Petit traité d’œconomie
Pierre Calame, May 2018
En 1755, l’Encyclopédie jette un « o » à la poubelle : ce qui s’appelait jusque-là « œconomie » devient « économie ». En perdant son « o », l’économie perd aussi progressivement la mémoire de son sens premier (oïkos, maison, nomos, loi), et s’autonomise de la gestion du reste de la société jusqu’à présenter les lois qu’elle énonce comme des lois naturelles auxquelles on ne peut que souscrire.
Mais aujourd’hui, l’humanité est confrontée à une exigence pressante : assurer le bien-être de tous dans le respect des limites de la planète. Seul un retour à l’œconomie peut permettre de concilier les nécessités économiques avec le fait incontournable que les ressources naturelles sont limitées, et c’est l’objet de ce petit traité. En assumant pleinement son étymologie, l’œconomie devient ainsi la branche de la gouvernance qui s’applique aux domaines particuliers de la production, de la circulation et de la consommation de biens et de services. Pierre Calame démontre que c’est en y revenant qu’il sera possible d’assurer à la société la maîtrise collective et démocratique de son propre destin
To download : table-des-matieres_petit-traite-oeconomie.pdf (45 KiB), petit_traite_d_oeconomie.pdf (570 KiB)
Œconomie, le grand retour
Les révolutions sont parfois silencieuses. En 1755, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert jette un « o » à la poubelle. Ce qui s’appelait jusque-là « œconomie » devient « économie ». Jean-Jacques Rousseau utilisait alors les deux orthographes et précise, dans son article sur l’« économie politique » : « Le mot d’économie ou d’œconomie vient de oïkos (maison) et de nomos (loi), et ne signifie originairement que le sage et légitime gouvernement de la maison, pour le bien commun de toute la famille. Le sens de ces termes a été dans la suite étendu au gouvernement de la grande famille, qui est l’État. Pour distinguer ces deux acceptions, on l’appelle dans ce dernier cas économie générale ou politique1. »
Commence alors l’histoire d’une économie qui, ayant perdu la mémoire de son sens premier, va s’autonomiser progressivement de la gestion du reste de la société jusqu’à se prétendre proche d’une science physique et mécanique, dont elle emprunte d’ailleurs les lois générales d’équilibre, et présenter les lois qu’elle énonce comme des lois naturelles auxquelles les sociétés ne peuvent que souscrire et se soumettre.
Jusque-là, l’œconomie, dont les manuels se multiplient aux xvie, xviie et xviiie siècles, désignait l’art de gérer les hommes et les choses. En 1752, soit trois ans avant l’abandon du « o », le fameux botaniste Carl von Linné (1707-1778) publie un ouvrage intitulé Principes de l’œconomie. Il a, lui aussi, le souci d’en faire une science, mais en fondant ses principes sur la science naturelle et sur la physique. L’œconomie, c’est selon lui « la manière de préparer les choses naturelles à notre usage par le moyen des éléments ». J’ai moi-même dans ma bibliothèque un livre d’œconomie rurale, datant du xviie siècle où l’on retrouve, pour parler le langage aujourd’hui, tous les éléments de l’agro-écologie* et de l’économie circulaire*, avec le souci de tirer, au profit de la famille élargie, tous les bénéfices possibles des ressources d’un grand domaine agricole tout en en préservant la fertilité à long terme. Car Von Linné précise même : « Ainsi, la connaissance de ces choses naturelles et de celles de l’action des éléments sur les corps et de la manière de diriger cette action à de certaines fins sont les deux pivots sur lesquels roule toute l’œconomie. » On parlerait aujourd’hui de la connaissance globale du fonctionnement des écosystèmes*, et de leurs interactions avec l’activité humaine.
Deux siècles et demi plus tard, nous mesurons toutes les conséquences de la perte de ce petit « o ». Avant même qu’elle ne survienne, les systèmes juridiques occidentaux, rompant avec la longue histoire au cours de laquelle les individus et les sociétés s’étaient reconnus comme partie intégrante d’une communauté* englobant toute la biosphère, avaient introduit une distinction radicale entre les êtres humains, seuls sujets du droit, et le reste de la communauté, animaux, plantes et lieux, réduits au statut d’objets à disposition des sociétés et que l’on qualifie pour cela de « ressources naturelles ». L’économie poursuivra dans le même sens. Les grands élevages industriels de poulets ne font que pousser à son comble la pensée de Malebranche, assimilant les animaux à de simples machines.
