Les territoires de l’architecture
Atelier des Territoires : 2ème session par Philippe Madec, architecte, écrivain
Anne-Solange Muis, enero 2019
Il y a une différence fondamentale entre l’architecture et les bâtiments. Il est possible de faire de l’architecture sans construire, simplement en déplacement de la matière, tout comme il est possible de construire sans pour autant faire de l’architecture. C’est pourquoi, l’architecture doit être vue comme une consolation et non pas comme une construction. Pour que, dans le rythme de la vie, nous puissions rester humain, il est indispensable de se confier à l’architecture. C’est dans cette confiance, cet abandon que se réalise la consolation. Ce qui fait la différence entre le bâtiment et l’architecture, c’est donc la bienveillance.
L’architecture fait territoire quand elle rencontre la nature et la culture. Dans chacun des mondes des cultures se créent et sont l’expression de la rencontre entre une société et un contexte ; une société et un climat dans lesquels se déploie l’architecture, capable d’organiser l’être là d’une société. La culture, selon Paul Ricoeur, est une figure historique cohérente. C’est la capacité de reconnaître une figure, de la dire, et d’entendre sa cohérence qui fait histoire, qui fait culture.
La part de nature, dans le travail de l’architecte, est le vivant. L’air, la lumière, la chaleur, les végétaux, tout ce qui pousse, qui ont été oubliés par la machine avant qu’on ne reconnaisse qu’ils sont les éléments fondamentaux de l’architecture.
Dans Le coyote, le petit renard, le geai et le pou (1992), le coyote arrive sur la terre, rencontre le petit renard, et trouvant que la vie est difficile seul, il lui propose de vivre ensemble. Puis ils rencontrent le geai, et le pou, et décident ensemble de construire une habitation. L’architecture n’est pas le fait de construire mais de se rencontrer et de se mettre d’accord. L’architecte naît de ce qui précède. Là se construit alors le territoire au sens de l’habiter et pas forcément au sens de l’architecture.
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Thierry Paquot introduit Philippe Madec
Philippe Madec n’est pas seulement écrivain, auteur, il est aussi un grand lecteur. Je vais lire un extrait d’un de ses textes : « Dans les élégies de Friedrich Hölderlin il y a ce passage du poème Pain et vin : « La ville autour de nous s’endort. La rue illuminée accueille le silence, Et le bruit des voitures avec l’éclat des torches s’éloigne et meurt. … Dans le cœur de la nuit, une mesure est là toujours, commune à tous, et chacun cependant reçoit en propre son destin ». C’est tout à fait Philippe et son œuvre écrite. Déjà à ses débuts, il évoque l’architecture comme élément de pacification. La paix est une donnée fondamentale de l’architecture. On pourrait penser que c’est lié à une architecture en guerre qui exige une approche architecturale pacifique, mais l’architecture n’est pas toujours une architecture qui vise à la pacification ; c’est-à-dire à la capacité de permettre la présence. Un autre terme important est peu utilisé, c’est le mot de « bienveillance », un beau terme qui se rapproche de « chérissement ». La thématique qui nous réunit ici c’est le thème du territoire ; un mot fétiche de la pensée de Pierre Calame, un terme dévalorisé et qui revient ardûment dans les discours et les sciences humaines. Il nous semblait indispensable de consacrer une séance également avec le terme architecture et le terme territoire ; non pas seulement pour évoquer une architecture territorialisée, régionale, mais également pour évoquer l’architecte dans sa pratique régulière, ses réalisations localisées, dans lesquelles il y a une approche territoriale.
Conférence
Philippe Madec : je teste avec joie l’idée de faire sans support et sans image pour laisser passer la pensée. Je vais revenir sur le titre de mon intervention : « Les territoires de l’architecture ».
