Le paysage après le pétrole, du débat à l’action
Giovanna MARINONI, 2013
Cette fiche davantage programmatique expose les enjeux et les conditions d’une nouvelle gouvernance des territoires et des paysages, dans un contexte de changement climatique et de transition énergétique.
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Le paysage « d’après » sera « avec »
Le paysage après le pétrole est une des plus belles utopies dont nous puissions rêver, nous laissant imaginer un (très) court instant un monde finalement propre où chaque être humain trouverait la place lui permettant son épanouissement individuel, dans une cohabitation harmonieuse et équilibrée avec l’ensemble du monde vivant. En tant que praticienne au quotidien de la transformation des paysages, je ne peux pas adhérer à une vision aussi idyllique qu’irréaliste d’un « projet soutenable global ». Je dois néanmoins m’interroger sur les conditions qui seraient favorables à une inflexion, dans l’évolution actuelle des paysages, afin de parvenir à une meilleure réconciliation entre l’homme et son environnement. La première serait de considérer avec un plus grand intérêt les composantes de cet environnement, quelle que soit leur valeur quantifiable immédiate, et d’en évaluer l’état, le processus propre d’évolution et les modalités d’interaction avec tout le reste.
Le paysage est par définition le lieu de toutes les sédimentations, il ne saurait être renouvelé ni naître à nouveau de façon radicale. Son existence est déjà là, et se transforme. A l’avenir, il sera le lieu de nouvelles sédimentations, peut–être moins visibles et brutales ou bien, dans le meilleur des cas, plus adéquates aux besoins des êtres vivants et respectueuses des milieux. Le paysage de l’après pétrole portera inéluctablement en lui les traces et les résidus de modes de production révolus, la mémoire visible et invisible de ce qui a été avant lui. De fait, les époques précédentes lui laisseront un héritage d’infrastructures, d’équipements et d’accessoires en tous genre dont il ne sera fait, peut–être, aucun usage et dont on ne saurait le débarrasser que partiellement…
Ces objets qui ont façonné son visage à travers le temps, et qui aujourd’hui se présentent tantôt utiles tantôt incongrus, jalonnent notre cadre de vie sans que nous nous interrogions toujours sur leur présence ou, encore moins, sur une éventuelle opportunité à les réinvestir différemment, dans notre espace et par notre regard. De nouvelles utilisations de ces biens devront pourtant être recherchées, qui impliqueront, des sites les plus prestigieux aux plus dégradés et banaux, un déplacement des investissements. Une partie de cet effort est déjà à l’œuvre dans les quartiers défavorisés, qui font l’objet de politiques de renouvellement urbain, mais il reste une quantité inimaginable de sites à « réinventer ».
Les composantes existantes d’un site constituent l’ancrage de toute nouvelle construction, la porte d’entrée permettant d’assurer une continuité entre présent et avenir. Tout projet sur le territoire ne pourra alors qu’organiser une transition plus ou moins radicale, rapide ou étendue, vers un nouvel état d’équilibre, une entité territoriale recomposée, plus compatible et conforme aux nouvelles ressources, aspirations ou besoins, le jour où ces aspirations et besoins auront trouvé des compromis, voire un consensus dans notre société de lobbies. Plus insidieusement, l’état dégradé de la biosphère, de l’air, de l’eau, des sols, avec toutes les conséquences irrémédiables que l’on sait, est un fait avec lequel nous devrons compter au sens strict, car les réparations ont un coût dont le prix semble de plus en plus considérable pour les générations futures.
Gouvernance nouvelle ou nouvelle démagogie ?
La deuxième condition d’une évolution des paysages qui puisse, à terme, se voir choisie par ses habitants, est celle d’un réel partage de la gouvernance. Sur le terrain, et au sens propre du principe de démocratie, cette question fondamentale : « qui gouverne quoi ? » n’est que très peu débattue et réellement résolue en matière de planification et d’aménagement du territoire. Les utilisateurs, citoyens et usagers des espaces sont encore très peu impliqués dans les instances décisionnaires, qu’il s’agisse de l’échelle des politiques publiques ou de celle de la cité, où la plupart du temps n’ont droit à l’expression que les propriétaires terriens ou les assemblées qui les représentent (sociétés de chasse, « anciens » etc). Par ailleurs, l’institutionnalisation du débat public à l’intérieur d’espaces et de temporalités formatées, par exemple les réunions publiques de présentation des projets, laisse peu de chance à l’ouverture de ce même débat en dehors de ce cadre, réservé aux discours rôdés et balisés par les élus, qui, accompagnés de leurs bureaux d’études, ne se préoccupent souvent que d’assurer une étape réglementaire du processus de mise en œuvre du projet. Pour qu’il y ait projet, il doit y avoir programme, c’est à dire stratégie ou intention. Pour que le projet soit porté par les citoyens, à chaque étape du processus, il doit y avoir la réalité d’un débat public. Qui peut s’approprier aujourd’hui, dans une société de spécialisations, les outils de la connaissance, ceux de la mise en oeuvre, de la gouvernance voire du contrôle du territoire, et cela en même temps ?Il y a du chemin à parcourir, à commencer par l’éducation des citoyens, au sens d’une vraie sensibilisation au paysage en tant que « produit de l’histoire et des activités humaines » ou résultant, lorsqu’il y a projet, d’une visée de changement par la transformation de son organisation et de ses fonctionnalités. Un tel processus de gouvernance implique le développement chez chacun d’une capacité à synthétiser les données et les enjeux du projet. Il implique que l’élu sache jouer le rôle d’animateur, avec son concepteur, pour présenter les avantages et inconvénients de chaque décision prise ou à prendre. Nous savons bien comment cela est difficile.
