Les enjeux de l’accès à l’eau
2005
Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs (AITEC)
Cette fiche expose les enjeux de l’accès à l’eau, dans le monde, en termes de services publics et présente également le jeu ambigu joué par les grandes multinationales de l’eau.
État des lieux
1,5 milliard de personnes n’ont pas accès à l’eau en quantité et en qualité suffisantes ; près de 2,5 milliards ne disposent pas d’assainissement. On estime que 15 millions de décès par an sont dus à des infections bactériologiques liées à la mauvaise qualité de l’eau. Selon une étude récente1, cette crise de l’eau pourrait toucher 4 milliards de personnes en 2025.
Malgré l’engagement du Comité des Nations Unies pour les droits économiques, culturels et sociaux2, la plupart des États ne considèrent pas encore que l’accès à l’eau constitue un droit fondamental, même si tous s’accordent à dire qu’il renvoie à un besoin vital. Plus souvent, les États et les gouvernements envisagent l’eau comme un bien économique auquel il faut attribuer une valeur fixée sur le prix du marché permettant de récupérer le coût total de production, profits compris. Les objectifs du Millénaire contre la pauvreté (adoptés par l’assemblée des Nations Unies à New York en 2000), repris par le Sommet de Johannesburg sur le développement durable en 2002 et par le Forum de Kyoto sur l’eau en 2003, visent à réduire de moitié le nombre de personnes ne disposant pas d’eau et d’assainissement à l’horizon 2015.
Les propositions de l’association pour le contrat mondial de l’eau (Acme)
Face à un avenir menaçant – crises hydriques et guerres de l’eau –, le comité international de l’association pour le contrat mondial de l’eau (ACME) a notamment proposé3 :
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d’inscrire le droit d’accès à l’eau dans la déclaration universelle des droits humains, dans les constitutions de tous les États et dans les statuts des collectivités locales ;
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d’inventer un système financier coopératif et mutualiste favorisant les partenariats public-public dans la perspective d’un service public mondial de l’eau ;
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de créer à tous les niveaux des conseils de citoyens pour démocratiser radicalement la gestion de l’eau.
Cette vision se fonde sur le fait que l’eau est essentielle pour la vie. Pour les êtres humains comme pour tous les êtres vivants, rien ne peut la remplacer. L’association propose donc que l’eau soit considérée comme un bien commun public mondial4.
Pour l’ACME, considérer l’eau comme un bien commun public mondial impliquerait que se mettent en place des structures veillant à sa préservation. Le parlement mondial de l’eau, ayant une fonction législative, serait chargé d’élaborer et d’approuver les règles et les principes du bien commun mondial, de sa valorisation et de son utilisation solidaire et durable. Le Tribunal mondial de l’eau serait chargé de régler les conflits interétatiques en matière d’utilisation d’eau (fonction juridique). Une agence d’évaluation, chargée de veiller au respect des objectifs, c’est-à-dire de garantir l’accès à l’eau pour tous garantirait le contrôle des investissements.
La notion de « Bien public mondial »
Un réseau d’associations travaillant sur l’accès à l’eau à l’échelle de la planète ont plaidé que l’eau soit considérée comme un « Bien public mondial ». Cette notion renvoie à celle de responsabilité collective vis-à-vis des générations actuelles et à venir et des écosystèmes.
Peser pour que l’eau soit reconnue comme bien public mondial pose un certain nombre de problèmes inédits. Vers quelle entité juridique et politique se tourner en cas de violation de ce droit ? L’autorité publique, le pouvoir politique légal à même de garantir de tels engagements reste à inventer. Cependant, la déclaration de l’Unesco établissant le patrimoine commun de l’humanité ou encore la Convention des Nations Unies sur le Droit à la mer considérant comme communes les ressources des océans, peuvent montrer les prémisses de cette conception de biens communs publics mondiaux. Au caractère non substituable de l’eau, à la globalité de son cycle sur la planète, il faut encore ajouter que, dans le monde, sur 214 bassins hydrographiques, 155 sont partagés entre 2 pays, 36 entre 3 nations, et 23 bassins par un nombre de pays allant jusqu’à 12 !
