La démocratie participative en Roumanie - Entretien avec Cristian Pîrvulescu, Doyen de la faculté des sciences politiques SNSPA de Bucarest, membre du Comité économique et social européen
Séances 2 et 3 du cours en ligne Démocratie Participative
Pierre Bauby, Mihaela Similie, 2016
Centre National de la Fonction Publique Territoriale (CNFPT)
Cette interview aborde la question de la démocratie participative en Roumanie, son développement depuis les années 1990, ainsi que son impact sur les services publics et les décisions politiques.
Où en est la participation des citoyens à la vie politique et à l’action publique en Roumanie, 25 ans après le changement de régime ?
Réponse de Cristian Pîrvulescu :
Après le communisme en Roumanie, c’était vraiment difficile de démarrer une activité civile très importante. C’était la transition. C’était difficile à l’époque parce que la tradition du mouvement social et citoyen n’existait pas. Le communisme n’a pas permis une vraie activité civique. Et voilà pourquoi tout a démarré dans la tumultueuse année 90.
C’était difficile parce que la société civile roumaine comme d’ailleurs dans d’autres pays de l’Europe centrale et de l’Est, s’est construite contre le gouvernement et contre l’État. A cause de la continuité politique entre l’ancien communiste et le néo-communiste. Les partis post-communistes ont gagné, par exemple en Roumanie et en Bulgarie, les élections après la chute du communisme parce que la société civile s’est construite comme cela, parce que les organisations civiques ont été des organisations de protestations, et l’action publique s’est construite un peu en deux temps. C’était une action publique étatique qui était centralisée dans la tradition de l’État unitaire puis de l’État communiste, et une autre action publique locale plus décentralisée et plus vers la collaboration avec les associations civiques.
Le mouvement syndical a été aussi vraiment très actif au début des années 90. Ils ont contribué à la définition d’un espace public pour débattre et pour construire des politiques publiques avec la participation des citoyens organisés. Chez nous, avant Internet, la révolution Internet et Facebook, c’était presque incompréhensible de discuter d’une action publique individualisée. C’était une action publique toujours coordonnée par des organisations, des organisations syndicales ou des organisations civiques à la fois.
L’intervention de la société civile est-elle plus acceptée et même souhaitée par les autorités publiques ?
Réponse de Cristian Pîrvulescu :
L’action des ONG (Organisations Non Gouvernementale) par exemple est acceptée. Il y a une différence en Roumanie entre les ONG et les organisations syndicales. Les organisations syndicales sont très bien organisées. Les politiques de privatisation ont détruit le mouvement syndical roumain. Ce n’était pas le cas avec les ONG qui sont restées vraiment très dynamiques, probablement parce qu’ils ont été obligés de chercher des financements. Elles ont toujours été plus dynamiques que les syndicats, les organisations syndicales.
Et voilà pourquoi après les premières années de transitions, les organisations gouvernementales ont organisé des coalitions. Des coalitions thématiques, coalitions pour la démocratie, pour des élections, pour l’écologie et d’autres coalitions comme cela. Ces types de coalition ont la capacité de négocier avec l’autorité publique. Ils ont négocié pour rétablir des politiques publiques spécifiques, des politiques publiques pour l’éducation culturelle, agricole, etc. C’est-à-dire que cette coopération entre les agents du pouvoir public et la société civile s’est développée beaucoup en Roumanie, et même en ce qui concerne les réfugiés par exemple. Ce scandale concernant les réfugiés de Syrie et d’autres pays en guerre a été reconstruit par les associations après un appel qui a été accepté par le gouvernement, et des mécanismes de participation de la société civile pour gérer cette question-là ont été établis. C’est vrai qu’en Roumanie, nous n’avons pas la grande difficulté de l’Italie, de la Grèce ou de la Hongrie en ce qui concerne les réfugiés, mais c’était déjà une ouverture très importante pour un gouvernement qui était au début vraiment contre, qui a rejeté l’idée d’avoir par exemple des quotas obligatoires en ce qui concerne les réfugiés et d’autres idées comme cela.
