation de l’économie se sont poursuivies et amplifiées. L’ancrage national des grandes entreprises globales est devenu extrêmement ténu. La dispersion géographique des actifs des multinationales européennes, nord-américaines mais aussi de ce que l’on appelait en 2010 « les pays émergents » s’est intensifiée et a définitivement dissuadé l’ensemble des gouvernements de la planète de revenir à des formes de protectionnisme ou même de régulations des flux de capitaux et de marchandises. Les flux de main-d’œuvre ont suivi le même processus de libéralisation que les précédents. En effet, la multiplication des catastrophes environnementales générées par le changement climatique a rendu intenable le maintien de barrières à la circulation des personnes. De toute façon, le solde naturel insuffisant des pays du « Nord » a nécessité l’afflux de populations depuis le Sud pour pourvoir les emplois manufacturiers et de services faiblement qualifiés mais aussi les emplois plus qualifiés dans l’informatique, la finance et les biotechnologies.
Des plaques métropolitaines sont reliées entre elles par des flux toujours plus intenses et des circuits logistiques toujours plus complexes. En revanche, les liens que ces plaques entretiennent avec leur hinterland régional et national sont devenus très asymétriques : les premières monopolisent les fonctions directionnelles alors que les régions périphériques et les villes secondaires sont cantonnées à des fonctions secondaires ou non productives. Les logiques de redistribution territoriale par le biais de l’économie dite « résidentielle » sont devenues beaucoup plus ténues : réduction de la voilure de l’Etat-Providence et donc des transferts sociaux, totale refonte de la présence des services « d’intérêt général » et donc de l’emploi public sur le territoire.
Sous l’effet des migrations toujours plus intenses et de la concentration de populations de diverses origines dans des métropoles, les sociétés urbaines sont dénationalisées. L’appartenance à des diasporas régionales, ethniques, religieuses, mais aussi à des statuts socioprofessionnels est davantage fondatrice d’identité que l’appartenance nationale. Toutefois, les espaces métropolitains n’échappent pas à l’éclatement de conflits voire d’émeutes entre groupes qui se disputent l’usage de tel ou tel espace, de tel ou tel équipement ou qui s’opposent sur des enjeux de mœurs et de pratiques.
Bien évidemment, dans ce contexte, l’armature urbaine française s’est étirée. La région parisienne a accru son poids dans le PIB national. En revanche, la part des revenus dépensés dans cette même région a continué à diminuer. La consommation dans les régions des revenus générés en Ile-de-France contribue donc toujours à assurer la solidarité entre Paris et le reste du pays. A l’exception de Lyon-Saint-Etienne, la majeure partie des métropoles du pays ont eu du mal à élever en gamme leur base productive. Les « cadres des fonctions métropolitaines » sont encore majoritairement localisés en Ile-de-France. En revanche, certaines métropoles régionales ont su tirer leur « épingle du jeu » en mettant l’accent sur les fonctions logistiques (Nantes, Marseille, Lille), sur les fonctions de recherche et développement (Lyon, Grenoble, Toulouse) ou encore sur les fonctions de tourisme et de consommation à destination d’une clientèle internationalisée (Bordeaux, Nice, Strasbourg).
Quelques caractéristiques de la vie dans la mercapole
Crise chronique des finances publiques et disparition des politiques redistributives de l’Union Européenne et de l’État font que les pouvoirs urbains ont été fortement incités à s’allier aux acteurs économiques pour prendre en charge la réalisation et la gestion d’équipements publics dans le cadre de partenariats publics-privés (PPP). Ces acteurs économiques sont avant tout des entreprises évoluant dans le secteur du transport et de la logistique, de la grande distribution, des services urbains, des médias, des loisirs, de la promotion immobilière, et de moins en moins de l’industrie des biens d’équipement et des biens intermédiaires qui se sont, eux, repositionnés dans les pays industrialisés du Sud. Plus globalement, le pouvoir urbain dans la mercapole prend la forme de « machines de croissance », c’est-à-dire de coalitions stables et puissantes qui sont composés d’élus, de fonctionnaires et de représentants d’entreprises intéressés avant tout au développement des marchés de consommation métropolitains.