Un bien géré au niveau local
Le caractère global de l’eau se traduit par une gestion locale : son exploitation le plus souvent, sa gestion et sa distribution se font à l’échelle locale.
On peut imaginer un service public de l’eau, a fortiori un service public européen de l’eau ou un service public mondial de l’eau, sous forme de réseau coordonnant et mutualisant les expériences et les moyens aux diverses échelles territoriales.
L’éco-féministe indienne Vandana Shiva évoque ainsi « un service public enraciné dans les communautés locales ». Le Conseil de concertation pour l’approvisionnement en eau et l’assainissement (WSSCC) affirme qu’« il ne suffit pas d’améliorer l’accès à l’eau et à l’assainissement, il faut aussi renforcer l’accès à la gestion des services d’eau et d’assainissement, qui déterminera la durabilité des progrès réalisés[>(note) 5] ».
Le local cristallise un double enjeu qu’il n’est pas toujours évident de dissocier : d’une part, l’existence d’un territoire naturel, celui du bassin hydrographique, dans lequel se situe l’écosystème, et qui souvent ne correspond pas aux limites administratives et politiques reconnues ; d’autre part, la participation des citoyens, des communautés locales à la gestion de l’eau et la démocratisation de la gestion de l’eau. Il est en effet indispensable que les citoyens participent de façon plus dynamique à la définition et à la réalisation de la politique de l’eau, du niveau local au niveau mondial.
La privatisation de la gestion du secteur de l’eau et le rôle des multinationales de l’eau
Le secteur privé n’apporte que très peu d’investissements dans le domaine de l’eau. Face aux trois milliards de dollars d’aide publique (bilatérale et multilatérale) au développement consacrés au secteur de l’eau, la contribution du secteur privé représente 5 % des fonds consacrés à l’eau. Plus précisément, le secteur privé consacre 153 millions de dollars par an à l’eau, ce qui représente moins de 0,3 % de l’ensemble de ses projets, tous secteurs confondus6.
L’eau était gérée par des régies publiques quasiment partout dans le monde. Ce système est remis en cause par la privatisation et la marchandisation de l’eau, entreprises par les multinationales, pour la plupart européennes, françaises en particulier.
Au début des années 1980, les deux principales compagnies d’eau privées, françaises, opérant au niveau international (la Générale des Eaux, devenue Vivendi Environnement, filiale de Vivendi Universal, puis Veolia ; et la Lyonnaise des eaux, devenue Ondeo, filiale de Suez) assuraient la distribution d’eau à 300 000 personnes (hors de France). En 2000, la population desservie par les entreprises privées dans le monde est passée à 400 millions, dont 250 millions par les seules entreprises françaises. La banque privée suisse Pictet prévoit que, si la tendance actuelle se poursuit, le secteur privé desservira environ 1,7 milliard de personnes en 2015.
Ce processus peut prendre la forme d’une privatisation totale sur le modèle anglais ou d’un partenariat public-privé sur le modèle de la délégation à la française. Les grandes multinationales peuvent alors avoir les avantages de la propriété (contrôle, pouvoir de décision, etc.) sans en avoir les inconvénients (entretien, investissements, responsabilité, etc.). Les majors de l’eau qui, en France, proclament que « la propriété des infrastructures doit rester publique » ne rechignent pas à se rendre directement propriétaires de réseaux à l’extérieur…
Les conséquences sur le secteur de l’eau
Aucune évaluation sérieuse et indépendante de l’impact de la privatisation de la gestion de ce secteur n’a été entreprise. Pourtant, on sait déjà que :
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L’eau devient plus chère pour les usagers domestiques.
Un rapport du PNUD établit que « les partenariats public-privé reposent sur le principe du paiement des services par le client. La privatisation de la distribution d’eau et de l’assainissement a fait nettement augmenter les tarifs, parfois du jour au lendemain et avec des conséquences désastreuses[>(note) 7] ».
En France également, les prix s’élèvent à partir du moment où la gestion est déléguée au privé. En moyenne, l’écart de prix entre affermage (gestion déléguée au privé) et régie directe est de 27 % pour l’eau potable et 20 % pour l’assainissement8.