Dans l’élaboration de nos projets, nous nous appuyons, en tant que concepteurs, sur des expertises, des règles et des savoirs, en commençant par les principes institutionnalisés par les politiques publiques en vue de préserver les milieux et de valoriser les sites patrimoniaux comme la qualité des paysages ordinaires. Ces politiques sédimentent la reconnaissance partagée des richesses communes et ont institué un socle de savoir–faire pour la mise en œuvre des projets dans un art d’aménager qui est enseigné et reconnu. Mais après ? Les politiques publiques en matière de paysage donnent un cadre général pour l’évolution à prévoir, telle que la mettront en oeuvre les différents projets. Les espaces naturels protégés dans les trames vertes et bleues vont ainsi constituer l’ossature de projets plus respectueux et viables, demain. Dans ce contexte, tout citoyen a droit de s’interroger sur les modalités et les finalités mêmes de la gouvernance et de participer au débat démocratique. Les outils de la planification (lois SRU, Grenelle) sont extraordinairement complets et potentiellement très efficaces pour anticiper les évolutions des territoires et se doter des meilleures conditions pour la gestion des moyens et des actions. Cependant le champ visuel ou le champ d’action pour intervenir dans le processus de décision, qui est l’affaire des élus, est étroit, et ce pour l’ensemble des intervenants. Chacun a la responsabilité de s’y trouver au bon moment. Pour que le principe de participation ne soit pas que démagogie, c’est aux élus d’œuvrer à élargir ces champs, dans la mesure du possible et par tout moyen : presse, communications, échanges d’expériences etc.
Le projet est, par ailleurs, dans son cœur, un processus de prises de décisions qui s’accommode mal du partage de pouvoir démocratique. En revanche, chacun peut être acteur dans l’évolution de son territoire et de ses paysages en s’investissant, en tant que simple citoyen ou élu, dans la phase initiale de l’élaboration des projets ou lors de leur concrétisation. Le concepteur répond aux besoins des usagers, il les interprète et leur donne forme. Sa proposition devient alors un sujet de partage, un espace commun et conquis, où l’on ne saurait être spectateur passif. Le paysage d’après le pétrole sera peut–être, en ce sens, le lieu d’un plus grand nombre d’expériences partagées.
Des différentes temporalités de l’action
La collectivité n’est pas toujours capable de formuler ni de porter un projet pour son territoire : seuls sont capables de le faire, à ce jour, les promoteurs d’un projet économique, sous quelque forme qu’ils se présentent. Moteurs de l’économie locale, les investisseurs sont également les faiseurs par défaut du paysage contemporain, en conditionnant les déplacements et les rythmes de vie. Ce phénomène est particulièrement visible en milieu rural, où par temps de crise, les possibilités d’action sont contingentées, tout en concernant des communautés de plus en plus étendues, les « bassins de vie » à l’échelle des SCOT (Schéma de Cohérence Territoriale) étant la plus petite mesure pour faire l’objet de stratégies globales de planification de territoire. L’arrivée d’une infrastructure ou d’un aéroport est aujourd’hui comme jadis le véritable support du développement et de la « croissance », au sens peut–être révolu où on l’entend couramment. Mais le paysage de demain ne pourra être, en aucun cas, celui d’une décroissance généralisée car les territoires sont trop inégaux pour cela.
