Urbanité

Francis Beaucire, Xavier Desjardins, décembre 2014

L’étymologie du mot « urbanité » renvoie à la politesse et à la civilité, soit à un ensemble de conduites qui rendent agréable et désirable la rencontre avec les autres. Le terme d’ « urbanité » indique qu’une modalité particulière de la relation aux autres existe dans la ville. Dans un monde « rustique », si tant est qu’on puisse le décrire de façon aussi simpliste, les relations sociales sont étayées par l’ancienneté et la quotidienneté des relations sociales dans un univers de petite dimension. En ville, les relations sont plus diversifiées, mais aussi plus aléatoires. L’urbanité a donc ses contempteurs : suivant Rousseau, de nombreux moralistes se sont méfiés de la duplicité et de la superficialité des engagements dans les grandes villes et vantent les mérites des relations franches et véritables, celles qui ne peuvent s’épanouir que dans une petite communauté humaine unie par des valeurs communes.

La notion d’urbanité est-elle attachée à une époque, justifiée par un état de la relation entre une société et un contexte spatial, notamment marqué par une figure de l’espace public ? De ce fait, est-elle aussi attachée à des lieux ? Les lieux ou l’espace public, le patrimoine architectural, la diversité des fonctions et celle des citadins permettent tout à la fois le côtoiement et l’échange sont les lieux de la centralité. La dédensification et la fragmentation des périphéries urbaines sous l’effet de la vitesse a globalement conduit à la réduction de ces espaces de frottement et de côtoiement social au profit des voiries et de la séparation des flux : l’urbanité a-t-elle sa place dans les couronnes des villes où la société est segmentée par la ségrégation immobilière et une forme de renfermement, peut-elle se manifester dans les lieux du commerce ou du sport ? Tel est le débat qui relie l’urbanité et la densité urbaine. Bref, comment mesurer la « teneur en urbanité » des lieux urbains, mais aussi, par anticipation, du projet urbain dont les promoteurs, urbanistes, collectivités et opérateurs financiers attendent, sous une forme ou sous une autre, une ambiance contribuant à « faire société » ?

Le défi est de taille, car l’urbanité exprime finalement le partage de valeurs communes aux citadins et, par voie de conséquence, une aptitude à l’intégration sociale et culturelle. Si l’urbanité ne désigne donc pas d’abord une forme urbaine particulière, ni même un agencement socio-spatial particulier, elle est pourtant en partie conditionnée (mais jusqu’à quel point ?) par la conception de lieux favorisant la coprésence, la rencontre et l’échange : la véritable justification de l’urbanisme ?

Ce que disent les auteurs sur l’urbanité:

Jean Giraudoux

Dans une conférence donnée à Marseille en 1941, Jean Giraudoux exprime en quelques courtes phrases le lien entre l’attention donnée à des formes urbaines et la sociabilité.

« Dans un âge où la politesse n’est plus ni innée ni enseignée, le seul éducateur, et combien puissant, reste la dignité du décor urbain, la courtoisie des belles places, l’aménité des routes, le bon ton des monuments, et la vie dans l’agglomération urbaine doit faire naître chez ses habitants ce respect d’autrui et de soi-même qui s’appelle d’ailleurs, à juste titre, l’urbanité. »

Jean Giraudoux, « Discours prononcé le 22 septembre 1941 dans le cadre de la XVe foire-exposition de Marseille » in Jean Giraudoux et le débat sur la ville, 1928-1924, Cahiers Jean Giraudoux n° 22, 1993, p.238

Barbara Allen, Michel Bonetti

A propos de la rénovation urbaine, et en écho presque direct aux propos de Jean Giraudoux, l’analyse de deux sociologues qui insistent sur la contribution de l’agencement spatial sur la vie sociale. Les formes urbaines et architecturales n’ont jamais d’effet mécanique et elles entrent avec d’autres facteurs, comme la situation sociale, culturelle et économique ainsi que les modalités de gestion des territoires, pour façonner la vie urbaine. Barbara Allen et Michel Bonetti développent ce point de vue dans un ouvrage d’évaluation sur la rénovation urbaine (2013)et prennent leur distance avec certains sociologues pour lequel l’espace n’est qu’un support « neutre » aux relations sociales.