Ainsi, en 2002, le prix de l’eau (HT) dans deux grandes villes voisines, Grenoble et Lyon9, s’établit à 0,73 €/m3 à Grenoble (régie publique) et à 1,614 €/m3 à Lyon (délégation à la Compagnie générale des Eaux, ex-Vivendi). Une différence du simple au double ! Les économies d’échelle permises par le nombre considérable de contrats détenus par trois sociétés (Compagnie générale des Eaux, Lyonnaise des Eaux et SAUR) et leurs filiales communes ne bénéficient pas aux usagers.
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Les intérêts de l’entreprise avant ceux des usagers.
A noter qu’après l’effet d’annonce de l’engagement du secteur privé (« l’eau pour tous, vite » déclarait Gérard Mestrallet, PDG de Suez) à améliorer la qualité du service, l’heure est au retrait et à la rupture de nombreux contrats (Manille, Djakarta, Atlanta…). D’une façon générale, les multinationales de l’eau s’intéressent d’abord aux populations solvables : les zones rurales et les bidonvilles sont oubliés.
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Et l’intérêt collectif ?
Les multinationales de l’eau font régner l’opacité, écartant les citoyens et les autorités locales de la gestion de l’eau. Pire encore, selon le PNUD, « les multinationales respectent rarement les accords qu’elles ont passés avec le pays hôte[>(note) 10]» [[Rapport mondial sur le développement humain, 2003, PNUD]].
En Amérique Latine, sur la période 1985-2000, 55 % des contrats de concession dans le domaine des transports et 74 % dans le domaine de l’eau ont été renégociés. Dans 66 % des cas, c’est le secteur privé qui demande la renégociation.
Les atteintes à la souveraineté populaire se multiplient : l’exemple de Manille
Pour Carla Montemayor du réseau de vigilance sur l’eau Bantay Tubig, la privatisation de l’eau à Manille peut être considéré comme une faillite dramatique. Les engagements pris n’ont pas été tenus et le prix de l’eau dans la partie de la ville gérée par Suez ont augmenté de 500 % depuis 1997 (et même de 700 %, dans l’autre partie, gérée par une joint-venture comprenant Bechtel). Et ce système se reproduit dans le reste des Philippines. Les plans pour des hausses de prix plus rapides avaient été en partie acceptés par le régulateur. Cependant, Suez décidait de quitter Manille, en demandant une compensation financière à travers la cour d’arbitrage de la Chambre Internationale de Commerce de Paris (présidée par Jean-René Fourtou, PDG de Vivendi Universal). Les implications sont fortes en matière de souveraineté, Suez interférant directement sur le pouvoir du régulateur local à Manille) à travers un travail de lobbying continuel et puissant via notamment l’Ambassade de France à Manille.
En Amérique Latine, la rupture du contrat avec Bechtel a fait suite à une insurrection populaire à Cochabamba (Bolivie). Bechtel a poursuivi l’État bolivien devant une juridiction internationale privée (cour d’arbitrage de l’OMC, Organisation mondiale du Commerce), réclamant 25 millions de dollars US de dommages au titre des bénéfices non perçus. Les conséquences budgétaires d’une telle opération pour un pays tel que la Bolivie seraient bien évidemment désastreuses.
En ce qui concerne l’AGCS (Accord général sur le commerce des services) de l’OMC, c’est la Commission européenne qui négocie pour l’ensemble des pays de l’Union et donc la France. Sur le secteur de l’eau, la France a été très offensive au niveau des négociations communautaires, le lobby continuel des multinationales de l’eau françaises agissant ainsi indirectement sur ces négociations commerciales. En effet, la Commission européenne a adressé des demandes de libéralisation de l’ensemble des services relatifs à l’eau de consommation et au traitement des eaux usées à 72 des 109 pays auxquels elle a adressé des demandes. Chaque fois, il a été notamment demandé aux pays de s’engager à appliquer la clause du traitement national. Appuyant l’idée que l’accès libéralisé aux eaux souterraines ouvre bien la voie à la privatisation des nappes phréatiques, la Commission européenne a demandé à Taïwan d’abroger sa loi interdisant à une société étrangère le droit de posséder des sources d’eau11.