Il a fallu la fin du xxe siècle pour que les cris d’alarme, qui n’ont jamais manqué tout au long de la révolution industrielle à l’égard des dégâts parfois irréversibles sur la biosphère, prennent une dimension politique internationale, avec le rapport Meadows de 1972, traduit en français sous le titre « Halte à la croissance ?2 », puis avec le rapport Brundtland3, intitulé « Notre avenir à tous », commandité cette fois par l’ONU, et enfin avec le Sommet de la Terre de Rio, en 1992, qui a donné au développement durable le statut qu’on lui connaît aujourd’hui. Mais, vingt-cinq ans après, malgré les génuflexions devenues aussi obligatoires que le salut au chapeau du bailli à l’époque de Guillaume Tell devant l’autel du « développement durable* », aucune révolution réelle de l’économie n’a eu lieu, ni sur le plan conceptuel, dans ce qui est enseigné aux apprentis économistes ni dans la logique des acteurs économiques4.
Des progrès ont certes été accomplis. La prise de conscience de la catastrophe à laquelle nous conduisait la poursuite de nos modèles de développement s’est approfondie. Dans les Accords de Paris sur le climat de 2015, tous les pays ou presque ont reconnu « leurs responsabilités communes mais différenciées » à l’égard du changement climatique. Et de nombreux efforts sont faits pour découpler développement économique et consommation d’énergies fossiles. Il n’empêche, l’approche générale de l’économie n’a pas changé. La schizophrénie des Accords de Paris en est une bonne et triste illustration : on peut, dans le même texte, affirmer que la communauté internationale s’engage à ce que la croissance moyenne des températures soit nettement au-dessous de 2 °C à la fin du xxie siècle, puis aligner une somme d’engagements « volontaires » des pays, dont rien n’assure qu’ils seront respectés, qui conduit à un réchauffement de plus de 3 °C.
À l’ère de l’anthropocène*, l’humanité est confrontée aux mêmes exigences qu’avant la révolution industrielle : assurer le bien-être de tous dans le respect des limites de la planète. Mikhaïl Gorbatchev, dans son discours célèbre aux Nations unies, en 1988, avait rappelé que notre maison commune, notre foyer, notre oïkos, c’est maintenant la planète. Le temps est donc venu de réintroduire le « o » malencontreusement abandonné en 1755. C’est le grand « retour en avant » de l’économie à l’œconomie. Retour, au sens où l’on reconnaît que les xixe et xxe siècles, au cours desquels l’Occident précurseur de la révolution industrielle a pu s’approprier les ressources mondiales, notamment l’énergie fossile, est une parenthèse aujourd’hui close. Mais, « retour en avant » car il s’agit bien, comme le recommandait déjà Carl von Linné, d’utiliser pour assurer le bien-être de tous dans le respect des limites de la planète toutes les connaissances scientifiques et techniques dont nous pouvons disposer. L’agro-écologie fournit d’ailleurs une bonne illustration de ce retour en avant : il ne s’agit pas, comme disaient ses détracteurs, de « revenir à la bougie » mais au contraire de mobiliser toutes nos connaissances de la biologie et des écosystèmes pour inventer enfin une agriculture durable.
Ce retour à l’œconomie, et c’est l’objet de ce petit traité, conduit à repenser en profondeur sa nature. Là où l’économie avait la prétention d’être plus proche d’une science de la nature que d’une science humaine, l’œconomie assume pleinement son étymologie : c’est la branche de la gouvernance* qui s’applique aux domaines particuliers de la production, de la circulation et de la consommation de biens et de services.
Cela implique-t-il de jeter aux orties toutes les connaissances acquises en matière d’économie ? Non, bien sûr. Là aussi, suivons la recommandation de Carl von Linné et cherchons « la connaissance de l’action des éléments sur les corps et de la manière de diriger cette action à certaines fins ». Tout ce qui a trait aux comportements réels des acteurs, à la combinaison des facteurs de production, à la manière dont se confrontent l’offre et la demande de biens, de services et d’argent, aux effets des règles publiques sur les comportements, aux motivations multiples des choix, aux effets de domination de certains acteurs sur d’autres fait partie des connaissances nécessaires à l’œconomie, mais au même titre que la chimie des matériaux, l’hydraulique, ou l’informatique. Ce sont des connaissances dont on a besoin pour bien « diriger l’action à de certaines fins », mais qui ne comportent pas en elles-mêmes leur propre finalité.
En disant que l’œconomie est une branche de la gouvernance, on se donne les moyens d’en renouveler l’approche en y appliquant ce que nous avons appris des principes généraux de la gouvernance5. C’est l’objet de ce petit traité.