« Pour certains, l’amélioration du cadre de vie serait inopérante puisque les inégalités territoriales (taux de chômage, pauvreté …) que la politique de la ville visait à réduire, notamment à travers l’objectif de mixité sociale, n’ont pas diminué voire se sont, pour certaines d’entre elles, aggravées. L’appréciation plutôt positive des projets par les habitants en place est traitée comme monnaie négligeable (…). Peut-on considérer le cadre de vie comme un simple « décor » ? Cela reviendrait à oblitérer des phénomènes fondamentaux, comme par exemple le fait que sa qualité conditionne le statut social conféré aux habitants, ou bien encore que les modes d’articulation des quartiers concernés à la ville, leur organisation urbaine, les formes d’habitat et la qualité des équipements, participent à la formation des relations et des pratiques sociales. »

Barbara Allen, Michel Bonetti, Des quartiers comme les autres ? La banalisation urbaine des grands ensembles en question. Étude du comité d’évaluation et de suivi de l’agence nationale pour la rénovation urbaine, La documentation française, 2013, page 24

Julien Gracq

Voici ce que l’on trouve au tout début de « La forme d’une ville », de Julien Gracq (1985). Il renvoie implicitement à la notion d’espace vécu.

« Habiter une ville, c’est y tisser par ses allées et venues journalières un lacis de parcours très généralement articulés autour de quelques axes directeurs. Si on laisse de côté les déplacements liés au rythme du travail, les mouvements d’aller et retour qui mènent de la périphérie au centre, puis du centre à la périphérie, il est clair que le fil d’Ariane, idéalement déroulé derrière lui par le vrai citadin, prend dans ses circonvolutions le caractère d’un pelotonnement irrégulier. Tout un complexe central de rues et de places s’y trouve pris dans un réseau d’allées et venues aux mailles serrées ; les pérégrinations excentriques, les pointes poussées hors de ce périmètre familièrement hantés sont relativement peu fréquentes. Il n’existe nulle coïncidence entre le plan d’une ville dont nous consultons le dépliant et l’image mentale qui surgit en nous, à l’appel de son nom, du sédiment déposé dans la mémoire par nos vagabondages quotidiens. »

Julien Gracq, « La forme d’une ville », 1985, in Œuvres complètes, vol. 2, La Pléiade, Gallimard, 2011, pages 771-772

René Schoonbrodt et Luc Maréchal

Dans leur essai, « La ville, même petite », René Schoonbrodt et Luc Maréchal (2002) relie la question de la forme urbaine à celle d’urbanité, non que la première conduise à la seconde, mais que la seconde ne s’épanouit que dans le débat sur la première.

« Existe-t-il des formes de ville qui produisent des effets démocratiques, qui donne du pouvoir aux habitants au-delà des inégalités de formation et de fortune ? (…) Autre manière encore de poser la question de fond : quelle organisation spatiale favorise, soutient le développement, la production de la culture individuelle et collective, des relations sociales interpersonnelles, de la participation politique et de la production de la richesse ? Certaines formes de ville sont-elles plus que d’autres susceptibles d’aider au dépassement des handicaps économiques et sociaux qui excluent une partie importante de la population de toute maîtrise sur elle-même et sur la société ? (…) Cette recherche de la liberté et de l’égalité suscite des conflits qui traversent la société globale et qui ont pour objet la ville elle-même. Mais la gestion de conflits est « urbaine » quand elle respecte les droits d’autrui. Dans la ville, l’éthique des conflits grands et petits s’appelle l’urbanité. »

René Schoonbrodt, Luc Maréchal, La ville, même petite, Editions Labor, Quartier libre, 2002, pages 31-32.

Marcel Roncayalo

Dans ce court extrait de « La ville et ses territoires », Marcel Roncayalo (1990) s’interroge sur la capacité de la ville à créer une urbanité, c’est-à-dire une culture et une sociabilité urbaines partagées.

