L’agriculture dans les villes de l’après–pétrole
Christine AUBRY, 2013
Cette fiche expose les enjeux de l’agriculture urbaine - pour les sociétés industrialisées comme pour les pays du Sud - en termes de développement durable, par la production de circuits courts.
L’arrivée du pic pétrolier reste entourée de controverses mais il est certain que l’après–pétrole concernera des populations essentiellement urbaines. Un récent article (Pinson, 2012) présente les différents scénarios, pour nos métropoles françaises, élaborés par la prospective « Territoires 2040 » de la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale)1 : la mercapole amplifierait la mondialisation néolibérale des principales villes en y concentrant des activités tertiaires et en y laissant croître les inégalités sociales. Par une réaction de la régulation politique, l’archipole reconstituerait en ville des systèmes productifs diversifiés, en particulier industriels et agricoles, afin de valoriser la production de proximité qui limite les coûts des transports. L’antipole, enfin, antithèse choisie ou forcée du processus de mondialisation, tenterait d’inventer, sur d’autres espaces que ceux des villes historiques muséifiées, une autonomie productive fondée sur la sobriété des consommations, notamment énergétique, dans les agglomérations. Deux de ces trois scénarios confèrent un rôle important, voire majeur, à « l’agriculture urbaine2 » dans et à proximité de la ville pour son approvisionnement ainsi que d’autres fonctions comme l’emploi, le recyclage de déchets etc. De fait, on a pu démontrer que l’agriculture, victime première de l’extension urbaine, a d’ores et déjà entamé, à l’échelle mondiale, la reconquête du milieu périphérique et intra–urbain (Aubry et Pourias, 2013). Nous traiterons ici de ce phénomène en pleine expansion dans les pays du sud et de ses formes renouvelées ou émergentes dans le monde industrialisé, avec les multiples questions suscitées par ces processus, notamment en matière de paysage.
Au sud, un après–pétrole déjà là et une agriculture urbaine
Depuis au moins trois décennies qu’enflent les villes des pays dits « en développement », l’agriculture urbaine est une nécessité vitale pour un bon nombre d’entre elles. Le mauvais état des infrastructures routières et le coût prohibitif du pétrole pénalisent les approvisionnements : on voit ainsi se développer, en contrepoint de l’urbanisation, des formes variées d’agriculture qui peuvent produire entre 60 et 100 % des produits frais consommés en ville (Adam–Bradford et al, 2009 ; Dubbeling et al, 2010) et contribuer aussi à son approvisionnement en céréales (plus de 15% du riz pour Antananarivo, Dabat et al, 2006). La population urbaine qui s’adonne à temps plein ou partiel à l’agriculture était estimée à 800 millions à la fin du 20e siècle. (Smit et al, 1996) et ne cesse de grossir. L’agriculture urbaine transforme les paysages autour de la ville quand elle installe la production maraîchère sur d’anciens espaces de parcours (N’Diénor et al., 2011) comme quand elle gagne les espaces vacants ou inconstructibles de la ville. Elle peut ainsi valoriser, par des productions gourmandes en nutriments (comme le cresson à Antananarivo, Dabat et al 2010), les effluents urbains que la ville n’a pas les moyens d’évacuer, et développe l’autoproduction des familles les plus démunies. Ce retour de l’agriculture verdit désormais les « slums » de Nairobi, dans le quartier de Kibera, monte sur les toits du Caire ou de Dakar et s’infiltre dans tous les interstices possibles, – les cours de maisons, les toits –, grâce à des dispositifs de culture bricolés mais efficaces : les agrisacs, les tours de pneus, les tables de culture etc. Parfois soutenus au départ, au nom de la lutte contre la malnutrition dans les familles les plus pauvres, par les organismes internationaux et les coopérations étatiques ou décentralisées, ces phénomènes d’autoproduction sont devenus ça et là source de revenus : plusieurs Groupements d’Intérêt économique, tenus par des femmes, se sont créés à Dakar pour vendre des légumes cultivés dans les espaces domestiques (Ba, 2007 ; Ba et al, sous presse). A Madagascar, le programme AULNA (Agriculture Urbaine Low Space no Space à Antananarivo) a été mis en place depuis 2011 dans douze quartiers défavorisés avec le soutien financier de la Région Ile–de–France et une très forte implication de la ville (Ramanidonana, comm.pers.). Une centaine de foyers sont bénéficiaires de ces dispositifs, un millier sera concerné en 2012–2013. Par ailleurs, l’ancienne « Direction des espaces verts » de la ville s’appelle désormais « Direction des espaces verts et de l’agriculture urbaine (DEVEAU) » : en cohérence avec les demandes de nombreux bénéficiaires, parmi lesquelles plusieurs associations féminines, la DEVEAU considère l’aide à la production d’aliments et le verdissement comme complémentaires. Mêmes les plus pauvres peuvent ainsi revendiquer la beauté dans la ville, et surtout lorsque le beau se mange !