Si nous parlons d’œconomie plutôt que de développement durable – alors que ce concept a déjà acquis droit de cité –, c’est du fait de son origine et de son usage. Il a en effet été forgé au début des années 1980, pour concilier la reconnaissance des impasses auxquelles nous conduisaient nos modèles de développement et celle du « droit au développement » des pays qui aspiraient à atteindre le niveau de vie occidental. C’est donc un oxymore : en juxtaposant deux notions contradictoires, « développement » et « durabilité », on a fait comme si la contradiction était magiquement résolue. Du fait de son usage cosmétique, ensuite. Tout le monde dit pratiquer le développement durable, mais en faisant l’économie d’un renouvellement de la pensée économique elle-même.
Or l’humanité est engagée au cours du xxie siècle dans une transition systémique vers des sociétés durables. Transition parce qu’il s’agit de passer d’un mode d’organisation à un autre. Systémique parce que cette transition implique de combiner entre eux des changements de natures très diverses : culturels, techniques, politiques, œconomiques. Vers des sociétés durables parce qu’il s’agit d’inventer un nouveau système sociopolitique qui ne mette pas en péril les bases mêmes de la vie des sociétés, à commencer par la biosphère elle-même qui en constitue le substrat.
Quelle est la place du grand retour en avant vers l’œconomie dans cette transition ? Je m’appuierai pour répondre à cette question sur les conclusions de l’assemblée mondiale de citoyens tenue en décembre 20016. Cette assemblée, unique en son genre, issue de la dynamique internationale de l’Alliance pour un monde responsable et solidaire, s’est tenue à Lille. Elle a réuni pendant plus d’une semaine un réseau international d’acteurs composé de 400 personnes venues de plus de 100 pays, chacun s’exprimant dans sa langue (il y eut 35 langues utilisées et traduites pendant l’assemblée), venant de tous les milieux, des militaires aux paysans, pour débattre des défis du xxie siècle. Ses travaux ont permis de dégager un « agenda pour le xxie siècle », qui énonce quatre grands défis : faire émerger une véritable communauté mondiale, c’est-à-dire la conscience d’une communauté de destin nécessaire pour permettre de faire face ensemble à des interdépendances planétaires devenues irréversibles ; se mettre d’accord sur des valeurs communes, et en particulier sur une définition universelle de la responsabilité ; conduire une révolution de la gouvernance, car les modes de gestion hérités des siècles précédents privilégient le découpage et la séparation entre États souverains, entre politiques sectorielles, ce qui ne permet pas de gérer les relations de toutes natures qui reflètent l’état réel du monde ; mener la transition vers un autre modèle économique susceptible de concilier le bien-être de tous et la préservation de la biosphère, ce qui correspond à la définition traditionnelle de l’œconomie. Ces quatre défis sont intimement liés entre eux. Ainsi, l’œconomie doit contribuer, par la solidarité entre les acteurs des filières globales de production, à la conscience d’une communauté planétaire de destin. De même, la légitimité* des détenteurs du pouvoir économique et financier repose sur leur capacité à assumer les responsabilités qui en découlent. Enfin, en reconnaissant que l’œconomie est une branche de la gouvernance, on affirme le lien intime entre révolution de la gouvernance et transformation du modèle économique.
Ces réflexions ont guidé l’ensemble de la démarche. Dans la première partie, « de l’économie à l’œconomie », je reviens sur la théorie de la gouvernance, qui servira de grille de lecture utilisée tout au long du livre (1), puis j’applique cette grille de lecture pour évaluer l’économie actuelle (2) ; partant du constat de son inadaptation, je décris les conditions d’un changement systémique (3), enfin, je décris tout ce qui préfigure l’œconomie (4). Dans la seconde partie, « l’invention de l’œconomie », je propose une démarche d’invention collective de l’œconomie en en esquissant les bases à partir d’une grille de lecture de la gouvernance (1), puis en présentant de manière plus détaillée certains de ses dispositifs (2).
1 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique
2 fr.wikipedia.org/wiki/Halte_%C3%A0_la_croissance_%3F
3 fr.wikipedia.org/wiki/Rapport_Brundtland
5 Pour une définition circonstanciée de la gouvernance et la présentation de ces principes généraux, je me permets de renvoyer le lecteur à l’ouvrage La Démocratie en miettes publié en 2003 par Descartes et Cie, et téléchargeable gratuitement ici : www.eclm.fr/ouvrage-117.html
6 On en trouvera les détails sur le site de l’Alliance pour un monde responsable et solidaire, www.alliance21.org
To go further
-
Le petit traité renvoie à de nombreuses reprises à des passages de l’Essai sur l’oeconomie, publié en 2009 par les ECLM. Il est en téléchargement libre au lien www.eclm.fr/livre/essai-sur-l-oeconomie/.