Ils sont ouverts, mais ils sont ouverts seulement si les ONG sont capables de réagir. Il n’y a pas de mécanisme automatique pour la coopération. Il faut toujours réagir pour obliger les autorités à accepter des réactions. C’est toujours l’opinion publique qui va arbitrer entre les ONG, la société civile et le gouvernement et l’agent du pouvoir local.
Vous avez créé et présidé une association, « Pro Democratia », qui a marqué l’histoire des dernières années en Roumanie. Comment avez-vous contribué aux changements ?
Réponse de Cristian Pîrvulescu :
Nous avons contribué au changement constitutionnel en 2003 parce que nous avons collaboré avec le parlement à l’époque pour organiser le forum constitutionnel des débats entre les politiques et la société civile, débats délocalisés en Roumanie. Nous avons pour objectifs, en tant qu’association, de modifier quelques articles de la constitution roumaine, et nous avons aussi créé des mécanismes pour que les ONG organisées en coalition puissent modifier aussi d’autres articles. Je crois qu’à la fin nous avons réussi à démocratiser la constitution roumaine. En ce qui concerne la réforme électorale, notre organisation a été celle qui a proposé un système électoral. C’était un peu risqué parce que nous avions le leadership de cette réforme et, au moment où les problèmes sont apparus, les politiques disaient que c’était la responsabilité de l’association et pas du tout la responsabilité des organisations politiques et acteurs politiques. Mais comme expérience associative, c’était vraiment une expérience très intéressante et nous avons réformé le système électoral. C’est vrai que depuis, les politiques ont changé la loi dans leur intérêt, mais c’est toujours comme cela. Il faut accepter que nous puissions démarrer le processus et que nous ne pouvons pas ensuite contrôler. Mais déjà, l’ouverture était très importante à l’époque et je croyais, et je crois encore que pour réformer une société de manière très importante, il faut réformer les règles. Le système électoral, c’est une de ces règles très importante parce que le système électoral qui n’est pas du tout bien compris par l’opinion publique, a un rôle très important pour stabiliser le système politique. Et si nous voulons changer quelque chose, il faut changer le système électoral dans les premières phases.
Au niveau local, des services publics locaux, quelles sont les activités d’ONG, d’associations pour promouvoir de nouvelles politiques ?
Réponse de Cristian Pîrvulescu :
La Roumanie est un pays qui est un peu spécial parce que le milieu rural est très important. Il représente presque la moitié de la population roumaine et presque la moitié de l’économie roumaine aussi. C’est plus important que dans d’autres pays de l’Union européenne. Voilà pourquoi les expériences associatives sont très importantes, pas du tout dans le milieu rural, mais surtout dans la zone urbaine et surtout dans les grandes villes comme Bucarest, Cluj, Iasi et Timisoara. C’est-à-dire que nous avons de bonnes expériences en ce qui concerne la participation de la société civile dans les grandes villes.
Nous avons des expériences aussi très intéressantes en ce qui concerne les villes moyennes, mais pas du tout de bonne expérience en ce qui concerne les villages. C’est vrai que l’administration locale des partis politiques, les branches locales des partis politiques ont très bien compris le rôle de la société civile. Ils ont créé une société civile parallèle qui est dirigée par les secteurs politiques, et pas du tout par les citoyens. Cela existe et c’est très influent dans les petites villes et dans les villages. Une autre caractéristique en Roumanie, c’est la forte présence de l’église dans l’espace associatif. Les associations religieuses ont la capacité de mobiliser une grande partie de la population, et de gagner beaucoup de ressources financières. C’est une autre différence, mais la religion orthodoxe n’est pas une religion très participative. C’est une religion classique et l’église est vraiment très centralisée et cela n’aide pas du tout au développement de la participation publique, seulement à gagner de l’argent pour des projets de petite envergure au niveau local.
Quelles sont les formes ou les expériences de co-production de l’action publique auxquelles participent les acteurs et la société civile ?
