Le rôle central des territoires
Extrait du Petit traité d’oeconomie
Pierre Calame, 2018
En 1755, l’Encyclopédie jette un « o » à la poubelle : ce qui s’appelait jusque-là « œconomie » devient « économie ». En perdant son « o », l’économie perd aussi progressivement la mémoire de son sens premier (oïkos, maison, nomos, loi), et s’autonomise de la gestion du reste de la société jusqu’à présenter les lois qu’elle énonce comme des lois naturelles auxquelles on ne peut que souscrire.
Mais aujourd’hui, l’humanité est confrontée à une exigence pressante : assurer le bien-être de tous dans le respect des limites de la planète. Seul un retour à l’œconomie peut permettre de concilier les nécessités économiques avec le fait incontournable que les ressources naturelles sont limitées, et c’est l’objet de ce petit traité. En assumant pleinement son étymologie, l’œconomie devient ainsi la branche de la gouvernance qui s’applique aux domaines particuliers de la production, de la circulation et de la consommation de biens et de services.
Ci-dessous extrait du chapitre sur le rôle centrale du territoire.
On peut parler d’une «revanche des territoires».
La révolution industrielle du XIXe siècle et la montée en puissance des États-nations, puis l’internationalisation des échanges, la circulation des capitaux, l’émergence de filières de production mondialisées avaient marginalisé les territoires locaux. L’affirmation des singularités territoriales, en outre, ne «collait» plus avec les idées de marché parfait et de «société sans grumeau». Pas plus que la filière, le territoire n’était vu comme un véritable sujet de l’économie. C’était plutôt le rassemblement local, assez passif, d’un certain nombre de facteurs de production territorialisés par nature, au premier rang desquelles les ressources naturelles et minières, accessoirement les ressources humaines.
La revanche des territoires a commencé avec le développement de l’économie de la connaissance. Celle-ci est, paradoxalement, plus localisée qu’une économie de la force de travail. Le développement économique lui-même s’est trouvé remorqué par des pôles de croissance, souvent des grandes villes, offrant un marché des emplois qualifiés, des services aux entreprises, des synergies entre éducation, recherche et innovation dans les produits et les procédés de production. La transition vers des sociétés durables amplifie ce mouvement. Le territoire s’est révélé un espace privilégié de conception de nouvelles formes d’économie, réhabilitant les échanges internes en contrepoint d’une économie mondialisée. Les réseaux de villes et de régions désireuses de jouer un rôle moteur dans la transition se sont multipliés. À côté du réseau ICLEI (conseil international pour les initiatives économiques locales) fondé dès 1990 sous le parrainage du Programme des Nations unies pour l’environnement pour promouvoir des projets de développementdurable, bien d’autres réseaux sont nés. L’un des plus significatifs est la Convention européenne des maires46 réunissant des milliers de collectivités territoriales décidées à aller plus loin que la tratégie énergétique promue par l’Union européenne elle-même. En vingt ans, le rôle des territoires et des collectivités territoriales dans la stratégie de transition s’est renforcé. Au lendemain du Sommet de la Terre de 1992, les «agendas 21 locaux» étaient considérés comme une simple déclinaison des agendas nationaux. Aujourd’hui, les réseaux de «territoires en transition»47 sont devenus le fer delance de la transition elle-même. Le mouvement des communs Ce mouvement, avec l’élan donné par le prix Nobel d’Elinor Ostrom, a permis de réunir sous une même bannière des réflexions et des expériences jusque-là éparses, ayant pour caractéristique communed’imaginer des modes de gestion différents du marché et de l’action publique. Des associations sportives à la gestion des parties communes des copropriétés, ces formes de gestion communautaire d’un bien ou service qui bénéficie à tous, mais ne peut être approprié par aucun, étaient déjà très nombreuses. Le mouvement des communs leur donne une nouvelle jeunesse48. C’est la résistance à la privatisation de la gestion de l’eau, en Italie, qui a fédéré des énergies et lancé le mouvement. Aujourd’hui, l’idée de communs englobe aussi bien les jardins urbains partagés que les semences paysannes ou les logiciels libres. Au-delà d’une certaine forme de romantisme et de l’effet de mode, ce mouvement a l’intérêt de pousser à renouveler la réflexion sur les régimes de gouvernance. Un commun se caractérise en effet par une communauté, à la fois bénéficiaire et gestionnaire, voire productrice de bien et/ou de service, par l’élaboration de règles de gouvernance propres à chacun d’eux et par des règles d’usage. Ce mouvement ouvre la voie à une réflexion plus systématique sur la typologie des biens et services et sur la gouvernance la plus appropriée à chacun d’eux.
