Le territoire saisi par le droit

Atelier des territoires, session 6 : par Vincent Aubelle, Spécialiste de la décentralisation, professeur associé au sein du département Génie urbain de l’université de Paris-Est

Anne-Solange Muis, marzo 2020

Le territoire est une notion floue utilisée par le politique pour désigner à la fois un zonage, une structure qui couvre une zone, et une réalité géographique. Pour le juriste, le territoire est une communauté d’hommes, qui dispose de prérogatives de puissance publique avec une limite qui fixe un dedans et un dehors sur lequel le droit va s’appliquer. Or le territoire possède une réalité géographique mouvante qui pose question au juriste qui doit gérer cette tension entre les territoires du point de vue du droit, et l’espace vécu par une population. La vision du territoire du juriste est empreinte d’une vision organique qui raisonne sur les structures et non sur les usages. Le cas de la Métropole de Lyon montre bien ces contradictions entre le territoire métropolitain et la réalité des liens avec les communes avoisinantes.

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Interview de Vincent Aubelle

Introduction

Vincent Aubelle est professeur associé à l’Université de Marne-la-Vallée, Gustave Eiffel, il est consultant et psychanalyste. Il a écrit de nombreux ouvrages dont La loi sur le divan paru aux éditions Berger-Levrault en 2019, le Dictionnaire de la décentralisation chez Berger-Levrault en 2017 et bien d’autres. Cela m’intéressait de faire intervenir un spécialiste qui puisse mêler la réflexion juridique et la réflexion territoriale. Cela pose plein de questions politiques, et celle qui m’intéresse en particulier est celle de la délimitation de certains territoires, car un territoire advient, il n’est pas donné économiquement, géographiquement, administrativement ou écologiquement parlant.

Conférence

Je travaille beaucoup sur la question de la décentralisation avec comme approche récurrente les transferts de compétences d’une part, et la question de la « bonne maille » du territoire d’autre part, où le juriste essaie de rechercher l’échelle adéquate qui n’est pas forcément celle du géographe.

Le territoire politique

Le territoire aujourd’hui, du point du juriste et politique, est le mot qui permet de parler de tout dès qu’il y a une question posée. Si je me réfère à la Conférence de presse d’E. Macron en avril 2019, il a utilisé le terme de territoire 9 fois dans son discours et les définitions qu’il a apportées du territoire sont toutes différentes. Tour à tour, il a utilisé le territoire comme un zonage (pour la politique de la ville), terme important pour le juriste car cela marque un dedans et un dehors, il a parlé des territoires sous l’angle des structures intercommunales quand il a fait référence aux métropoles, et il a parlé des territoires ruraux. En utilisant le même mot « territoire », nous avons à la fois un zonage, une structure qui couvre une zone, et une réalité géographique.

Le territoire juridique

Le mot territoire, doit déjà être défini sous l’angle du juriste. Pour arriver à cela, je suis reparti des publications de Raymond Carré de Malberg qui détermine l’État comme une communauté d’hommes, qui dispose de prérogatives de puissance publique _et notamment le découpage des régions ; et l’État n’existe pas sans territoire. Même le Vatican a un territoire. La question du territoire pose la question de la frontière qui pour le juriste est important, mais binaire. La limite du territoire fixe un dedans et un dehors.

Le territoire sous l’angle des collectivités

Certaines collectivités ont été construites par l’État. Certaines résultent d’un maillage territorial qui est celui de la commune. Les communes ne sont pas issues de la Révolution Française comme le pensent certains. Le Révolutionnaire a créé des municipalités dans chaque bourg, paroisse, villages, etc. En 1789 les limites du territoire ne sont pas celles encore des communes que l’on connaît et dont la terminologie n’apparaît qu’en 1793. En réalité, ces communes sont intimement liées à l’histoire de l’Église et de la paroisse qui est liée elle-même aux cimetières. L’Église Romaine s’est occupée de ces limites à travers le Concile de 30 où chaque Évêque devait délimiter ses paroisses par le cimetière qui associait la communauté des croyants. Il y a donc, dans la notion de commune, un enchâssement entre le monde des vivants et celui des morts.

Quand on regarde les actions entreprises aujourd’hui, on constate que les paroisses sont déterritorialisées et pour reprendre la formule de Julien Benda : « c’est la revanche de l’abstrait sur le concret » où le Révolutionnaire a cherché à rendre les choses justes pour tous.

Le juriste confronté à la réalité territoriale

Le territoire est limité pour le juriste or le territoire possède une réalité géographique mouvante et le juriste doit gérer la question de la tension entre les territoires et l’espace. La vision du territoire du juriste est empreinte d’une vision organique qui raisonne sur les structures. Par exemple, sur les 23 métropoles françaises. Quand le juriste se pique de géographie, Brest devient une métropole. La ville a souhaité devenir une métropole afin de ne pas être complètement excentrée par rapport à la préfecture de Région (Rennes), et d’exister par rapport à la Région et l’État.

