Sur le service public comme notion juridique
J.P. Tranchant, 2005
Cette fiche propose une définition juridique des services publics et tend à proposer des pistes de modernisation pour les faire rentrer dans le XXIe siècle. Cependant, si l’auteur leur reproche souvent leurs lourdeurs technocratiques et bureaucratiques, ses propositions d’intégration des usagers par des missions et des prérogatives d’évaluation ne semblent pas se départir d’un accroissement de cette tendance à la bureaucratie.
Nous nous référerons ici à une sorte de théorie du service public (de l’âge) classique qui éveille en nous un sentiment de nostalgie et qui a forgé bon nombre de principes à la base de la doctrine française et européenne du service public.
Nous montrerons que cette doctrine est aujourd’hui assaillie dans ses fondements idéologiques par une autre pensée du rôle de l’État et de la place de la concurrence dans la constitution d’une nouvelle économie et d’une nouvelle société qui ont pour effet implicite de forger une autre théorie du service public.
Nous énumèrerons les exigences que cette nouvelle théorie nous semble devoir prendre en compte au motif que, même au temps de sa magnificence classique, elle n’apportait pas ou peu de garantie de gestion démocratique des biens publics qui sont à distribuer entre tous les citoyens (c’est une autre définition, plus mystique du service public, garantie que les attaques récentes ont encore affaiblie).
I. La théorie juridique du service public à l’âge classique
1. La vulgate
Qu’est ce que le service public ? Fonctionnaire ou usager, il se pourrait bien que, spontanément, nous proposions une sorte de résumé simplifié des années 1955-1960 qui fleuraient bon l’avant-guerre.
«Le service public est une activité d’intérêt général qu’accomplit l’administration pour le bien de ses usagers en ayant pour principes : de servir tout le monde, de les traiter également, éventuellement de les faire contribuer aux frais exposés par le service, d’assurer le service en tout temps, par tout temps et en tous lieux, de l’adapter à l’évolution des mœurs, du peuplement et des techniques. Pour servir une population dans ces conditions, il faut pouvoir avoir recours à des procédés administratifs que d’aucuns jugeront autoritaires et surtout disposer d’un monopole ou un quasi-monopole pour que l’activité ne soit pas déloyalement concurrencée par des entreprises de services privés qui ne manqueraient pas de prendre en charge les sous secteurs rentables en laissant le reste à traiter, les mauvais restes. »
«Lorsque le service est de même nature que celui que peut rendre une entreprise industrielle ou commerciale, le fonctionnement du service est assuré, soit par une entreprise concessionnaire – on dit délégataire aujourd’hui – soit par l’administration mais en calquant sa pratique sur celle d’une entreprise. Dans ces deux cas, le service perçoit des prix qui ont pour effet d’équilibrer la gestion comptable du service ; dans le cas de la concession, il n’est pas interdit à l’entreprise gestionnaire de faire des profits mais ce n’est pas une raison pour que le service dans sa totalité en fasse ; ce n’est d’ailleurs pas son but social, aux yeux du droit. La logique commerciale ne peut jouer pleinement ici. En particulier, même un service industriel et commercial doit s’interdire de favoriser ses meilleurs (gros) clients au détriment des moins bons (petits) quitte à pratiquer des tarifs préférentiels au bénéfice de clients socialement ou économiquement ou physiquement défavorisés, même si dans ces conditions il revient à la collectivité publique (Etat, Département, Commune et leurs groupements) pour laquelle et au nom de laquelle le service est assuré, de compenser les pertes d’exploitation engendrées par ces entorses au tarif d’équilibre. »
«Tel est l’esprit du service public : opposer à l’arbitraire des gouvernements (toujours enclins à exiger de l’administration qu’elle serve ses caprices politiques) l’intérêt général et les « lois » du service public ; opposer la logique de solidarité des citoyens à la logique du profit entrepreneurial ; mais aussi limiter la sphère du service public à la sphère de l’intérêt général en empêchant le service public de tout faire pour ne pas alimenter la doctrine du socialisme municipal. »
Voyons ce qui est fondé juridiquement et institutionnellement dans cette vulgate.