Le développement de formes économiques mixtes liées au territoire
À côté de l’économie sociale traditionnelle, dont les gros bataillons sont fournis par les mutuelles d’assurance, les banques et le tissu associatif orienté vers le service social – souvent largement subventionné par les pouvoirs publics, en France –, fleurissent enlien étroit avec leur territoire une nouvelle génération entreprises communautaires, appartenant en France au monde de l’économie sociale et solidaire, en Grande-Bretagne à celui des community interest companies (CIC)49. Cet enracinement territorial s’accompagne souvent de domaines d’action qui intègrent des objectifs économiques, écologiques et sociaux, rompant avec le modèle d’entreprises dont la finalité serait le profit, puisque les bénéfices doivent être réinvestis, mais aussi avec la classique séparation des rôles entre des associations de service social et des entreprises classiques. Cette évolution fait le pont entre le renouveau des communs d’un côté et celui de la citoyenneté de l’autre. Pour surmonter la crise de sens, d’autres entreprises, de statut classique, s’engagent sous une forme ou une autre aux côtés de leur communauté.
Une nouvelle conception de la citoyenneté
La citoyenneté ne peut plus se réduire à l’exercice du droit de vote ou à la participation à des corps intermédiaires traditionnels, Églises, partis politiques, syndicats. Le sociologue Alain de Vulpian parle de l’émergence d’une «société des gens50». La crise des mouvements militants traditionnels, qui se plaignent de la difficulté à fidéliser leurs membres, a pour contre partie un désir général d’engagement, plutôt sur des causes concrètes que sur de grandes idéologies. Ainsi prospèrent de nouvelles formes de citoyenneté, par exemple celles qui considèrent que la consommation est un acte majeur de citoyenneté et de responsabilité, d’où le néologisme « de consom-acteur ». Le succès des campagnes de boycott des entreprises dont le comportement est jugé non éthique, mais aussi celui des différents labels dont nous avons parlé, agriculture biologique, commerce équitable, de gestion durable des forêts et de la pêche sont le reflet de cette évolution qui combine une recherche individuelle d’équilibre, d’environnement sain et de santé et la volonté de prendre en compte l’impact de notre mode de vie sur la biosphère.
Cette «citoyenneté par l’action» reflète les doutes croissants de la société tant à l’égard de l’économisme ambiant qu’à l’égard de l’action politique. Elle repose sur l’idée que la transition vers des sociétés durables s’engage ici et maintenant à partir d’actes de transformation posés par les individus eux-mêmes. Cette attitude guide aussi bien le mouvement des «transitioners51» que le mouvement des colibris. La limite de ces innovations est qu’en prenant le contrepied des illusions de l’époque passée, où l’on attendait trop des changements politiques pour «changer la vie», on fait comme si la somme de ces actions et innovations locales était capable un jour de bouleverser l’ordre politique, économique et social actuel, ce qui est loin d’être avéré. Les deux losanges de la transition systémique ont là un rôle essentiel à jouer : une somme d’innovations locales est incapable de faire advenir cette transition.
47 rencontres-territoires.ademe.fr
48 wiki.remixthecommons.org
49 Communityinterestcompany,en.wikipedia.org/wiki/Community_interest_company
50 Alain deVulpian, Éloge de la métamorphose. En marche vers une nouvellehumanité solidaire, Saint-Simon, 2016