Réponse de Cristian Pîrvulescu :
Il y a des expériences intéressantes en ce qui concerne la participation de la société civile en ce qui concerne les services médicaux. Par exemple, une association qui est bien connue est la célèbre association de Roumanie SMURD. C’est une association et à la fois un service public d’urgence, de médecine d’urgence, créée par un médecin qui provient de Palestine et qui s’appelle Arafat, comme l’ancien leader de l’OLP, l’Organisation pour la libération de la Palestine. Ce médecin est très connu et il est très apprécié, et son service est vraiment un service très utile. Nous n’avons pas d’expériences semblables en ce qui concerne l’éducation.
C’est vrai qu’en ce qui concerne l’éducation, le secteur privé gagne par rapport au secteur public. C’est vrai que le secteur public est encore important en ce qui concerne l’école, mais, depuis quelques années, le secteur privé est très dynamique et est préféré par beaucoup de jeunes familles. Nous pouvons dire la même chose en ce qui concerne la santé. C’est comme en Amérique si vous voulez, pour les catégories qui ne sont pas du tout bien situées, pour les pauvres, il y a l’école publique et le service public de santé. Pour les autres, c’est le privé.
C’est un risque démocratique très important parce que la démocratie signifie égalité de traitement. Et l’égalité de traitement n’existe malheureusement plus en Roumanie. Elle a existé même si on peut se poser la question à savoir si le communisme a créé une vraie égalité de traitement en Roumanie, mais c’est un autre problème.
Quels sont les rapports entre public et privé dans des domaines comme l’énergie ou les télécommunications dans lesquels il y a eu beaucoup de privatisations ?
Réponse de Cristian Pîrvulescu :
On parle de privatiser la Poste en Roumanie comme en France ou comme en Belgique. Il n’y a pas de réaction très importante contre cette privatisation. Même les syndicats ne sont pas très actifs, en ce qui concerne ce sujet. En ce qui concerne déjà l’énergie, presque tous les services ont été privatisés depuis longtemps. En ce qui concerne l’exploitation pétrolière en Roumanie, elle est déjà privatisée. Elle est contrôlée par les Autrichiens OMV. En ce qui concerne le gaz, c’est vrai que le gaz naturel est contrôlé par une entreprise d’État, mais la Roumanie dépend beaucoup du gaz russe.
En ce qui concerne la téléphonie, elle est privatisée déjà depuis des décennies, vingt années. La téléphonie mobile comme d’ailleurs partout dans le monde est privatisée, c’est-à-dire la distribution d’électricité privée et pas du tout la production de l’énergie électrique. La production de l’énergie électrique est encore contrôlée par l’État, mais probablement dans quelques années, même la production d’énergie va être privatisée.
La Roumanie est un exemple de privatisation, mais est-ce que cette privatisation est efficace ? C’est vraiment très difficile de le dire. La Roumanie est un pays qui a accepté sans beaucoup de bruits cette politique de privatisation qui a détruit le secteur public et qui a détruit le débat public. Nous n’avons pas un vrai débat public parce que presque tout est privatisé. Par exemple, les médias sont contrôlés par le privé. Nous avons une petite télévision publique qui n’a aucune audience, et une radio publique qui n’est pas du tout écoutée. C’est-à-dire que nous n’avons pas un vrai débat public, mais seulement des débats privés parallèles.
Est-ce que ce modèle américain peut contribuer au développement de la démocratie en Roumanie ? C’est difficile à dire. Apparemment, oui, mais pas beaucoup parce que la société roumaine va être manipulable, parce que la masse média est contrôlée par le privé. Il n’existe plus de médiateur public en ce qui concerne l’opinion publique, de média public.
Y a-t-il une plus grande ou une meilleure participation des usagers ou des citoyens dans les services qui ont été privatisés ?
Réponse de Cristian Pîrvulescu :
Non, en Roumanie, nous n’avons pas cette tradition de l’usager. Oui, c’est vrai en ce qui concerne la téléphonie, par exemple. En ce qui concerne la téléphonie, il existe une pression très importante des utilisateurs pour obliger le patronat à offrir des services de bonne qualité.