L’architecture n’est pas synonyme de construction
Je pense que nous ne pouvons pas parler des territoires de l’architecture sans questionner au préalable ce qu’est l’architecture. Kenneth Frampton est un professeur d’architecture qui m’a beaucoup inspiré. Quand je faisais mes études, je suis allé écouter une de ses conférences publiée plus tard par Françoise Choay dans Le sens de la ville, où Frampton dit une chose qui m’avait profondément aidée : « Il n’y a pas de théorie contemporaine capable de faire la part entre l’architecture et le bâtiment ». Alors de quoi parle -t-on quand on parle de territoires ? De ceux des bâtiments ou de ceux de l’architecture ? Il y a une différence fondamentale entre les deux, et il est possible de faire de l’architecture sans construire, simplement en déplacement de la matière, et ce n’est pas non plus parce qu’on construit qu’on fait de l’architecture. A l’époque, je rédigeais mon premier livre sur Etienne-Louis Boullee, qui a écrit dans son essai sur l’art, quelques phrases restées connues : « Penser que l’architecture c’est l’art de bâtir, c’est confondre les faits et la cause et prendre les faits pour la cause ». Effectivement, l’architecture peut mener au fait de bâtir, mais les deux ne sont pas liés. C’est là, que la notion de paix revient.
L’architecture, une consolation
Dans un ouvrage de 2012 (L’architecture et la paix : éventuellement une consolation), j’ai proposé que l’on définisse l’architecture comme une consolation et non pas comme une construction en résumant le tandem de la façon suivante : « construction/destruction associée à consolation/désolation ». Pour que dans le rythme de la vie nous continuions à être humain, il est indispensable de se confier à l’architecture. C’est dans cette confiance, cet abandon à l’architecture que se réalise la consolation. Si je devais l’exprimer avec une image, je reprendrais celle où le soir, nous rentrons chez-nous, on s’abandonne contre un mur, on se défait de ce qui nous encombre, et le lendemain on redevient humain. Pour moi, l’architecture est de cet ordre-là. Elle existe pour que nous continuions à être et que nous nous accomplissions.
Pourquoi le mur est une architecture et non un morceau de bâtiment ?
Dans cette restriction de l’architecture à l’acte de construire, il y a quelque chose de l’ordre de la classe de l’architecte. On confond beaucoup l’architecture avec l’activité de l’architecte où l’on pense qu’il n’y a que les architectes qui font de l’architecture ; or le simple fait d’installer une structure quelque part c’est déjà de l’architecture et il n’y a pas besoin d’être architecte pour y parvenir. Comme les architectes sont arrivés à bâtir et qu’on considère que les architectes savent faire de l’architecture, alors on a tendance à résumer l’architecture au bâtiment. Mon sentiment est que les architectes poursuivent un projet collectif de la conscience qui est l’architecture et que c’est l’architecture qui fait les architectes et non l’inverse. C’est ce qui nous emporte, c’est cette consolation fondatrice qui génère le besoin d’architecte et non l’inverse. Il y a de magnifiques architectures sans architectes, et qui sont heureuses. Ce qui fait la différence entre le bâtiment et l’architecture, c’est la bienveillance.
L’architecture bienveillante
L’architecture est une installation de la vie par une matière disposée avec bienveillance. Installation, vie, matière, disposée, dont on dispose et que l’on dispose, et la bienveillance qui fait la différence entre un bâtiment et une architecture. Cette définition est la mienne, celle que j’utilise dans l’Atelier Philippe Madec qui nous fait travailler. Ce que nous avons vu avec Chris Younès, Benoît Goetz dans L’indéfinition de l’architecture, c’est que toutes les définitions de l’architecture sont vraies et utiles et il faut examiner les conditions dans lesquelles elles se déploient.
C’est pourquoi, pour moi, les territoires de l’architecture c’est le monde. Là où l’architecture est c’est dans sa capacité à être au monde et à participer à ceux-ci, car les mondes sont au pluriel.
Comment l’architecture œuvre dans ces mondes ?
Dans la rencontre entre l’architecture et la nature. Dans chacun des mondes des cultures se créent et sont essentiellement l’expression de la rencontre entre une société et un contexte ; une société et un climat et c’est dans ce contexte que l’architecture se déploie, est capable d’organiser l’être là d’une société. Cela ne fait pas forcément bâtiment mais cela pose le temps. On n’attend pas de l’architecte qu’il ralentisse le monde pour se sentir consolé, mais sans doute que c’est au cœur de notre histoire que d’être capable de faire ressortir, dans notre action, ce moment de la grande consolation.