2. La fonction idéologique de la théorie du service public présentée en son temps
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comme républicaine au double sens de la « res publica » (la chose publique, ce qui est à gérer collectivement) et de « République » régime de gouvernement chargé de ruiner la théorie de la toute puissance de la puissance publique et du libre et bon vouloir de l’administration ;
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comme libérale et antisocialiste, devant marquer la limite que ne doit pas franchir l’intervention publique au risque de contrevenir au principe constitutionnel de la liberté du commerce et de l’industrie, au risque d’aller trop loin à l’instar du socialisme municipal.
3. La mission de service public
Contrairement à ce que laisse entendre la vulgate, pour la théorie classique, l’élément déterminant de la définition du service public est la mission qu’il remplit, laquelle peut être confiée (dévolue) à des instances très variées. On insiste ici sur la question de la dévolution : à qui est confié le service public, qui est investi de la mission de servir ; nous distinguons cette question d’une autre, qui vient ensuite : celle de savoir qui est opérateur ou fournisseur.
L’élément déterminant de la définition du service public est la mission qu’il remplit. C’est la qualification de « mission de service public » qui est fondatrice. La question de l’organe est moins déterminante. Une mission de service public peut être conférée par la loi à une personne privée (assurer une discipline professionnelle, organiser la production de guerre dans un secteur industriel, nourrir des réfugiés, assurer le remboursement des soins médicaux…) à charge pour cette personne d’en référer à l’État ou à une autre collectivité publique qui aura à s’assurer que la mission est bien remplie.
Globalement, trois types d’organisation sont classiquement repérables :
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Le service public incombe directement à l’Etat ou à une collectivité publique territoriale locale qui prend toutes les dispositions pour assurer elle-même le service ou pour donner à faire à des contractants publics ou privés certaines tâches qui peuvent être des tâches de gestion ou qui peuvent consister en livraison de fournitures et services divers.
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Le service public est confié à des établissements publics spécialisés (l’assistance publique est confiée à l’établissement public du même nom, l’enseignement supérieur revient à des universités organisées en établissements spécialisés territorialement, etc.) bénéficiant d’une plus ou moins grande autonomie décisionnelle, économique, sociologique… en deçà ou au delà de leur autonomie juridiquement formalisée ;
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Le service public est confié à des personnes morales privées qui bénéficient de prérogatives de puissance publique (par exemple pour prélever des cotisations) tout en bénéficiant d’une large autonomie vis-à-vis de l’Etat (c’est l’Etat qui est le plus souvent concerné) lequel ne dispose que de quelques droits de contrôle ou de quelques sièges dans les organes délibérants.
Dans tous les cas, la loi, le décret ou la délibération qui crée un service public jouissant d’une certaine autonomie vis-à-vis de son créateur au soin de définir les relations entre le service et la collectivité. De toutes les façons, seule la loi est capable de créer de nouvelles catégories d’établissements.
4. Distinction entre maîtrise du service/opérateur et fournisseur
On a toujours distingué, dès l’origine de la théorie classique, le mode de dévolution et d’organisation et le mode de gestion du service public conduisant à distinguer le maître du service, l’opérateur et le simple fournisseur.
Prenons l’exemple du service public communal de l’éclairage. Il peut être confié au maire, agissant comme chef des services municipaux au service de la voirie, au motif que l’éclairage est d’abord l’éclairage de la voie publique et de ses dépendances. Voilà donc le maire en situation d’assumer en cette manière ses responsabilités politiques, techniques et juridiques :
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politiques : faut-il mieux éclairer certains quartiers que d’autres, quels quartiers doter de points lumineux historico-touristiques si coûteux ?
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techniques : faut-il organiser des tournées systématiques de contrôle de l’éclairage pour remplacer les « ampoules » défaillantes ou attendre les coups de téléphone indignés des riverains ou s’en remettre aux signalements de la police municipale ou des conseils de quartiers ?
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juridiques : faut-il tenir la commune pour responsable de l’absence ou de l’insuffisance de l’éclairage de tel endroit ?
Un autre maire, las de se poser tant de questions, peut être tenté de se débarrasser du service public de l’éclairage en le confiant à une entreprise.
Dans cet exemple, le service municipal est confié :
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soit à un opérateur administratif interne sans autonomie ni capacité financière propre mais bénéficiant d’un savoir faire technique, placé sous l’autorité directe du maire chef des services municipaux, ce qui est assez clair ;
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soit à un opérateur privé externe, ce qui l’est moins.