Enfin, la privatisation de l’eau dans les pays en développement passe aussi par les injonctions de la Banque mondiale et des autres bailleurs de fonds internationaux. C’est ce que relate pour le Ghana, Wenonah Hauter, directrice du département environnement de l’ONG américaine Public Citizen : « La Banque mondiale dicte ses conditions et met sous pression le gouvernement du Ghana qui craint l’effondrement des compagnies publiques. La Banque mondiale retient une subvention pour les sociétés publiques de l’eau : les réparations ne sont pas effectuées faute de fonds et les fonds ne seront libérés qu’à partir du moment où l’eau serait entre les mains de sociétés privées12 ».
Du refus de la privatisation à l’élaboration d’une alternative publique, le long chemin des altermondialistes de l’eau
Depuis quelques années, des associations et des réseaux nationaux et internationaux d’origines et d’inspirations très diverses convergent pour élaborer et construire des options publiques durables et participatives pour gérer ce bien vital. En mars 2003, un premier Forum alternatif mondial de l’eau a réuni 1800 participants, à Florence, en Italie. Une vingtaine d’associations composaient son comité organisateur international, dont des ACME et des sections d’ATTAC de différents pays, la Coordination pour la défense de l’eau et de la vie de Cochabamba (Bolivie), la Coalition nationale contre la privatisation de l’eau (Ghana) et Public Citizen (États-Unis).
En contre-point du Forum mondial de l’eau, qui se tenait au même moment à Kyoto, à l’initiative du Conseil Mondial de l’Eau13, le Forum de Florence a dénoncé la faillite actuelle de la politique de l’eau et la fuite en avant de la privatisation. Le Forum a été l’occasion d’élaborer les principes d’une autre politique mondiale et locale de l’eau, en développant les notions de droit à l’eau, de bien commun dont la propriété, le gouvernement et le contrôle politique doivent rester publics, dans des formes renouvelées, participatives et solidaires. Le Forum de Florence a abouti au manifeste « pour une autre politique de l’eau14 » et à la déclaration de Rome.
S’appuyant sur cette déclaration, l’ACME a lancé une campagne internationale pour que les institutions existantes prennent des décisions qui concrétisent la réalisation du droit à l’eau pour tous d’ici 2015-20, avec la collecte d’adhésions à la déclaration de Rome, en priorité de communes et de collectivités territoriales, de parlementaires, d’organisations actives dans le domaine de l’eau et des droits sociaux, de syndicats. Cette démarche passe également par des analyses, des propositions et des débats sur deux questions essentielles : le financement du droit à l’eau pour tous et d’une gestion publique de l’eau ; la démocratie locale, via la création de Conseils de citoyens pour l’eau. Le dernier rendez-vous a été le 2e Forum alternatif mondial de l’eau, à Genève, en mars 2005.
4 Publiée à Mexico le 22 mars 2004 par le Conseil mondial de l’eau.]]
1 En novembre 2002, celui-ci a formellement reconnu le droit à l’eau dans son observation générale n°15.
2 Dans la Déclaration de Rome, adoptée le 10 décembre 2003, à l’occasion du 55e anniversaire de la Déclaration des droits humains des Nations Unies.
3 L’eau, bien commun public, Riccardo Petrella, éditions de l’aube, 2004.
4 « A l’écoute » , document du WSSC, publié le 22 mars 2004, p6.
5 Environment resources management, Financing the EU Water initiative, 2002, p18 ; Rapport Camdessus, 2003, p. 27
6 Rapport mondial sur le développement humain, 2003, PNUD.
7 IFEN et SCEES, avril 2001
8 Communauté de l’agglomération havraise
9 Rapport mondial sur le développement humain, 2003, PNUD
10 Summary Of the EC’s Initial Requests to Third Countries in Negotiations, Brussels, 1 July 2002, p.6
11 in L’eau, respublica ou marchandise, La Dispute, 2003.
12 La Banque mondiale et les entreprises privées ont créé le Conseil mondial de l’eau en 1996 avec le soutien des agences spécialisées des Nations Unies.
13 Disponible sur le site www.acme-eau.com