Les formes émergentes de l’agriculture urbaine dans les pays industrialisés
Le retour de l’agriculture urbaine bat son plein dans les pays riches, en s’inspirant parfois des expériences menées dans le sud. En dépit de l’extension urbaine et de la mondialisation des marchés qui l’ont longtemps mise à mal, l’agriculture maraîchère professionnelle proche des villes reprend vie grâce à des formes de circuits courts en constante diversification. Dans la ville d’Almere aux Pays–Bas, la reconquête du marché urbain par l’agriculture proche fait même l’objet d’un plan de développement urbain dédié (Jansma and Visser, 2011). Décrivons de plus près la demande croissante en matière de jardins associatifs et la façon dont des formes associatives ou commerciales d’agriculture en ville en viennent à investir l’espace bâti lui–même. Moins de cinq jardins partagés à Paris, près de 80 dix ans plus tard, une centaine à Montréal, plusieurs centaines à New York : la demande des urbains en espaces à cultiver, situés pour l’essentiel dans ou à proximité des villes et y compris dans la ville dense, est en forte croissance. Initiés le plus souvent dans un but de restauration du lien social (Wegmüller et Duchemin, 2010), ils participent aussi, et de plus en plus, à l’alimentation des ménages, comme le démontrent aujourd’hui les études des agronomes et des nutritionnistes (Alaimo et al, 2008 ; Litt et al, 2011 ; Pourias et al, 2013). Les jardins partagés sont nés le plus souvent d’initiatives privées plus ou moins rapidement récupérées par la puissance publique (Baudry, 2010 ; Scapino, 2012) et revendiquent la création de paysages originaux dans les villes ou à leur périphérie, alliant la créativité personnelle des jardiniers et le respect des règlements que les gestionnaires de site s’efforcent de maintenir (Pourias et al, 2013). Dans les villes nord–américaines sinistrées par la crise automobile ou celle des subprimes , les reconquêtes agricoles se multiplient sur les espaces urbains vacants et parfois aussi en démolissant le bâti. Nées d’une urgence alimentaire dans les food desert où nombre d’américains pauvres sont privés de produits frais, ces formes agricoles nouvelles réinventent ainsi le paysage urbain. Parce que l’espace au sol se fait rare, que les sols urbains sont souvent pollués ou que certains entendent proposer aux urbains des circuits commerciaux ultra–courts, on voit fleurir aujourd’hui des formes agriculture sur le bâti (toits et murs notamment) dans les villes européennes et nord–américaines. Les objectifs associatifs ou commerciaux de ces installations se fondent sur des systèmes techniques très variés, en pleine expansion, et donnent jour à des formes très diverses de paysage. Avec ses dispositifs variés (en bandes, en bacs etc.) et ses substrats exogènes ou bien qui recyclent les produits organiques locaux, comme dans l’expérimentation sur le toit d’AgroParisTech, (Aubry, Bel et al, 2013), la culture en plein air sur les toits transforme le paysage urbain. Par des systèmes techniques hydroponiques ou associés, la culture sous serre, de son côté, vise une plus forte productivité et un étalement de la production sur toute l’année. Déjà bien implantée outre Atlantique, elle commence à s’introduire en France et s’insère dans différentes formes de distribution (paniers à des particuliers, marchés, supermarchés, etc.). L’insertion paysagère de tels dispositifs de culture en milieu urbain implique une réflexion spécifique, car l’installation de serres sur les toits peut être diversement appréciée des riverains. L’une et l’autre de ces deux formes d’agriculture urbaine se situent explicitement dans l’après pétrole qu’elles contribuent à préparer par leur dimension innovante en matière d’implication pratique de certaines catégories d’urbains à leur approvisionnement alimentaire, comme par l’évitement des coûts de transport de ces produits. Dans la foulée du mouvement des « Incredible edible » comme à Todmorden au Royaume Uni (Figure 2f), on voit aussi émerger une forme de jardinage « de rue » où les productions alimentaires à usage collectif en viennent à investir non seulement les espaces verts ou des espaces bâtis dédiés, mais la totalité de l’espace urbain.