En fonction de l’étendue et de la nature des tâches que la commune va donner à faire à cet opérateur privé externe, on pourrait le considérer :
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soit comme un simple fournisseur de matériel et de services ;
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soit comme une entreprise à laquelle la collectivité a délégué la gestion du service public de l’éclairage s’engageant à des investissements, des performances (aucun point lumineux ne doit rester en panne plus d’une nuit), des discussions avec les commerçants et les habitants sur les choix d’investissement et de gestion à faire…
Sauf dans le cas où l’opérateur se rémunérerait par la perception de prix payés par les usagers et fait son affaire de l’équilibre de sa gestion - qui sont les deux critères consacrés classiquement par la jurisprudence puis par la loi, lesquels s’appliquent pleinement dans le cas du concessionnaire ou du fermier du service de l’eau, par exemple -, il n’est pas toujours facile de distinguer l’opérateur-fournisseur de l’opérateur-délégataire ou opérateur-gestionnaire. Un service municipal d’enlèvement des ordures ménagères peut être présenté comme une régie municipale alors que la quasi-totalité des camions et des serveurs des camions sont « loués », qu’un bureau d’étude contractant détermine les itinéraires et la fréquence des tournées en fonction des rythmes urbains… De telle sorte que la régie est une coquille à peu près vide. Il peut être intéressant pour une collectivité de s’afficher comme juridiquement en charge de la totalité du service et de passer discrètement des marchés publics de fourniture et de service avec plusieurs entreprises (dans le cas des ordures ménagères cela peut être dans certaines conditions la seule issue possible pour des raisons fiscalo-juridiques qu’on pourrait développer ailleurs) par application du code des marchés publics. Ce peut être politiquement plus intéressant en effet que de dire qu’on délègue par application de la loi Sapin qui est à la fois une loi sur la délégation de service public et contre la corruption des décideurs politiques, ce qui produit un double et très mauvais effet.
Tous ces éléments militent en faveur d’une distinction juridique et aussi fonctionnelle très ferme des deux fonctions de maître du service et l’opérateur : celui qui en principe commande et celui qui en principe fait, exécute, assure le quotidien, répond de la bonne marche du service.
A ce propos il nous faut, en reprenant les distinctions exposées plus haut, distinguer plusieurs choses.
Si le service public est dévolu par la loi à une institution publique autonome spécialisée, parfaitement organisée, bénéficiant de ressources propres et dotées de statuts précis, on comprend que dans ces conditions, la collectivité publique de rattachement (sous l’autorité de laquelle cette autorité est placée) n’ait pas grand-chose à dire, n’ait pas beaucoup d’ordres à lui donner… sauf à envoyer des représentants au conseil d’administration pour y défendre certaines positions et sauf bien sûr à exercer des missions de contrôle… Les décisions politiques relatives aux directions à suivre, à la programmation des activités, à la population cible à servir sont normalement prises par le Conseil d’administration composé des représentants des acteurs publics et sociaux en présence. Il se peut d’ailleurs que la maîtrise du service la plus manifeste prenne la forme assez inattendue d’un contrat passé entre l’Etat et l’organisme en question conclu pour une demi douzaine d’année et qui convient d’objectifs à atteindre et de contributions à allouer en fonction des objectifs à atteindre et aussi des succès enregistrés au fur et à mesure.
Si à l’opposé le service public incombe directement et totalement à la collectivité elle-même, le pouvoir de direction appartient à l’autorité politique qui gère la collectivité en question : le gouvernement pour l’Etat, le maire – en collaboration avec le conseil municipal, collaboration floue parfois – pour la commune. Dans ce cas, ce pouvoir de direction, cette maîtrise du service n’est pas toujours suffisamment distinguée des pouvoirs techniques et de gestion. Il ne devient évident que lorsque la collectivité décide d’externaliser les tâches de gestion en les confiant à une entreprise. Il suffit de lire le contrat de délégation passé entre le maître du service et l’opérateur-gestionnaire pour bien comprendre en quoi consiste les deux fonctions dont notamment celle de maîtrise du service qui apparaît alors comme un mélange de deux pouvoirs : un pouvoir de contrôle des agissements de l’opérateur et un pouvoir de direction.
Dans le cas de l’établissement public spécialisé auquel est dévolu le service, seuls les actes de contrôle sont véritablement dans les mains de l’administration de rattachement.