En ce qui concerne, par exemple, la distribution d’eau potable, qui d’ailleurs est contrôlée par une multinationale d’origine française, la qualité de l’eau n’est pas très bonne à Bucarest par exemple, mais les réactions ne sont pas du tout importantes. Les usagers n’ont pas protesté et ne sont pas organisés. Nous n’avons pas la tradition des organisations de consommateurs qui travaillent beaucoup. Ils sont plutôt formels. Ils sont contrôlés par le gouvernement et ne sont pas très orientés sur la protestation. Ils n’assurent pas une participation réelle des citoyens aux problèmes publics. Même si c’est une administration privée, le problème reste public. C’est-à-dire qu’il y a beaucoup de changement en ce qui concerne cette participation. A mon avis, cette privatisation n’aide pas du tout ce débat public parce que les institutions privatisées, les autorités privatisées ne sont pas du tout intéressées à développer une participation réelle. Il faut dire aussi que déjà la lutte contre la corruption en Roumanie a fait beaucoup de progrès et elle a aidé par exemple les citoyens de réagir en ce qui concerne le service public. Par exemple en ce qui concerne la distribution d’eau potable, le DNA, la Direction nationale anti-corruption, a déjà inquiété et arrêté quelques représentants des entreprises privées qui ont proposé des services pas très fiables aux citoyens.
Quand on regarde la situation, on constate que pour que la participation puisse se développer, il faut en quelque sorte l’imposer ?
Réponse de Cristian Pîrvulescu :
Oui, il faut l’imposer. Il faut éduquer le public pour une participation ou une protestation. Il faut dire aussi que les gens sont plus actifs s’ils restent en Roumanie parce que presque 4 000 000 de Roumains ont préféré partir de Roumanie dans des pays comme l’Italie et l’Espagne, en millions en Italie et en millions en Espagne et les autres dans l’Europe de l’Ouest. Pourquoi ? Parce que les conditions économiques, sociales et politiques ne sont pas du tout favorables en Roumanie.
Dès 2010, nous avons notre petit mouvement d’Indignés qui a contribué à faire basculer un gouvernement, gouvernement qui a proposé des politiques d’austérité en Roumanie en 2010 et puis qui a bloqué des affaires pas du tout écologiques. C’était un mouvement avec des succès en 2012 et en 2013 importants, et qui a démontré que la jeune génération est capable de se mobiliser, mais il faut encore travailler en ce qui concerne la concertation des organisations pour influencer d’une manière stable le gouvernement et les autorités locales.
Il y a aussi des bonnes et des mauvaises expériences. Par exemple en ce qui concerne la municipalité de Bucarest, il y a quelques années, en 2011, une négociation a eu lieu entre des organisations qui ont lutté pour conserver la tradition architecturale de Bucarest. La mairie de Bucarest voulait moderniser le centre-ville. Les organisations n’ont pas très bien compris la stratégie des autres organisations mais ont gagné dans la première phase la guerre avec la municipalité. Et puis, la municipalité a profité de la faible concertation entre les organisations et a réussi à faire démolir de beaux bâtiments dans le centre-ville de Bucarest parce qu’il n’y a pas une culture de collaboration et de concertation entre les ONG roumaines. C’est encore quelque chose qui doit être développé en Roumanie. Je crois que la jeune génération est capable de se mobiliser.
Peut-on dire en conclusion que la participation est en construction, qu’il y a des dynamiques qui se développent, mais en même temps qu’elle est à conquérir ?
Réponse de Cristian Pîrvulescu :
Oui, c’est vrai parce que chaque génération fait ses propres expériences démocratiques. Au début de la transition dans les années 90, c’était l’époque des grandes manifestations publiques et de pressions publiques très importantes. Il y a eu ensuite l’époque du changement législatif et constitutionnel. Maintenant, c’est un autre moment. C’est le moment de mouvements démocratiques plus concentrés, plus pratiques et je crois que la participation doit se développer en Roumanie même dans le milieu rural, dans la campagne parce que déjà les échanges entre la Roumanie et l’Europe sont assez importants pour que la Roumanie bouge.