Tour a été classée Métropole, et par la force des choses et de l’histoire, Orléans est également devenue une Métropole. On a donc deux Métropoles à 80 km de distance. La réflexion s’est faite non pas à partir de l’espace, mais à partir de la délimitation juridique. Le 3e exemple est Paris qui est la seule Métropole au monde à compter un aéroport de dimension mondiale qui ne fait pas partie du périmètre de la métropole. Le Grand Paris, s’occupe de la politique du logement alors que la politique du transport est la compétence de la Région. La réalité du territoire est une division par le juriste des compétences en contradiction avec l’espace. Par exemple, la Région Rhône-Alpes qui est divisée avec ses 12 départements, comprend Lyon, une métropole avec un statut particulier, reprenant le territoire de la communauté urbaine créée en 1966, sans avoir revu les frontières géographiques de l’ancienne CU. Les territoires de Lyon pourraient être définis par l’ensemble des outils territoriaux : les SCOT, les Pôles métropolitain, l’aire urbaine, le bassin de vie, etc. L’ouvrage de Curnonsky, « Prince des gastronomes », a écrit : « Lyon, capitale mondiale de la gastronomie » et explique que cette ville est reliée à tout son arrière-pays et dispose de ressources locales importantes. Elle vit par le lien et l’ouverture avec ses territoires alentour. Une autre réalité intéressante est qu’en croisant les résultats électoraux avec les moyennes politiques nationales, deux partis sont majoritaires : la République en Marche et le Rassemblement Populaire. Si je prends la France Insoumise, sur les 1500 communes de l’Ain, de la Loire, du Rhône et de l’Isère, la FI n’est en tête dans aucune commune, la REM est en tête dans 440 communes et le RN dans 960 communes. En réalité, cela signifie que la métropole de Lyon est enfermée dans une citadelle avec ses 59 communes, ses services, ses transports, etc., et à l’extérieur ce sont des territoires avec des problèmes de déplacement, de services, de logements, etc. Or, le juriste avec son tropisme organique ne peut résoudre ces problèmes. Quand j’ai rencontré le président de Région de l’Allier, il me confiait que son territoire ne pouvait pas s’en sortir face à la métropole de Clermont-Ferrand. J’ai donc recherché sa richesse fiscale et j’ai constaté que le département de l’Allier disposait de 40 000 habitants de plus que la métropole de Clermont-Ferrand, donc en termes de population, il y a tout ce qu’il faut ; et la richesse économique (CFE et taxe professionnelle) est à quelques millions près la même. Donc l’Allier n’est pas pauvre, mais comme la richesse est désagrégée sur l’ensemble du territoire, c’est ce qui complique la situation. C’est la division qui fait qu’ils ont du mal à s’en sortir. C’est une forme d’organisation des territoires différentes qui doit être trouvée, avec des périmètres autres.

Comment revenir à l’espace ?

Le principe serait de sortir de la vision organique pour revenir à l’approche matérielle. Repartons des politiques, des besoins et réalités à affronter, et des échelles de proximité : les usages proches de chez soi, les usages des bassins de vie et ceux qui sont faits au-delà. Quand on repart des politiques et qu’on considère que les structures n’en sont qu’une conséquence, on s’aperçoit que la contradiction entre l’espace et le territoire n’existe plus, car il existe des espaces vastes sur lesquels on doit gérer des réalités géographiques, comme par exemple les Plans Climat (PCAET). De la même façon, la question des transports ne peut être pensée sur un territoire restreint puisque le territoire des déplacements est avec tout l’arrière-pays.

Il faut fixer donc des limites très vastes pour l’ensemble des compétences territoriales.

Pour conclure

Il faut sortir de cet accaparement de la géographie par le juriste et que le géographe réinvestisse la question du droit. Le juriste n’attend pas que le géographe lui donne des clés pour faire les lois, mais il faut remettre au centre la question de la géographie et de l’espace.

Échanges avec la salle

L’exemple de Lyon est intéressant car c’est cette ville qui a servi de modèle à la Métropole. Quand on parlait de l’Ile de France à l’étranger, les gens étaient intéressés par cette échelle. Lyon a servi d’exemple. Est-ce qu’on définit une métropole par des seuils de population ? Non pas forcément, plutôt par des fonctions, alors qu’il y a des dynamiques de fonctionnement qui n’ont pas été prises en compte. On voit bien que dans les définitions données par le juriste, il s’agit bien de gérer.

