Lerner, Peñalosa, Livingston, Lee Myung–bak : pourquoi ont–ils réussi ?
Mohamed MEZGHANI, 2011
Qui dans le monde de la mobilité urbaine et des transports publics n’a pas entendu parler de Curitiba, Bogotá, Londres ou Séoul ? Ces quatre agglomérations ont innové, chacune à sa manière, en matière de politique des déplacements urbains et sont des références pour les acteurs des transports publics voire les décideurs de la ville. Derrière chacune d’elles, un maire visionnaire et courageux qui n’a pas hésité à bousculer des tabous et à affronter des détracteurs virulents pour imposer sa vision de la ville durable pour le bien être de ses citoyens… et notre bonheur à tous. Comment et pourquoi ont–ils réussi là ou une majorité de leurs pairs ont échoué ou pire n’ont même pas essayé.
Lerner, le pionnier
Parmi ce quatuor, Jaime Lerner a été le premier à se distinguer. Il fût maire de Curitiba à trois reprises entre 1971 et 1992. Son nom est associé au concept de BRT (Bus Rapid Transit), devenu le bus à haut niveau de service, et on peut le considérer comme l’inventeur du moins l’instigateur de ce système. A l’origine, le gouvernement fédéral du Brésil avait alloué à la ville de Curitiba un budget pour la construction d’un métro. Mais là ou d’autres auraient sauté sur l’occasion pour engager un chantier de plusieurs années, endettant leur ville juste pour le plaisir de voir grand et de marquer les esprits, Lerner a fait ses comptes et réalisé qu’une ligne ferroviaire coûterait dix fois plus qu’une ligne de bus en site propre. Selon Lerner « la créativité commence lorsque vous enlevez un zéro de votre budget1 ». Il commanda donc à Volvo un bus doublement articulé pouvant transporter jusqu’à 300 personnes. Etant architecte–urbaniste, Lerner a favorisé la création d’axes à forte densité de population et d’emplois autour des lignes de BRT, la densité diminuant au fur et à mesure qu’on s’en éloigne. Il a en outre hiérarchisé le réseau de bus pour assurer un système de rabattement efficace et dense. Les stations de BRT ont été conçues de manière à faciliter et rendre plus rapide le chargement et le déchargement du bus : quais, validation des titres de voyage en station, accès aux personnes à mobilité réduite, abris. Comme il le dit, il a « métronisé » le bus. Il a fait du bus en se servant des avantages du métro : capacité, vitesse commerciale, fréquence.Quand en 1972, 1 habitant de Curitiba sur 30 utilisait les transports en commun, ils sont aujourd’hui 3 sur 4, ce qui représente plus de 2 millions de passagers par jour.
A cette époque on était encore loin du concept de développement durable né en 1987. Et pourtant, Lerner a multiplié les actions visant à concilier développement économique, équité sociale et protection de l’environnement. Outre les transports publics, il a mis en place le Cambio verde qui consiste à échanger des déchets contre des paniers de légumes, à créér de nombreux espaces verts (51m² d’espace de verdure par habitant bien plus que le minimum recommandé par l’ONU qui est de 16m²/habitant), à instaurer le recyclage des déchets, à lancer les « phares $du savoirs » dans les quartiers défavorisés, à construire un grand nombre de monuments culturels, etc. Ce n’est pas pour rien qu’au Brésil on appelle Curitiba « la ville des hommes » (A cidade da gente).
Peñalosa, l’humaniste
Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour voir le concept de BRT repris à grande échelle par Enrique Peñalosa, maire de Bogotá en 1998–2000. Celui–ci a lancé des projets de grande envergure qui ont changé la face de Bogotá. Pour cela, il a bénéficié de la manne fiscale constituée par son prédécesseur et de l’autonomie d’action que la mairie de Bogotá a acquise vis–à–vis du pouvoir central colombien. Durant les trois ans de son mandat de maire, Peñalosa a entrepris cinq grands projets : la délocalisation des commerçants informels qui occupaient la chaussée et les lieux publics, l’amélioration des parcs et jardins urbains et l’aménagement de plusieurs autres (il y en a 1 100 aujourd’hui), la rénovation des avenues les plus importantes de la ville, l’interdiction stricte du stationnement sur les trottoirs et la construction du
TransMilenio qui a marqué la renaissance du bus à haut niveau de service. Tout cela en trois ans ! Comme le dit Peñalosa : « Il faut penser avant d’être élu car après, on n’a plus le temps de penser, il faut agir ». D’ailleurs il avait annoncé dans sa campagne tout ce qu’il ferait en matière d’urbanisme et de transport et s’en est tenu. Toutes les études économiques et techniques relatives à ces projets étaient prêtes de manière à pouvoir commencer la réalisation dès le premier jour de son mandat.