« La ville est définie souvent par une (…) notion : celle de culture, comprise comme un ensemble de comportements et de conduites. (…) Cadre de vie, modes de vie, attitudes seraient donc résumés et associés dans la description de la culture urbaine, voilà qui donne un autre sens au concept d’urbanisation. Toutefois, le mot culture charrie avec lui ses ambigüités ordinaires. La ville est présente, dans la tradition classique de l’Europe, comme le lieu de la culture, notamment de la culture écrite. Civilité et civilisation, urbanité et urbain sont des mots proches parents ; ils sont opposés à la rusticité. Cet avantage ne va pas seulement à la grande ville, qui suscite au contraire des jugements contradictoires, mais d’abord à la ville de l’ordre commun, celle qui, dans la pratique et l’esprit, se distingue du terroir et des campagnes, tout en y dessinant parfaitement sa place.
Même traversée de courants contraires, cette culture unifie-t-elle la société urbaine ? Le débat crée-t-il la cohésion ? D’abord, les élites. La vie urbaine, les institutions culturelles facilitent, assurément, l’interférence entre les groupes sociaux privilégiés (…). Au-delà des élites, existe-t-il un pouvoir unificateur de la ville ? C’est aborder (…) le problème de la diffusion : le modèle des classes supérieures s’étend-il simplement, par contigüité, par imitation, par le jeux des institutions (école, église ou divertissement) aux classes populaires ? (…) A travers la ville (…) c’est ici tout le problème de la mobilité sociale et culturelle, de la culture comme privilège et moyen de maintenir le privilège ou comme facteur d’intégration ou d’assimilation qu’il faut évoquer.(…) Mais s’agit-il seulement de diffusion ? La culture urbaine est-elle seulement la culture des classes supérieures urbaines, serait-elle enrichie, nuancée, diversifiée par des apports sociaux différents ou des tendances opposées ? (…) Au-delà des contrastes trop tranchés entre les extrêmes sociaux, peut-on retrouver les linéaments d’une sociabilité urbaine qui aurait des caractères originaux ? »

Marcel Roncayalo, La ville et ses territoires, Folio-Essais, Gallimard, 1990, pages 73 et 77-78.

Thomas Sieverts

Dans son ouvrage « Entre-ville, une lecture de la Zwischenstadt », Thomas Sieverts (1997) s’interroge sur la permanence de l’urbanité et sur sa mise en scène contemporaine.

« L’attrait exercé par l’image de l’ancienne urbanité et de son espace public est tel que l’on cherche, depuis quelques décennies, à la remettre en scène artificiellement afin de susciter une ambiance détendue propice à la consommation dans les zones piétonnes commerciales en centre ville ou dans les grandes surfaces de la périphérie. Partout l’univers du quotidien est mis en scène! (…). On doit admettre que des qualités telles que la connaissance du monde, l’ouverture d’esprit, la tolérance, l’acuité intellectuelle ou la curiosité ne sont pas attachées une fois pour toutes à des formes spatiales historiquement déterminées mais qu’elles peuvent aussi s’épanouir dans d’autres espaces (…). Certains campus américains manifestent, de ce point de vue, plus d’urbanité que nos centres villes! Il convient également de remarquer que les places et les marchés, les cafés et les grandes fêtes populaires accueillent encore, en tant qu’espaces publics, des formes de sociabilité, qui, à bien y regarder, présentent d’incontestables qualités urbaines (…). Enfin, il nous faut peut-être accepter une évolution qui, pour être inévitable, n’en constitue pas moins l’une des opportunités de la politique culturelle urbaine : l’urbanité doit être mise en scène, ne peut plus s’épanouir, dans la plupart des cas, que dans des circonstances bien particulières. Cette tâche ne saurait être abandonnée au seul commerce de détail, il faut la considérer comme un aspect irréductible relevant d’une politique aussi bien culturelle que sportive, tant il importe de remporter l’enthousiasme de tous, y compris de ceux qui restent réfractaires à la culture. En Europe centrale, l’urbanité qui était un état de fait existentiel est devenue un objectif à atteindre. Peut-être faudrait-il comme au théâtre qu’un véritable directeur artistique mette en scène les espaces publics de la ville. »

Thomas Sieverts, Entre‐ville, une lecture de la Zwischenstadt, Marseille, Editions Parenthèses, 2004 (première édition en allemand, 1997), pages 39-40.