Je suis breton et je sais singulièrement la puissance de la relation entre la nature et la culture. Je le sais de notre capacité à vivre ensemble heureux et de notre capacité à résister à la force de la nature, et c’est dans cette rencontre que tout ce que nous sommes amenés à faire trouve une grande partie de nos réalisations. Je reste avec l’idée de la culture selon Paul Ricoeur, c’est une figure historique cohérente. C’est la capacité de reconnaître une figure, de la dire, et d’entendre sa cohérence est probablement ce qui fait histoire, ce qui fait culture.
Quelle est la nature avec laquelle on vient travailler ?
La part de nature dans notre travail est le vivant. L’air, la lumière, la chaleur, les végétaux, tout ce qui pousse, est là à profusion et que nous n’avons pas fait passer par la machine pour reconnaître qu’ils sont les éléments de l’architecture.
On nous a coupé de notre relation à la nature et au cosmos et c’est pourtant là que l’architecture se pense. C’est ce que les modernes ont oublié et c’est ce contre quoi nous devons nous battre aujourd’hui. Je suis héritier et un amoureux des modernes que j’ai découvert à Paris. Mais on ne peut plus être moderne et il faut faire le deuil de cette époque. Mais qu’est-ce qu’on en garde ? Je dirai l’abstraction qui est de l’art comme expression de la pensée et un rapport au monde poétique ; l’émancipation qui est une vertu que les modernes nous ont amené ; et l’espace moderne dont la conception n’a jamais été réellement mis en œuvre. Il y a néanmoins une chose qu’on ne peut plus garder de cette époque, c’est la conception machiniste du monde qui nous a déconstruit notre relation historique à la nature. On sait bien que tout cela est notre catastrophe. Cette façon d’avoir une confiance infinie dans la machine ne doit plus exister. Quand on accepte de s’interroger à chaque projet sur la relation nature et culture, nous sommes dans un contexte d’une richesse infinie. La seule chose qui nous est universelle c’est la différence, la particularité, qu’il faut rechercher dans chaque lieu, dans chaque figure historique cohérente. Alors, on ne peut pas faire deux fois la même chose, jamais. C’est presque une position paresseuse que de laisser agir le monde et de le laisser entrer dans les architectures. Cela nourrit, emporte.
Puis on pose de la matière. C’est alors que le bâtiment arrive.
Dans un texte que j’ai écrit qui s’appelle Le coyote, le petit renard, le geai et le pou, pour la conférence inaugurale d’Haward en 1992, je reprends un poème traduit par Jacques Roubaud et qui parle de l’origine du monde. Ce texte évoque la culture des indiens où le coyote arrive sur la terre qui n’est alors que de l’eau qui se transforme en terre quand il la touche avec un bâton. Il rencontre le petit renard, et trouve que la vie est difficile à vivre seul, alors il propose au renard de vivre ensemble. Puis ils rencontrent le geai, et le pou. Ils voient ensemble un endroit où un chêne rouge pousse à l’embranchement de deux rivières et ils décident de se mettre ensemble pour construire. L’architecture n’est pas de construire mais de se rencontrer, de se mettre d’accord ; c’est ce qui précède. Aujourd’hui, nous sommes encore dans cette configuration où nous devons trouver, ensemble, de la matière à portée de main. Comment faire en sorte que cette matière devienne un savoir-faire ? On retrouve alors la notion de culture-nature abordée précédemment.
Là se construit alors le territoire au sens de l’habiter et pas forcément au sens de l’architecture.
Échanges avec la salle
Thierry Paquot : Philippe est architecte qui, depuis longtemps avant qu’on évoque la question environnementale, était déjà dans cette logique de faire dialoguer nature et culture. Il a toujours pensé la question du climat, de l’environnement, de nature. La nature transforme la culture et réciproquement. Il n’y a pas dans l’œuvre de Philippe de séparation entre le politique (au sens riche du terme) et l’activité qui est la sienne. Il est logique que, ce que nous appelons nous la participation des habitants, la territorialisation soit prise en compte dans ses actions comme une évidence.