Vegétalisation alimentaire de l’espace public à Todmorden (Royaume Uni)
Au cas où, demain, la nécessité d’une alimentation proche deviendrait incontournable, les scénarios de la Datar se déclineront alors en autant de paysages techniques : dans le cas de l’archipole , il est probable qu’une organisation forte de l’agriculture périurbaine visera l’approvisionnement des villes et que parallèlement, le bâti urbain sera largement conquis par des formes de production technologiquement avancées (serres sur les toits, fermes verticales), nécessitant des investissements lourds. Dans le scénario de l’antipole , si les investissements financiers sont limitants, on assistera à une combinaison d’établissements plus « soft » sur le bâti, de formes diverses d’autoproduction en ville et autour de la ville, et de réactivation des agricultures professionnelles de proximité. Anticipant l’après–pétrole, l’agriculture urbaine se développe ainsi au nord comme au sud. Cette agriculture interroge les diverses formes de pollutions urbaines (sols, air, eau) auxquelles elle pourrait être exposée et suscite aujourd’hui de multiples recherches. Elle alimente aussi des craintes au sujet de la possible concurrence entre l’agriculture professionnelle périurbaine et les formes d’auto production et de distribution émergeant au centre des villes denses. Du fait des formes largement dominantes de l’approvisionnement par la grande distribution mondialisée, ce sont plutôt des complémentarités que l’on voit se mettre en place dans nos pays, par exemple à Montréal (Canada) ou des accords sont passés entre producteurs intra et périurbains afin de satisfaire une clientèle qui recherche des produits locaux. Ces exemples commencent à inspirer certains producteurs en Ile–de–France : utilisant l’avidité de cultiver des urbains comme une aubaine, ils leur proposent des formations et un accompagnement technique. En termes de paysages, le développement et la diversification des formes de l’agriculture urbaine contribuent au verdissement « productif » de la ville et de sa périphérie. Ces nouveaux paysages alimentaires questionnent fortement le rôle du paysagiste professionnel formé à être prescripteur, quand il propose des aménagements paysagers, et qui va devoir se transformer en conseiller et parfois en médiateur. Des jardiniers associatifs en nombre croissant, à l’exemple de Todmorden, veulent végétaliser le bitume à Paris ou à Lyon ; d’autres modifient profondément le paysage urbain en installant des édifices agricoles productifs sur le bâti. Entre ces producteurs de paysages urbains nouveaux et les gestionnaires de la ville, services techniques et élus, mais aussi les habitants et voisins de ces jardins et autres fermes urbaines, qui peuvent ressentir de façon variée ces transformations de leurs espaces de vie, nul doute qu’une tâche nouvelle, inventive et ardue, deviendra indispensable pour que les paysages agricoles urbains de l’après–pétrole puissent pleinement remplir toutes leurs fonctions.
2 En suivant Moustier et M’Baye (1999), on appelle Agriculture Urbaine l’agriculture « localisée dans la ville ou à la périphérie de la ville, dont les produits – on ajouterait aujourd’hui les services – sont au moins en partie dirigés vers la ville et dont les ressources productives font l’objet d’un usage agricole ou urbain ouvrant la porte à des concurrences (foncier, eau..) mais aussi des complémentarités (main d’œuvre..). »
Références
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