Philippe Gesnestier

Philippe Gesnestier, dans un article de 2012 consacré à l’opération Paris-Plage, répond indirectement à la suggestion de Thomas Sieverts. Si l’urbanité n’est pas seulement un produit de l’agencement spatial, mais aussi d’un agencement temporel qui vise à organiser les loisirs des citadins en de vastes rassemblements festifs, quelle qualité conférée aux sociabilités produites ? Faut-il les réduire à l’indifférence consumériste et au chauvinisme grégaire ?

« Dans l’idéologie socialisante actuelle de la fête, la ville animée, agitée est censée devenir conviviale, civique, voire civilisatrice, alors même que les manifestations festives renforcent les traits distinctifs de la mentalité urbaine (note : c’est-à-dire si on reprend les analyses allant de Simmel à Giddens, l’émancipation individuelle et la réflexivité, l’anonymat, la différenciation pour chacun des sphères d’existence, la pluralité des rôles sociaux, la sélectivité et l’éphémérité des engagements …). […] L’urbanité est aujourd’hui vantée par les adversaires de l’individualisme, alors même que, sous l’influence de Rousseau précisément, elle fut longtemps considérée comme détestable, et cela à la fois par les conservateurs et les progressistes, puisque ces deux courants opposés associaient le phénomène urbaine à l’esprit bourgeois (au deux sens du terme : citadin et possédant) honni, et par conséquent l’urbanité et les plaisirs citadins étaient identiquement interprétés en termes de marchandisation, d’aliénation, de superficialisation des relations sociales.
Comment en est-on arrivé aujourd’hui à penser l’inverse, au point de faire contre toute évidence des manifestations sportives, culturelles ou sportives, un catalyseur social, un producteur d’empathie collective, alors que bien souvent, c’est soit l’indifférence consumériste, soit le chauvinisme grégaire qui s’y exprime ? »

Philippe Genestier, « Les paradoxes du progressisme touristique ou peut-on s’autoriser à être contre Paris-Plage ? », Espaces et sociétés, n° 151, 2012, page 178

A la recherche des liaisons entre les notions: Autour de la notion d’urbanité

Pour constituer un guide subjectif de cheminement entre les notions, nous proposons quelques tableaux présentant les liaisons possibles entre notions.

Nous avons distingué différents types de liens entre les notions

(F.Beaucire X.Desjardins, 2014)
Liens entre les notions

L’urbanité est une notion parmi les plus abstraites. Françoise Choay en parle comme « l’ajustement réciproque d’une forme de tissu urbain et d’une forme de convivialité ». Elle est à la rencontre de la mixité sociale, dont la forme urbaine est celle de la proximité, assurée dans le domaine des aménagements par la compacité, qui favorise l’intégration, et de l’espace public, sous toutes ses formes, qui est le lieu privilégié de son épanouissement. L’ambiance elle-même entretient avec l’urbanité des rapports de réciprocité.

(F.Beaucire X.Desjardins, 2014)
Urbanité

Références

Barbara Allen, Michel Bonetti, Des quartiers comme les autres ? La banalisation urbaine des grands ensembles en question. Étude du comité d’évaluation et de suivi de l’agence nationale pour la rénovation urbaine, La documentation française, 2013.

Philippe Genestier, « Les paradoxes du progressisme touristique ou peut-on s’autoriser à être contre Paris-Plage ? », Espaces et sociétés, n° 151, 2012.

Jean Giraudoux, « Discours prononcé le 22 septembre 1941 dans le cadre de la XVe foire-exposition de Marseille » in Jean Giraudoux et le débat sur la ville, 1928-1924, Cahiers Jean Giraudoux n° 22, 1993.

Julien Gracq, « La forme d’une ville », 1985, in Œuvres complètes, vol. 2, La Pléiade, Gallimard, 2011.

Marcel Roncayalo, La ville et ses territoires, Folio-Essais, Gallimard, 1990.

René Schoonbrodt, Luc Maréchal, La ville, même petite, Editions Labor, Quartier libre, 2002.

Thomas Sieverts, Entre‐ville, une lecture de la Zwischenstadt, Marseille, Editions Parenthèses, 2004 (première édition en allemand, 1997).