Il a également clairement affiché sa préférence pour un système de bus dès le début de la campagne électorale au cours de laquelle son principal concurrent défendait l’option métro léger.
TransMilenio est entré en exploitation en décembre 2000. Il compte aujourd’hui 9 lignes sur 84 km de réseau et transporte quotidiennement 1,5 million de passagers. Le lancement de TransMilenio s’est accompagné d’une restructuration des lignes de bus existantes qui a permis de mettre en place des lignes de rabattement qui font la jonction entre les stations principales et les zones non desservies par TransMilenio. Une des spécificités du système est d’offrir à la fois des services express desservant les arrêts principaux et des services omnibus, ce qui a nécessité l’aménagement de voies de contournement à certains arrêts. Ceci permet d’augmenter la capacité offerte sans ralentir la vitesse commerciale.
La redéfinition du plan de mobilité de Bogotá autour du TransMilenio a eu aussi pour résultat une diminution du trafic automobile de 22% et une réduction du nombre de victimes d’accidents de la circulation de 50% du fait de la restriction des voitures aux heures de pointe sur certains axes (Programme Pico e placa). Bogotá c’est aussi 400.000 déplacements à vélo par jour sur 60 km de pistes cyclables. Depuis l’avènement du TransMilenio, on a enregistré un développement rapide des systèmes BRT sur tous les continents. Il y en actuellement une centaine en exploitation ou en construction. La loi électorale colombienne n’autorisait pas Peñalosa à se représenter à la fin de son mandat. Il est depuis « l’ambassadeur » de la ville durable aussi bien dans les milieux professionnels qu’universitaires, et un des hommes politiques colombiens les plus en vue. Pour Peñalosa « La véritable lutte des classes n’est pas entre riches et pauvres, mais entre les automobilistes et le reste de la société ».
Livingstone, l’anticonformiste
Au moment où Peñalosa achevait son mandat de maire de Bogotá, Ken Livingston commençait le sien à Londres. Londres a une population plus ou moins équivalente à celle de Bogotá, des problèmes tout aussi importants en matière de mobilité notamment la congestion de la circulation, le vieillissement des infrastructures en particulier le fameux Tube mais aussi les bus, et la baisse des performances du réseau de transport public. Tout comme Peñalosa, Livingston a mené une campagne électorale où la composante transport urbain a occupé une place de choix. Son élection en 2000 puis sa réélection en 2004 illustre l’importance qu’accordent les citoyens à l’amélioration de leur mobilité et la contribution de celle–ci à la qualité de la vie urbaine. Livingstone s’est notamment distingué par la mise en place du système de péage urbain (Congestion charging) qui impose le paiement d’une redevance de circulation à tout véhicule entrant dans la zone centrale de Londres. La réduction immédiate de trafic a été de 20 %. Le péage urbain a eu aussi comme impact une augmentation de 30 % du nombre de cyclistes. Devant le succès de cette mesure, Livingstone a décidé d’étendre la zone couverte par le péage et d’augmenter la redevance. Afin d’offrir une alternative aux automobilistes qui ont décidé de renoncer à l’utilisation de leur voiture, le réseau de bus a été renforcé qualitativement et quantitativement. C’est ainsi que Londres a introduit les bus articulés pour la première fois aux côtés des célèbres bus à impériale rouges. La fréquentation du réseau de bus a enregistré 40% d’augmentation entre 2000 et 2008.
Depuis 2003, l’intégration tarifaire a bénéficié de l’introduction d’Oyster, la carte intelligente multimodale. Le lancement d’Oyster a permis à Londres d’innover en matière de perception tarifaire. Comme par exemple la différenciation tarifaire entre les utilisateurs d’Oyster et ceux qui règlent leur titre de transport en espèces. Ou encore le plafonnement journalier du coût de transport : tout utilisateur d’Oyster ne paiera pas plus que le prix d’un pass journalier quel que soit le nombre de trajets effectués ce jour–là. Livingstone a également introduit la gratuité aux élèves et étudiants de moins de 18 ans à condition qu’ils disposent d’une carte Oyster. Il est également possible aux visiteurs étrangers d’acquérir une carte Oyster avant leur arrivée à Londres.