5. Les « lois » ou principes du service public
La théorie juridique classique a déclaré que le service public se trouvait soumis à un régime spécial de contraintes et de sujétions qui en faisait une sorte d’administration exemplaire.
Parmi ces contraintes et sujétions :
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obligation de continuité et d’adaptation pour servir sans faille ni rupture et de la meilleure façon qui soit (par utilisation de la technique la plus récente et la plus performante) le public;
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neutralité et égalité de traitement qui sont des idéaux républicains s’il en fut, poussés jusqu’au refus de toute mesure de différenciation des tarifs en fonction des situations familiales et financières des usagers (application du quotient familial) et de toute politique de péréquation d’un produit à l’autre (cette façade d’intransigeance républicaine se lézarde de nos jours mais n’est pas encore tombée à terre)
6. Les usagers du service public
Le principe même du service public est de confier une mission spécifique à un organisme public ou proche de la puissance publique au bénéfice de telle ou telle catégorie de bénéficiaires : une population désireuse d’utiliser les moyens publics d’enseignement, les ménages consommant de l’énergie, les lecteurs d’un quartier, la population en déplacement quotidien dans une ville donnée, par exemple.
La désignation d’une cible d’usagers a conduit naturellement à faire de ces usagers des partenaires privilégiés capables parfois de passer contrat avec le service dès lors que la nature de la prestation était de nature marchande. Ce ciblage a conduit à donner la possibilité aux usagers de se plaindre des conditions d’organisation du service et de critiquer juridictionnellement ledit service.
Ces tendances ont été accentuées par certains services publics agissant isolément et empiriquement jusqu’au point d’instaurer une sorte de confrontation permanente entre le service et ses usagers sans aller jusqu’à la cogestion du service, idée mise en pratique récemment et qui ne s’inscrit pas véritablement dans la théorie classique.
7. Le monopole ou la mise à l’abri de la concurrence
Dans la théorie classique du service public, il va de soi que la première conséquence de l’institution d’un service public est la délimitation d’une aire d’exclusivité. Il est sans doute préférable de parler d’aire d’exclusivité que de monopole. Le prétendu monopole de la poste ne porte que sur la transmission des plis. Le prétendu monopole d’EDF ne porte que sur la distribution d’énergie électrique et ne comprenait pas la totalité du territoire national. L’école primaire de Jules Ferry n’a jamais détenu le monopole de l’enseignement de base comme d’insistantes et malveillantes interprétations l’ont prétendu.
Même si on ne peut parler de monopole, il va de soi que la notion même de service public implique une mise à l’abri de la concurrence, la délimitation d’une zone de protection sinon d’exclusivité. La théorie classique de l’intérêt général implique que l’action publique ne soit pas gênée par des actions privées concurrentes dont la défaillance a pu motiver la création du service public en question, qui pourraient s’installer dans des niches de bonne rentabilité dont justement le service public profite pour équilibrer sa gestion, pour faire payer moins cher les services difficiles à rendre en dehors des aires de rentabilité. Cette préservation du service public empêche les tiers de lui faire une concurrence par trop déloyale qui lui interdirait pratiquement de remplir sa mission.
II. Flux et reflux actuels du service public et du discours juridique
Après la seconde guerre mondiale, la fonction principale de l’Etat est de développer le pays en développant le secteur industriel à travers des firmes d’Etat (le flux) - éclipsant la théorie de l’organisation sociale par les services publics - puis après 1980 presque sans transition d’organiser l’intégration économique européenne et même mondiale par l’instauration d’un droit de la concurrence à laquelle les services publics ne sauraient s’opposer et qui les met eux-mêmes en situation de concurrence dès qu’ils assurent des fonctions de production économique (le reflux).