Ce que je retiens dans ce que tu as dit : « les territoires de l’architecte, c’est le monde », tu n’as pas dit la terre. C’est chacun d’entre monde qui fait monde et apporte son monde au monde des autres. D’où l’importance du langage car nous ne pouvons apporter notre monde que si nous sommes capables de le dire ; que si on peut désigner par des mots les sentiments qui nous animent, les réactions qui nous façonnent et les lieux qui font de nous ce qu’on est. Faire monde, si possible ensemble, c’est le premier pas pour habiter. On peut le traduire à travers les mots d’Heidegger, en 1951, « Habiter c’est être présent au monde et à autrui ». Philippe l’explique un peu différemment en évoquant le temps, c’est ce que j’appelle « être présent » ; ce qui signifie s’accorder aux temporalités des autres, à la fois les humains et non-humains. « être présent au monde et à autrui », implique d’être attentif au monde, et induit la notion d’altérité, c’est-à-dire « l’autre à jamais inconnaissable ». Comment peut-on partager un monde s’il y a de l’inconnaissable ? Pas du méconnaissable qui peut être réglé par l’apport de la connaissance, mais de l’inconnaissable que l’on sait irréductible. Dans la fable que tu cites, il y a de l’inconnaissable, car malgré l’ouverture à autrui il y a le risque de buter contre une incompréhension, mais on sait que ce n’est pas grave.
Est-ce que l’architecture dit quelque chose d’elle-même sur ce couple nature-culture ?
Je pense que l’architecture ne dit rien. Que les architectes souhaitent que leur architecture soit parlante est fréquente. Boullee invente l’architecture parlante dans un siècle où à peine 10% de la population sait lire et il rend perceptible la Révolution, la construit.
Ce qui est dissonant c’est quand on utilise l’architecture pour autre chose que ce pour quoi elle est faite. C’est dans son silence que l’architecture est la meilleure des consolations. Elle ne demande rien et ne dit rien. Elle n’attend rien de l’autre et dans cette attente de l’autre, il y a sa grandeur. Il ne vaut mieux qu’elle ne parle pas.
Le bâtiment, la construction est un moyen utilisé pour autre chose. Frampton, à 90 ans, fait la mise au point de son ouvrage historique. Il évoque les tours comme des « machines à sous » où le sol est vendu des centaines de fois. L’architecture est alors détournée de son sens initial. Si j’aime l’abstraction en architecture c’est pour cela. Une des grandeurs de l’architecture c’est qu’elle ne parle pas et elle laisse venir le monde, c’est en cela qu’elle est grande.
Paul Klee dit que « l’œuvre est voie » ; j’écoute une musique, je vais dans un musée, je regarde une architecture dans la ville, j’y suis insensible, cela signifie que cette œuvre ne m’a pas conduit à elle. Henri Maldiney fait un commentaire magnifique de cette formulation. Ainsi, cela nous décomplexe, et on peut également aller plus tard vers elle. C’est pourquoi, on ne peut pas commenter une architecture, on ne peut que venir à elle.
Tu ne te sens pas un peu seul dans ce métier d’architecte où le béton est maître, où chaque architecte a un « message à faire passer » ? Et quand tu dis qu’on ne peut pas faire deux fois le même bâtiment, on n’a pas l’impression que ce soit la philosophie de beaucoup d’architectes…
J’ai pu me sentir très seul dans les années 1990, et puis je vois des gens qui passent et je me dis que je vais les rencontrer. La solitude, c’est d’être incapable de se voir et de se parler. Dans la manière de faire de l’architecture et du projet, on est de plus en plus nombreux.
Philippe est à l’initiative avec Alain Bornarel et Dominique Gauzin-Müller du Manifeste pour une frugalité heureuse et créative qui est un succès.
J’ai quelques signataires autour de moi. L’année passée, avec des amis de longue date, très impliqués dans l’éco-responsabilité, et nos aventures intellectuelles ont été portées à trois. L’année passée nous avons eu un trop plein vis-à-vis des promesses politiques jamais tenues. Notre responsabilité n’est pas de nous indigner mais de nous engager car dès qu’on fait quelque chose nous le sommes par nos actions. 40% des émissions de GES sont liées au bâtiment ; 20% aux déplacements, donc je suis concerné par 60% de ces émissions. La fabrication d’un sac de ciment c’est entre 8 à 9% des émissions des GES là où l’avion n’en produit que 2%. La part qui revient aux bâtisseurs est considérables, tout comme les déchets liés au bâtiment. On peut faire des choix dans sa vie et la monoculture du béton ne peut pas continuer.