Malgré les détracteurs politiques de Livingstone qui ont remis en question l’efficacité du péage urbain, l’expérience de Londres a fait des émules. Ainsi Stockholm et Milan ont opté pour une approche similaire – avec quelques différences techniques – et certains pays, comme la France, ont fait les aménagements institutionnels et règlementaires nécessaires pour permettre aux villes françaises de mettre en place un péage urbain. Pour Livingstone « le péage urbain était une solution radicale à un problème qui durait depuis des années ». Entre 2000 et 2008, le transfert modal des automobiles vers les transports publics a atteint 5 %. Bien que critique en période électorale, Boris Johnson, maire de Londres à partir de 2008, a reconduit les grandes lignes de la politique de mobilité initiée par Livingstone y compris le péage urbain.
Lee Myung–bak, l’écologiste
Moins médiatisé que Peñalosa ou Livingstone, Lee Myung–bak n’en est pas moins adepte de solutions radicales en matière de politique urbaine. Maire de Séoul de 2002 à 2006, il a complètement changé la physionomie de la mégapole coréenne entre autres par la restauration du canal Cheonggyechon et le développement d’un réseau de BRT.
Le Cheonggyecheon est, initialement, un cours d’eau allant d’Est en Ouest à travers une partie de Séoul. Dans les années 1950, il fut recouvert et transformé en route, puis en 1968, une voie expresse surélevée vit le jour à l’ancien emplacement de la rivière. Jusqu’à 168.000 voitures empruntaient cette route quotidiennement. En juillet 2003, Lee Myung–bak lança un projet pour supprimer la route et la voie expresse et remettre à jour le cours d’eau. La promenade le long du cours d’eau ouvrit au public en septembre 2005. Elle est reconnue comme un grand succès de restauration urbaine. Suite à la démolition de l’autoroute urbaine, le nombre de véhicules pénétrant dans Séoul a été réduit de 2,3% tandis qu’on a enregistré 430.000 nouveaux utilisateurs de transport public (+1,4% pour le bus et +4,3 % pour le métro), sans parler de l’amélioration de la qualité de l’air dans la zone anciennement traversée par la route. Cette rénovation urbaine a permis de créer un pôle culturel et économique autour de Cheonggyecheon.
L’autre grand projet mené par Lee Myung–bak fût la réorganisation du réseau de bus avec la mise en place d’un système BRT qui compte aujourd’hui 74 km de couloirs centraux réservés aux bus répartis sur 8 corridors. L’impact immédiat de ce projet a été le doublement de la vitesse commerciale moyenne des bus dans les six mois qui ont suivi la mise en exploitation (de 11 à 22 km/h). Elle dépasse actuellement la vitesse moyenne des voitures sur les mêmes trajets. Par ailleurs, en moins d’un an, la fréquentation des bus s’est accrue de 10 %. Au–delà des performances techniques et commerciales, cette initiative a été également un projet réussi de restructuration et de réforme des services par bus. C’est ainsi que sous l’impulsion de la mairie, les 63 opérateurs bus se sont regroupés en association ce qui a facilité leur contractualisation et permis de faire des économies d’échelle par des commandes groupées de nouveaux bus ou d’autres équipements. La réorganisation du réseau s’est également accompagnée d’une hiérarchisation des lignes facile à comprendre par les utilisateurs grâce à un code couleur simple correspondant à chaque type de ligne (tronc commun, ligne express, ligne locale, ligne de rabattement). La billettique intégrée T–money a permis l’instauration d’une tarification à la distance ainsi que l’intégration modale. Enfin le système d’information TOPIS basé sur la localisation en temps réel des bus offre un outil d’amélioration des performances d’exploitation et du service aux clients.
Le séjour de Lee Myung–bak à la mairie de Séoul a été marqué par une orientation forte en faveur d’un environnement plus propre et d’une meilleure qualité de vie en ville. « Si on ne met pas l’accent sur la protection de l’environnement, la ville va non seulement perdre des citoyens mais aussi des investisseurs étrangers » fait remarquer Lee Myung–bak. « Il faut trouver le bon équilibre entre l’environnement et les différentes fonctions urbaines2 ». Lee Myung–bak est président de la république coréenne depuis 2008.