1. Le flux, le flot montant
La doctrine de l’après guerre du développement de la France par le capitalisme d’Etat a pour conséquence paradoxale la glorification de l’entreprise comme forme de l’organisation de production de tout bien ou service. Les services publics devaient se doter d’opérateurs industriels de préférence publics ou à défaut d’entreprises privées, l’important étant de mettre une entreprise en situation de gestionnaire. De telle sorte qu’à partir du début de la décennie 1970, la délégation du service public à des entreprises privées devient un principe de bonne gouvernance (l’appellation n’était pas encore née) du service public et aussi de bonne gouvernance publique en générale ; elle est en effet présentée comme une compromis moderniste entre la nécessité de se plier à la rationalité industrielle tout en conservant le service sous le contrôle du politique, de l’administration et surtout de ses grands corps. «A eux le profit, à nous le pouvoir » : ce slogan – apocryphe – aurait parfaitement convenu à certains grands maîtres du Corps des Ponts ou des Mines, le « eux » sont les entreprises délégataires, le « nous » est l’un ou l’autre des Corps en question.
Cette période de développement du service public s’accompagne d’une certaine banalisation : les textes qualifient très largement de service public ce qui n’est peut-être qu’une activité d’intérêt général méritant la plus grande attention des autorités mais qui n’est pas organisée en service public institutionnel ; cette banalisation s’accompagne d’une évidente « perte de substance juridique » (Jean-Jacques Chevallier) qui se traduit par une grande variété de régimes juridiques. L’estampille « service public » n’est plus une garantie de contenu juridique. Cette banalisation va même jusqu’à conférer aux agents des services publics le droit de faire grève. Le secteur public masque le service public et le secteur public se présente comme une sorte de symétrique du secteur privé, « moins les hauts salaires » comme on dit à certaines périodes, « plus les avantages de la fonction publique » comme on dit à d’autres.
La notion de service public est invoquée à tout bout de champ, elle est capturée par des acteurs politiques qui n’ont d’autre ambition que d’accroître la sphère d’intervention publique pour constituer un capitalisme d’Etat, d’étendre à l’infini le contrôle non démocratique d’une technobureaucratie d’État en oubliant tout le reste : les devoirs du service public, le service et le contentement des usagers, le contrôle politique de l’autorité publique sur ses agissements… La qualification de service devient largement arbitraire. Toutes les parties du secteur public sont peu ou prou qualifiées de services publics, même celles des entreprises industrielles publiques qui ne sont pas susceptibles de se rattacher à toute mission de service public.
2. Le reflux
C’est principalement une contre offensive idéologique qui depuis une vingtaine d’années tente de déstabiliser le service public présenté comme un procédé incapable de coexister avec le développement économique fondé sur des principes libéraux.
Du point de vue juridique, pourtant, le service public reste assez solidement assis. La principale réforme introduite dans les textes et la jurisprudence a trait à la soumission du service public à une sujétion de concurrence, à un double devoir de concurrence à l’égard des entreprises qui pourraient revendiquer le droit de produire en lieu et place du service public et de non discrimination à l’égard de ses fournisseurs, clients, usagers… Cette réforme juridique conduit à faire sortir le service public de son abri monopoliste et public sur l’injonction des institutions européennes qui fondent la construction européenne sur la libre concurrence, la libre interpénétration des économies dans un territoire européen unifié.
L’article 90 du Traité a pour principale conséquence une mise au pas des services d’intérêt économique général qui sont les services dont l’ambiguïté est la plus forte. Les exceptions au principe de concurrence qui leur sont consenties en raison de l’intérêt général dont ils sont porteurs sont peu à peu réduites et suivent une feuille de route stricte.
Si l’on s’essaie à considérer le droit du service public comme un tout et si on le situe sur une trajectoire d’évolution probable, on peut constater l’émergence d’un nouveau droit européen du service public fait :
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tout d’abord d’une reconnaissance de la tradition européenne du service public appelant un réexamen politique de leur rôle dans la société européenne, réexamen annoncé mais à ce jour peu visible ;
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de la réaffirmation de la légitimité, et de leur permanence, des services publics non économiques c’est-à-dire investis d’une fonction d’organisation de la cité comme espace de gouvernement des hommes ou d’une fonction sociale ou de prévoyance-sécurité sociale ;
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de la reconnaissance de l’accès aux services publics comme un droit fondamental et l’acceptation en certains secteurs de l’obligation d’assurer à quiconque une sorte de service minimum présenté comme un service à fournir à l’universalité des citoyens (service dit service universel) conçu comme le prix à payer pour ne pas exclure les usagers en situation de rupture économique et sociale.