Nous avons donc proposé un manifeste pour la frugalité heureuse pour faire quelque chose et arrêter de faire comme on faisait auparavant.
Nous, les bâtisseurs, notre objet c’est la ressource. Nous avons vu que frugale venait de fruits, et pour nous la frugalité heureuse est de savoir comment nous pouvons rendre nos sociétés frugales sans blesser la terre ?
Nous sommes à plus de 8000 signataires, d’un peu partout en France, en Europe et dans le monde. Dans la frugalité chacun y voit quelque chose de positif qui plaît. Il y a des groupes qui se montent et relayent les choses un peu partout. Il peut être signé encore aujourd’hui (www.frugalite.org/fr/le-manifeste.html)
Il a en tout cas montré que nous étions nombreux. Nous avons fait une première rencontre l’année passée à Loos-en-Gohelle, puis il y a peu à Langoët et bientôt à Paris, en octobre de cette année. Une association, Les Glaneurs, s’est créée.
Pourrait-on revenir sur les notions de bienveillance, de paix et des quatre accords de la fable comme étape de la conception d’habiter ?
Le premier accord porte sur la conscience d’une vie difficile ; le second sur la nécessité de vivre ensemble ; le troisième sur celle de trouver un lieu, et le quatrième est quand ils le trouvent. Il n’y a que du chemin, jusqu’au moment où ils s’arrêtent. C’est pour moi l’origine de l’architecture. La bienveillance est pour moi le mot évident pour résumer « être et faire pour autrui ». Je ne vois pas où est ma raison d’être en tant qu’architecte que d’être et faire pour autrui.
Je formulerais peut-être un peu différemment. Lorsque j’ai commencé à être critique d’architecture dans l’émission de France Culture : « Permis de construire », je recevais des architectes et je les questionnais non pas sur « pour qui, pour quoi, ou quel coût », mais la sur : « en quoi cette architecture honore ce qu’elle accueille ? ». Avec cette interrogation j’ai mieux compris et pu questionner l’architecture dans son ensemble. Par exemple, en quoi la bibliothèque honore ce et ceux qu’elle accueille ? Ou en quoi un hôpital honore le patient vers la guérison et la consolation ? C’est une question difficile.
C’est fondamental car cela ramène à des études dans les années 1960, où l’on voit que l’architecte qui construisait les logements sociaux n’aimait pas les gens pour lesquels il construisait. A l’époque, j’étais frappé également par le rôle de l’architecte dans les régimes totalitaires, où l’objectif était de forger la société, de la modeler en fonction de leur vision à eux. Une anecdote qui m’a frappé est quand je faisais partie d’un jury d’architecture et on me présente alors dans la short-list une architecture où les pièces étaient biscornues et l’architecte expliquait que la pièce aveugle était pour que les femmes ne passent plus autant de temps dans leur cuisine ; et qu’il fallait jeter l’armoire de la grand-mère. Comme manière d’honorer ceux qu’on accueille ! C’était des architectures de guerre. On revient de très très loin quand on parle aujourd’hui de bienveillance. Revenir à la bienveillance est une sacrée révolution.
Oui, et qui peut se faire avec des toutes petites choses. Nous avons la possibilité de faire des petits combats essentiels. Quand je dessine des logements, je mets des fenêtres dans les salles de bain, les toilettes, les cuisines, sans aucun système de ventilation mécanique. On arrive à une époque, où il n’y a plus la VMC, car c’est à cause d’elle qu’il n’y a plus de fenêtre dans la salle de bain ou le WC. Le matin, les gens se lèvent et ils vont dans des placards. Ce n’est pas une bonne manière pour commencer la journée ; et cette machine est en plus bruyante. Ramener de la lumière, c’est s’interroger sur ce que la nature peut nous apporter. Faire entrer la lumière, l’air naturel dans toutes les pièces ; faire entrer en hiver la chaleur du soleil en faisant en sorte que même le 21 décembre, les appartements aient au moins 2h d’ensoleillement, cela est juste honorer la nature. Ce travail est le nôtre aujourd’hui, mais pour cela, il faut avoir accepté l’idée que la machine ce n’est plus notre art de vivre. Il faut remettre l’homme au centre de sa relation à la nature.