Quatre maires et autant d’approches pour améliorer la mobilité dans leur ville respective, mais une volonté commune de favoriser le transport public. Malgré les différences du contexte socio–politique, du cadre urbain, ou de l’environnement des transports, on peut trouver derrière leur réussite un grand nombre de facteurs communs. Tout d’abord, le fait d’arriver avec une volonté forte et une détermination à changer radicalement la situation. Il ne s’agit pas de mettre en place des mesures pour améliorer la mobilité sur le court–terme mais de jeter les jalons d’une modification en profondeur du système de déplacements qui va façonner la ville sur le long terme. Plus encore, il s’agit d’entreprendre un projet urbain global et cohérent dont la mobilité est une des composantes. C’est notamment le cas à Curitiba où transport et urbanisme ne forment qu’un, ou encore à Bogotá où le transport public est un projet de société et un moyen d’effacer les différences sociales. Et dans chacun des quatre cas, il y a un projet phare qui va être la locomotive de ce train du changement et porter la politique de mobilité durable.
Il y a ensuite la volonté de combattre frontalement la voiture particulière en rendant plus difficile et plus coûteux les déplacements automobiles au profit du transport public et des modes doux. L’adversaire de la ville durable est désigné sans tabou et on ose l’empêcher de gagner du terrain. On lui prend l’espace routier et lui impose également des restrictions dans le temps. Le courage des quatre maires est à ce titre remarquable quand la plupart des décideurs locaux même ceux qui développent le transport public n’osent pas restreindre l’usage de l’automobile. Il ne faut pas s’étonner alors de l’inefficacité de la politique des déplacements.
Un autre dénominateur commun est la rapidité dans la réalisation des projets. Autrement dit, quand on est déterminé, il n’y a pas de temps à perdre. « Toute ville au monde peut être améliorée en moins de trois ans3 » précise Lerner. Les quatre maires ont effectivement fait en 3 à 5 ans ce que d’autres mettent dix ou quinze ans à réaliser. Même si ce sont des projets de long terme, on arrive à faire beaucoup de choses les premières années, en tout cas à insuffler une dynamique positive et à rendre le mouvement irréversible. A chaque fois, les détracteurs ont été nombreux et parfois même virulents mais ce n’est pas une raison pour douter, encore moins pour s’arrêter. On garde le cap fixé sur l’objectif final et on persévère contre vents et marées. Si on recherche le consensus, on risque de dénaturer son projet.
Enfin, avant d’être maire, chacun d’eux a été d’abord un citoyen actif de sa ville, c’est–à–dire engagé, voire militant en faveur du développement durable de la ville. Cela a apporté une très bonne connaissance du terrain et donc une capacité à cerner les problèmes et identifier les solutions rapidement. C’est primordial pour se forger une vision claire, ce que des maires, « parachutés » par leurs appareils politiques, ne peuvent acquérir qu’après de longues années… au risque que ce soit trop tard. On ne peut s’approprier une ville si on n’en connaît pas le terrain et le fonctionnement dans les moindres détails. Malgré ces similarités, il y a quand même des différences entre ces quatre personnages mais qui apparemment ne les ont pas empêchés de connaître le même succès. Je ne m’attarderai que sur une seule : leur appartenance politique. Lerner a été soutenu par la junte militaire au pouvoir au Brésil pour devenir maire de Curitiba en 1971. Peñalosa a longtemps été indépendant avant de co–présider un parti écologiste. Livingstone a un passé trotskyste qui lui a valu le surnom de Ken le Rouge (Red Ken) avant de rejoindre le parti travailliste dont il fut écarté avant son élection à la mairie de Londres en 2000. Enfin, Lee Myung–bak était membre du parti libéral quand il fût élu maire de Séoul en 2002. Il se définit lui–même comme un « écologiste libéral ». Les préférences politiques différentes, voire opposées, n’ont pas empêché ces quatre personnalités de devenir des champions de la mobilité durable, preuve que le transport public se situe au–dessus des clivages politiques et qu’aucune tendance ne peut en revendiquer l’exclusivité
1 Royal Institute of British Architecture International Dialogues Talk:” The Sustainable City”, Jaime Lerner (Video), 2009
2 Time, “Lee Myung–bak”, by Bryan Walsh, October 27th 2007.
3 Royal Institute of British Architecture International Dialogues Talk:” The Sustainable City”, Jaime Lerner (Video), 2009
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