III. Critiques et propositions ou prises de position
1. Distinguer les services publics régaliens
La doctrine juridique du service public (continuité, égalité, rôle des usagers…) ne fonctionne pas bien lorsque le service public est un service régalien (police, service pénitentiaire, service juridictionnel, représentation internationale, état civil, services fiscaux…). Lorsqu’il incarne la plénitude de la puissance publique, un service n’a que faire des usagers, ne se préoccupe que faiblement de la continuité du service… Son seul véritable usager est le Gouvernement ou le Ministre de l’Intérieur, la continuité est celle de l’Etat, du Prince. Nous proposons d’exclure de la cible de ce guide ces services dits régaliens.
2. Le renforcement du rôle des usagers
L’une des caractéristiques les plus intéressantes du service public est l’implication des usagers, mais ces termes ne sont pas très précis et les leçons de l’expérience ne sont pas très concluantes. Il est des services publics qui dialoguent véritablement avec leurs usagers, d’autres qui les ignorent, d’autres enfin qui les embobinent et les retournent complètement. Il nous faudrait faire en sorte que le droit soit plus contraignant, plus exigeant, et que les usagers soient de véritables partenaires incontournables des services publics.
Il est pourtant difficile d’imaginer une norme générale définissant l’usager et son mode d’implication dans la gestion du service. Une des réponses possibles parmi d’autres reste la préconisation de l’Aitec : la constitution, au niveau départemental et sans doute au niveau des agglomérations urbaines organisées, de pôles d’organisation des usagers – consommateurs – citoyens chargés du contrôle des services publics les plus importants, et disposant à cet effet de l’expertise indispensable.
3. L’amélioration de la transparence de l’organisation des services publics et l’effort pédagogique
Le service public se présente trop souvent comme un château fort plein de richesses et de compétences mais qui n’aurait comme représentant qu’un huissier-guichetier borné et aigri. On a du mal à savoir qui gouverne, qui organise la gestion.
On améliorerait considérablement la lisibilité de chaque service en distinguant et en affichant :
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le maître public du service, et éventuellement l’instance délibérative qui a la direction politique du service ;
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l’opérateur qui a la responsabilité technique de la gestion ;
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les exécutants proprement dits ;
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les fournisseurs qui en principe n’ont de relations qu’indirectes avec les usagers ;
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les représentants des usagers susceptibles de porter directement une revendication et de l’adresser au niveau adéquat.
Une solution pratique résiderait de notre point de vue à rendre obligatoire la rédaction par tout service d’un mode d’emploi du service précisant dans une langue simple : ce qu’il faut attendre du service, comment l’obtenir, comment introduire une requête, comment introduire une proposition de réforme, comment suivre les processus d’instruction de ces requêtes et propositions…
Ce mode d’emploi est à concevoir comme la charte de fonctionnement du service et faire l’objet d’une approbation par l’autorité publique dont il relève. Tout fait et geste du service qui contreviendrait à la charte ouvrirait droit à contester leur légalité et pourrait éventuellement engager la responsabilité du service. Il est temps de donner des droits aux usagers et aux citoyens sans qu’il leur faille devenir juristes pour être en mesure de s’en prévaloir. Des efforts de décodage des codes et de vulgarisation sont nécessaires.
4. La soumission de tout service à évaluation
Affirmer et rendre effectif le principe de la soumission de tout service public à une procédure d’évaluation publique et démocratique, intégrant agents et usagers et dont la finalité est «d’éclairer les différents protagonistes sur le sens, les conditions et les conséquences de leurs actions et décisions » .
5. L’articulation des services publics avec les droits sociaux dont ils assurent la satisfaction
On a tort de présenter les services publics comme des entreprises qui dans leur très grande générosité, s’attachent à satisfaire un besoin collectif. En réalité il est rare que ce soit des besoins ; ce sont des demandes pressantes ; et il arrive très souvent que ces demandes soient des droits : droit à l’enseignement pour l’école, droit aux soins pour le service de santé, droit à l’énergie pour les services de distribution de l’électricité et du gaz, etc.
Il se trouve que la corrélation entre le service et le droit n’est pas toujours suffisamment marquée. N’en déplaise aux politiques – trop souvent enclins à se tresser eux-mêmes des couronnes de laurier pour leur imagination créatrice – et aux agents – trop enclins eux aussi à se penser en bienfaiteurs intègres – le service est aussi (et d’abord ?) à concevoir comme l’instrument de satisfaction d’un droit et non comme une entreprise de bienfaisance.