Dans les années 60, il y avait des choses intéressantes dans les travaux de Jean Hautreux et Michel Rochefort pour la DATAR qui ont écrit sur la notion de métropole d’équilibre en raisonnant sur les fonctions. Par ailleurs, Serge Antoine a écrit également plusieurs articles sur les outils utilisés pour la réflexion. Concernant Lyon, il s’agit de Collomb et Mercier qui se sont opposés à l’époque, et Collomb a souhaité faire de Lyon un modèle ; mais jamais ils ne se sont posé la question de la géographie. Il n’y a pas de territoires sans hommes.

Ils ont divisé le territoire de la métropole lyonnaise en 14 circonscriptions qui ne sont pas les mêmes que les circonscriptions municipales. Pourquoi ? Collomb voulait garder une majorité et il a divisé le territoire de la métropole, or il n’existe pas de communauté politique métropolitaine, alors qu’on pourrait faire un scrutin unique pour toute la métropole.

Les habitants ne comprennent pas aujourd’hui ce qu’est une métropole.

La géographe que je suis est très intéressée par le retour de la géographie. La dernière réforme territoriale ramène à 13 régions, est-ce le juriste qui a déterminé les limites de ce découpage en ignorant totalement la géographie ? Comment peut-on se sentir appartenir à des régions hors-limites ? je trouve que ce nouveau découpage a dévoyé une cohérence géographique.

Jacques Lévy dit « le fait régional n’existera que quand les populations se seront approprié les régions », et il a raison. Or le problème de fond est de savoir quelles compétences ont met dans les régions. Ce qui s’est passé c’est que les choses se sont faites au téléphone, entre le Président de la République et les Présidents de Région et tout s’est fait dans un rapport de force. En outre, cela aurait été une belle occasion pour le géographe de s’inviter au débat.

Sur la décentralisation, je vous renvoie à la note suivante : « Pour une nouvelle décentralisation de la République » consultable sur jean-jaures.org/nos-productions/pour-une-nouvelle-decentralisation-de-la-republique

Nous sommes partis de la devise républicaine : « Liberté, égalité, fraternité » pour concevoir une décentralisation qui la respecte. Si je prends l’égalité par exemple. L’erreur que l’on fait aujourd’hui c’est de vouloir mettre toutes les compétences dans telle ou telle catégorie de collectivités, alors que pour l’usager ce n’est pas la préoccupation. La question que nous nous sommes posé est de savoir : quelles sont les politiques publiques indispensables pour lesquelles il faut avoir une égalité citoyenne ? Or, cette réflexion n’est plus faite aujourd’hui. Cette réflexion induit une réflexion sur la fraternité. Par ailleurs, la liberté est de dire qu’il faut que les compétences aient lieu sur un territoire, peu importe quelle structure les porte.

Dans « Mesure et démesure » qui vient de paraître au CNRS, j’ai écrit tout un chapitre sur le régionalisme, et il y a dans les années 1962 à 70 une trentaine d’ouvrages programmatiques qui sont très intéressants et font écho au livre de Jean-Charles Le Bras de 1911, Régionalisme qui montrait que de la fin de l’Empire jusqu’à 1911 il y avait eu une trentaine de propositions de découpage régional. Les motifs étaient de se démarquer de Paris, et le deuxième motif c’était la langue. Mistral a eu le prix Nobel de littérature. Dans les années 1960 la dimension linguistique était encore très présente et les gens revendiquaient cet aspect ; ce qui a peu été mis en avant lors de la récente réforme territoriale.

Pierre Foncin a écrit Les pays de France : projet de fédéralisme administratif en 1898 (A. Colin) dans lequel il reprend département par département, et il reprend l’organisation économique des territoires pour instituer deux niveaux : les Pays et les Régions en supprimant les Départements. C’est une vieille réflexion sur laquelle s’est ajoutée en 1960 la pensée coloniale.

Sur la question du territoire au sens de la géographie et de l’espace, cela n’est par exemple jamais enseigné à l’ENA. C’est une acculturation qui explique beaucoup de choses.

Les Pays, les provinces se sont constitué autrefois à partir de la géographie : des vallées, des plaines, des zones d’habitats, etc. Et cela n’est plus transmis. Comment réintroduire cela ? Est-ce dans l’enseignement ou dans les politiques publiques ?

Effectivement, la construction de ces territoires est liée à la géographie et à l’histoire, et au moment de la Révolution Française, il y a eu la volonté d’unifier ces territoires. Si je reprends l’exemple de Lyon entourée de collines et de deux fleuves. La Bourgogne s’arrêtait au niveau des collines ; et à droite du Rhône, c’était l’Isère. Toute l’histoire de la ville de Lyon depuis deux siècles cherche à regagner du territoire car elle manquait d’espace.

Pour introduire cette réflexion, effectivement, il faut réintroduire les enseignements transversaux, philosophiques et géographiques.

Ecouter l’enregistrement de l’atelier

Le territoire saisi par le droit