Les sociétés métropolitaines sont socialement assez différenciées. Le haut de la hiérarchie sociale est dominé par les représentants d’une élite mobile parfaitement insérée dans la division internationale du travail, qui tend à privilégier une localisation dans les centres métropolitains socialement valorisante et facilitant ses nombreux déplacements. Cette élite internationale voisine avec une élite rentière vivant des revenus que lui assureront l’envolée des valeurs immobilières et la financiarisation de l’économie. A l’autre extrême, une armée ancillaire pourvoit aux besoins de cette élite en matière de restauration, de transport, de commerce de proximité, de vente à distance et de services à la personne. Cette armée « recrute » dans des flux migratoires incessants. Ses soldats vivent dans des quartiers centraux dégradés lui offrant un logement social de fait ou dans ce qui reste des grands ensembles. Ils y cohabitent avec un prolétariat intellectuel fait de jeunes gens qualifiés. Le troisième groupe vivant dans les quartiers délabrés des mercapoles est la fraction du troisième et du quatrième âge paupérisée par la suppression, à la fin des années 2020, de la retraite par répartition. La classe moyenne, pour sa part, est à la fois devenue moins nombreuse (ses membres les mieux dotés -universitaires, professions libérales, etc.- constituant la fraction inférieure de l’élite transnationale, les autres ayant vu leur mode de vie se rapprocher de plus en plus des classes populaires) et s’est faite plus discrètes dans les parties centrales des métropoles. Ses ressortissants ont été la plupart du temps contraints à une localisation dans des périphéries lointaines ou dans des métropoles leur offrant encore des perspectives résidentielles attractives.
Les formes de la mercapole sont le produit de la continuation de deux tendances apparemment contradictoires : la densification et l’étalement. Les centres historiques ont continué à faire l’objet d’investissements publics et privés massifs. Ils concentrent les équipements, une part importante des commerces, notamment ceux destinés à l’élite transnationale mobile et à l’élite rentière. Les terrains et le bâti des centres urbains, monopolisés par des particuliers fortunés ou par des multinationales financières, sont l’objet d’une intense spéculation renforçant leur exclusivisme social. Toutefois, certaines grandes villes ont, à l’inverse, connu un phénomène d’évidement de leur zone centrale du fait de leur incapacité à attirer les élites mobiles et du départ des classes moyennes en périphérie. Mais de manière générale, intensification des mécanismes de valorisation foncière et immobilière dans les zones centrales, d’une part, et étalement des aires urbaines de l’autre, cohabitent dans la plupart des métropoles.
Une des raisons explicatives de cet apparent paradoxe sont les échecs successifs de constitution de gouvernements métropolitains compétents en matière de planification, d’urbanisme et de transports à l’échelle des bassins de mobilité. En effet, les puissantes coalitions public-privé dominant les espaces centraux ne gouvernent pas les immenses espaces discontinus qui constitueront les métropoles. Ces derniers le sont encore par des gouvernements municipaux jaloux de leur indépendance et soucieux d’attirer avant tout de nouveaux résidents.
Une seconde raison explicative de la poursuite de l’étalement urbain simultanément à la reconquête résidentielle des centres urbains a trait aux innovations technologiques continues en matière de déplacements. La focalisation des débats autour de l’urgence écologique sur les gaz à effets de serre mais aussi la pression des lobbies ont conduit les pouvoirs publics à privilégier une réponse électronucléaire à la crise environnementale. L’usage de la voiture électrique s’est généralisé et a exonéré bien souvent ces mêmes pouvoirs publics de penser d’autres enjeux écologiques tels que l’imperméabilisation des sols induits par l’étalement ou encore la question de la gestion des effets latéraux de cette stratégie du « tout électronucléaire » (déchets nucléaires, batteries, etc).
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