Il y a là à engager un travail intellectuel et politique tendant finalement à faire franchir à l’État (au sens le plus vague) un saut d’ultime modernisation : l’État du XXIe siècle aurait d’abord à servir des droits dont sont titulaires les individus, les ménages, les entreprises, les associations, les collectivités ; il aurait à définir ces droits et à les allouer pour en faire l’architecture de la société à construire.
6. La défense du service public contre l’opérateur de service public
Il importe de veiller à ce que la logique de l’opérateur ne l’emporte pas sur la logique du service public, la qualification juridique de service public n’étant pas en soi de ce point de vue une garantie suffisante.
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Si l’on croit aux vertus du service public, on doit mettre sous étroite surveillance l’opérateur chargé de la gestion et de l’exécution du service, l’expérience montrant que si l’on n’y prend pas garde sa logique opératoire tend à dominer l’ensemble du processus.
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Si l’opérateur est une administration, on doit préserver le service de toute tentation bureaucratique ;
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Si l’opérateur est un établissement public, on doit veiller à ce qu’il n’enferme pas le service dans un château aristocratique loin de toute la cohue sociale et politique ;
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Si l’opérateur est une entreprise publique, il va prétendre incarner à lui seul toutes les dimensions du service public et imposer sa philosophie techno-managériale ;
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Si l’opérateur est une entreprise privée, il va persuader la puissance publique que l’équilibre de sa gestion passe avant l’exécution du service.
Ces risques sont constamment présents et aucun dispositif juridique ne nous semble suffisant pour empêcher ces dérives. Il s’agit de mettre en place une vigilance politique. Elle sera le fait des élus de la collectivité publique maîtresse du service public en même temps que des usagers. Les évaluations sont là aussi pour faire le point et remettre le travail sur le métier.
7. La préservation de la direction politique du service contre les tentatives pour la confondre avec la régulation
Le maître du service a la haute main sur les destinées du service public qui doit être considéré comme une entreprise politique et sociale. La tendance est aujourd’hui de dépolitiser le service public, de le détacher de la collectivité qui doit le diriger et d’en confier la direction à des autorités administratives indépendantes qui se voient reconnaître des fonctions de régulation. Cette confusion entre la direction politique et la régulation technique est certainement dommageable, elle tend à masquer la vraie nature civique et citoyenne du service public, sa véritable originalité et surtout sa dynamique essentielle.
Conclusion
Pour conclure, on avancera quelques hypothèses interprétatives et politiques :
1. La vulgate du service public fait le portrait d’un service public qui n’a jamais existé, du moins comme théorie juridique c’est-à-dire comme un ensemble de procédés affichés et normés :
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d’administration des choses par le moyen de prestations publiques subvenant à des besoins fondamentaux méprisés par les entreprises ou essentiels à la condition citoyenne ;
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de gouvernement des hommes revendiquant à la fois l’utilisation de procédés exorbitants du droit commun au nom de l’intérêt général et l’emploi de méthodes de concertation avec les usagers ;
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et de sécurité sociale par l’invocation, comme fins du service, de la solidarité et de la cohésion sociales, qui s’inscrivent dans la panoplie des vertus socialistes (ni républicaines ni démocratiques).
2. Le service public même dépouillé de ses auréoles fallacieuses est un mythe politique efficace (surtout lorsqu’il en est dépouillé d’ailleurs) et unificateur s’inscrivant dans un radicalisme post-communiste d’une grande vigueur.
Il est une magnifique bannière ou plutôt une belle commode dont les tiroirs sont bien identifiés, étiquetés même (but, objet, mode de gestion, participation des usagers, privilèges de soustraction aux exigences du marché dans la limite de leur contradiction avec le but et l’objet du service public…) mais à peu près vides juridiquement ; ce sont ces tiroirs qu’il s’agit de remplir par le moyen d’actions politiques puis d’en graver le contenu « dans le marbre du droit ».
3. Le plus grand danger est ailleurs et à venir, il prend la forme de la remise en cause radicale que prêchent les croisés de la mondialisation de la sphère commerciale.
Quand elle adviendra, il sera urgent (et sans doute trop tard) d’installer, en s’adossant aux institutions européennes, – jusqu’ici vues comme un Satan ultra-libéral – un espace de résistance définitive.