Un projet soutenable global pourrait en revanche être celui qui accepterait et en organiserait les différentes temporalités, phases, cibles et logiques d’action. Parmi ces temporalités est celle que mettent en œuvre les politiques publiques quand elles préparent et organisent le maillage des continuités entre sites et territoires, maillage qui a été identifié comme stratégique pour la sauvegarde de la biodiversité et des écosystèmes les mieux structurés. Il s’agit de renforcer les maillons faibles de ce vaste réseau. Dans un autre mouvement et un autre temps, les défenseurs du patrimoine oeuvrent au quotidien et inlassablement pour réparer, mettre en scène et transmettre les richesses héritées, qu’elles soient humbles ou majeures. Ce travail monumental contre le temps permet à chacun de s’identifier avec un lieu pour y trouver des échos à sa propre existence, il renforce l’idée d’identité bien au delà des signes reconnaissables par des récits parfois imaginaires, réinventés ou usurpés, mais universellement nécessaires pour pouvoir se reconnaître au miroir de l’espace. Les hauts lieux petits et grands sont et seront toujours les jalons de notre civilisation. Il existe des logiques de projets innovants, ou novateurs, qui prennent racine dans un contexte local favorable, savent tirer profit des richesses et potentialités d’un site ou d’un territoire et s’ancrent dans une continuité de forme, de technique, de tradition ou de savoir faire. Ce sont là, généralement, des initiatives privées, au sens où elles relèvent d’individus plus ou moins regroupés, citoyens, élus, entrepreneurs éclairés ayant compris les fondements de l’organisation d’un territoire, identifié les ressources et leur mode spécifique d’évolution, s’inscrivant dans le sens du mouvement… C’est dans ces projets exemplaires que environnement, patrimoine et ressources durables trouvent une meilleure cohérence.
Leur application est néanmoins conditionnée à une mobilisation conséquente d’hommes et de moyens, et à une temporalité qui leur est propre.Existent enfin des projets éphémères, c’est à dire réversibles, comme le sont ou peuvent l’être tous les autres projets, liés à l’émergence d’opportunités, d’un besoin, d’une volonté d’arranger, de modifier l’état des choses. La question de la pérennité se pose d’ailleurs dans chaque projet et l’on peut considérer cette dimension comme étant une des qualités recherchées par tout bon concepteur. On rattache d’évidence la notion de durabilité au coût de l’investissement. Par ailleurs, tous les maîtres d’ouvrages demandent à que les coûts d’entretien soient les plus réduits possibles. Il convient de s’arrêter un instant sur cette question qui se trouve, me semble–t–il, au cœur de l’enjeu du paysage de demain. On peut faire à chaque fois une distinction entre la pérennité que l’on va donner à un espace, à un lieu, sa nécessité ou priorité à l’égard d’autres enjeux, et d’autre part la pérennité d’un objet, d’une composante de ce même espace. Dans le premier cas, il va de soi que le choix de définir les limites d’un lieu constitue un enjeu formidable dans chaque projet et dans tout contexte : en milieu urbain, par exemple à Barcelone, le choix de démolir un îlot construit pour créer un jardin public va contribuer au bien–être de milliers habitants et ce choix sera difficilement réversible. En milieu rural, le positionnement d’une infrastructure va figer, du moins potentiellement, le devenir de cette zone, etc. La pérennité des objets présente au contraire un intérêt toujours relatif, à moins que cela ne consiste à consolider un ouvrage ancien ou patrimonial. On parle quelque fois de « remplissage », même lorsqu’il s’agit d’un projet d’envergure. Lorsqu’on exécute par exemple des fouilles préventives dans le cadre d’un aménagement, on court le risque, du point de vue des maîtres d’ouvrage, de découvrir un autre remplissage préexistant et inattendu, qui devient par sa seule existence, le support éventuel d’un nouvel état possible. Un bon projet doit pouvoir accueillir ce changement de programme, c’est en ce sens qu’il est, ou se doit d’être, réversible ou évolutif. Les objets qui nous entourent occupent provisoirement un espace, avec un degré d’utilité toujours relatif, dont le concepteur est le manipulateur et l’arbitre, affectant à chacun un pouvoir de durée et sans l’illusion d’une pérennité impossible. C’est dans cet arbitrage, et quelques fois de manière arbitraire, que sont fabriqués les paysages dans lesquels on vit, qui forment le cadre de vie.
Les concepteurs du futur rencontreront de nouvelles contraintes s’imposant à leur pouvoir car la finitude des espaces et la nécessité du recyclage des objets imposeront une prise en compte beaucoup plus active, dans le processus du projet, des dimensions de la durée et de la temporalité, en admettant de plus en plus une cohabitation d’objets incarnant les valeurs éternelles et d’autres dont la fonctionnalité ne sera que temporaire.
Plus que jamais, face à une pénurie des ressources, matières premières et finances, chaque acteur de projet aura la responsabilité d’évaluer les modifications qu’il propose au regard de ce qui est déjà là, en premier lieu, et en même temps dans la considération des autres actions et projets en cours sur le même territoire, dans des échelles d’espaces et de temps différentes, afin de participer à une transformation plus profonde et durable. Pour que chacun puisse être acteur de la transformation des paysages, toute initiative isolée, toute démarche de projet plus structurée et collégiale, allant dans le sens de la valorisation des ressources et du cadre de vie, telle que définit la Convention Européenne du Paysage, doit être soutenue et encouragée, à tous les niveaux et échelles. C’est dans la somme d’actions publiques et privées, lentes ou rapides, innovantes ou traditionnelles, que le paysage trouvera ses nouvelles expressions. Le paysage de l’après pétrole ne sera pas un espace ou un territoire figé, mais plutôt un espace mouvant, changeant, multifonctionnel, et nécessairement partagé, y compris avec le monde vivant.