Quand on dit territoires, architecture et architecte, est-ce que cela ne signifie pas également que le résultat ne peut pas être le même ici ou là ? Les grands ensembles par exemple, étaient les mêmes types de constructions ici ou là.
Dans l’histoire de l’architecture et des bâtiments, la donnée centrale est celle de la main d’œuvre qualifiée. Ce sont les bureaux d’ingénierie qui ont pallié au départ l’absence de main d’œuvre qualifiée ; car pour construire il faut également qu’il y ait des personnes qui aient la capacité pour le faire. Ces conditions matérielles ont joué un rôle dramatique dans l’histoire.
On a remplacé également la main par la machine. Elle a pris toute la place et n’a pas formé non plus les artisans et les compagnons. Il faut se souvenir du modèle, de la dépendance à la machine, de Ford, et comprendre que les choses ont changé.
J’ai la chance de connaître toutes les échelles et tous les milieux sociaux. Quand j’entends dire que 67% de la population française est urbaine, cela me fait bondir, car la réalité n’est pas du tout celle-là. Selon moi, 50% de la population française habite le monde rural et occupe 95% du territoire. Il y a une incapacité à reconnaître les différences qui est catastrophique. Le monde rural est habité d’où l’importance de l’établissement humain, polymorphe mais humanitaire.
Ce que je me pose à chaque fois que je fais une architecture, c’est : « en quoi mon architecture répond aux enjeux du XXIe siècle ? » ; c’est plus seulement la question de l’accueil. Et de ce point de vue-là, on se rend compte qu’on est dans le siècle des migrations intérieures et extérieures, et que la conjonction de ces deux migrations fait apparaître un monde rural enviable. On le voit un peu partout en France, où les gens sortent des métropoles pour aller vivre en campagne, et vers le littoral. Et puis, il y a les migrations extérieures où il n’y a pas plus indignent que les villes pour accueillir les migrants alors que toutes les expériences qui ont été faites dans le monde rural pour accueillir les migrants sont plutôt positives.
Tu as raison de souligner tous ces paradoxes. J’en ajouterai un : ville qui vient du latin « villa » qui signifie la maison. Mon prochain livre qui sort fin février porte sur la juste taille des villes où je reconstitue l’historique de ces fameux 2000 habitants qui vient de la fin du XVIIIe siècle, d’une réforme de la fiscalité d’une part, et d’une réforme du statut du maire d’autre part. C’est à partir de cette époque qu’on va créer un conseil municipal et un maire pour tenter de gérer des villes. C’est à partir de là qu’on arrive au seuil de 2000 habitants avec des maisons qui ne sont pas éloignées les unes des autres de plus de 200 mètres. Cette donnée devient une donnée statistique en 1858. C’est de là qu’on distingue ville et campagne, et c’est le début d’une incompréhension puisque cela va avec la modernisation et la mécanisation de l’agriculture et qu’il faut urbaniser son esprit. Il y a une dévalorisation du rural, d’où également en France, un rejet du folklore.
Ce qui est nouveau en France dans les années 1980, c’est que ce sont des urbains qui résident dans les campagnes, ils ne sont pas des citadins, mais veulent avoir les mêmes services qu’en ville. Sauf qu’ils ne sont pas en ville. La voiture devient l’agent de transformation du territoire. Sans voiture, nous aurions eu une autre transformation du territoire.
Il y a une histoire culturelle de notre rapport au territoire qu’il faut faire. Je pense à Bernard Charbonneau notamment, car quand il parle en 1972 d’une banlieurisation planétaire, il constate dans beaucoup de pays la même chose, c’est-à-dire une sorte d’urban sprawl où, en dehors de la ville, on souhaite néanmoins vivre comme en ville et consommer de la ville. Au même moment, les centres commerciaux vont périphériser les centres-villes anciens et instaurer une nouvelle géographie en attirant des emplois, des services et des distractions.