La ville du contrat socio-agricole
La complémentarité rural/urbain au cœur de la métropole du XXIe siècle
Christophe BAYLE et Véronique VALENZUELA, 2013
Les lisières et le littoral urbain ont été identifiés par les architectes du Grand Paris comme les espaces les plus porteurs d’avenir en Région Ile–de–France, sachant que l’heure n’était plus à la ceinture verte à la mode londonienne, mais à de nouvelles relations à établir entre le rural et l’urbain. L’Association Internationale de Maîtrise d’œuvre urbaine s’est donc emparée de la question dès 2008 pour aboutir, fin 2010, à la coproduction d’une session et d’un colloque avec l’EPA de Sénart et le Département de Seine–et–Marne, dont le thème « Rural urbain à l’est du grand Paris » confirmait en quelque sorte que l’avenir de l’agriculture en région parisienne passait par un nouveau dialogue entre agriculteurs et urbains.
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Cette démarche ciblait la montée en puissance des urbains au sein des conseils municipaux des communes rurales. S’ils ignorent encore souvent les réalités agricoles, les périurbains s’accordent cependant à ne pas négliger ou oublier l’activité agricole et ceux qui la pratiquent, en dépit de leur faible nombre : un ou deux actifs par commune en grande couronne, auxquels s’ajoutent quelques retraités. C’est l’une des raisons du succès de la notion d’agriculture urbaine, à mi–chemin entre la ville et l’industrie agricole, qui est désormais présentée par ces élus, dans la gestion de leur espace de vie, comme l’activité constitutive de l’image et de l’identité fortement ancrée de leur territoire. Ce discours sur l’agriculture urbaine reste–t–il fixé sur une image de l’agriculture idéalisée du passé et, selon Monique Poulot1 sur « la valeur refuge par excellence face à la méfiance et à la réprobation que suscite la modernité ? ». L’agriculture urbaine peut–elle faire mouvement avec si peu de troupes et avoir un rôle réellement structurant, face à la pression urbaine qui plombe les franges de ce « far west » et bouscule les petites communes ? La question posée est, pour le moment, celle de la rencontre conflictuelle entre une organisation communale fragmentée et une agriculture concentrée. Pour analyser une telle situation, il y a lieu de se souvenir qu’au moment de la décentralisation, en 1982, l’inconscient collectif jacobin a multiplié la concurrence entre micro–centralités plutôt que coordonné l’emboîtement des pouvoirs territoriaux. Ce choix a produit un urbanisme autocentré et des élus qui se considèrent responsables devant leurs électeurs, mais en aucun cas devant les autres collectivités.
L’égoïsme sacré ainsi institutionnalisé a privilégié la figure urbaine du centre et renvoyé au loin la périphérie, ses franges et ses lisières. Alain Cluzet fait le constat que vingt ans après, « les élus n’apparaissent plus comme porteurs de l’intérêt général, mais plutôt comme représentants des intérêts particuliers des résidents ». De là deux conséquences : un malthusianisme foncier, illustré selon l’auteur par le département des Hauts–de–Seine, où « 50% de l’espace urbanisé est occupé par des maisons individuelles, pour seulement 15% de la population, alors que la densification de 5% seulement de ce territoire permettrait d’accueillir 30 000 nouveaux logements » ; et une dévalorisation de l’espace rural, devenu la variable d’ajustement de ce système «centro–périphérique» qui jauge l’espace à sa valeur d’intensité urbaine, voire à son strict poids économique (le PNB agricole vaut 3% du PNB de Seine et Marne).
L’Etat, de son côté, projette un Grand Paris des flux grâce au « grand huit » dans un contexte où les perspectives de la production agricole restent plutôt sur la défensive : comme l’industrie, l’activité agricole subit les effets de la concurrence mondiale. Pour rester compétitives, grâce en particulier aux aides de la Politique Agricole Commune, les grandes cultures dominent en Ile de France, où elles couvrent 80 % de la SAU et concernent quatre exploitations sur cinq. A l’inverse, on assiste à un déclin des cultures spéciales en légumes frais (1,5% de la SAU), en cultures florales (0,1%) et en vergers, du fait du contexte de concurrence, des difficultés pour trouver de la main d’œuvre et enfin des inconvénients liés à leur situation dans le tissu urbain Pour enrayer la diminution du nombre d’exploitations (moins 940, depuis 2000) et la disparition des petites exploitations de maraîchage et d’horticulture, l’idée serait aujourd’hui de revenir à des tailles d’exploitations plus petites et à échelle « humaine » (entre 100 et 150 hectares) et de les ré–ancrer dans leur marché comme dans leur terroir. Seuls en effet 21 % des exploitants de la région pratiquent la vente directe à la ferme ou au marché, et ce avec une tendance à la baisse depuis 2000. Le devenir des franges dépendra ainsi de la répartition entre les surfaces de grande culture qui resteront dans la compétition mondiale, et celles qui pourront profiter de la présence d’un marché de proximité, riche de 11 millions de consommateurs ; c’est l’un des enjeux de l’agriculture urbaine en Ile de France, mais pas le seul.
Cinq clés de recherche
Pour que l’agriculture urbaine puisse focaliser ainsi une certaine utopie sociale, nous proposons 5 clés de recherche :
1 – Du côté des grandes cultures :
Michel Griffon expliquait récemment que, face aux risques de réchauffement climatique et d’augmentation des prix des carburants, il ne sera plus possible de financer à bas coûts le labour des sols et qu’il faudra imaginer des modes d’exploitation agricole écologiquement intensifs2. Déjà, à Villarceaux dans le Val d’Oise, une ferme expérimentale développe sur 300 ha ce type de démarche. Elle consiste, selon Baptiste Sanson, agronome du Centre d’éco–développement de Villarceaux (CEV), à fragmenter les grandes étendues par des chemins de terre enherbés ou plantés, qui reconstituent la diversité du milieu et laissent nidifier les prédateurs de parasites. Cette ouverture de l’espace agricole autorise ainsi la promenade piétonne, signe d’apaisement des relations entre urbains et ruraux.
2 – Côté planification :
Pour accompagner ce processus de transition, il est nécessaire de mettre en place une réflexion stratégique, accompagnée du développement d’une ingénierie technique à la bonne échelle. Sans quoi, on peut redouter que les lisières ne fassent que de se déplacer sous la poussée de l’urbanisation. L’ingénierie territoriale reste un luxe de grandes communes et les initiatives innovantes peinent à s’ancrer dans les terroirs plus pauvres en ressources. Le département de Seine–et–Marne a donc développé un projet de territoire qui passe d’une logique de subventions ponctuelles à une logique de contractualisation globale par projets en partenariat avec les collectivités, en cohérence avec les bassins de vie en Seine–et–Marne où seront favorisées les dynamiques intercommunales. Desacteurs privés ont été associés au processus ainsi créé, afin que le projet commun s’inscrive clairement sur le territoire. Il est fait également appel au tissu associatif pour animer des débats sur la qualité de l’alimentation comme aussi sur un aménagement concerté des territoires ruraux (avec notamment les Agenda 21, les Plans Climat Energie Territoriaux, les Initiatives pour la commercialisation locale, etc.)
Bien qu’ils suscitent le débat autour d’une nouvelle forme d’aménagement, aux différentes échelles du territoire, et soulèvent un débat de société portant sur l’intérêt général de l’agglomération, les projets d’agriculture durable restent néanmoins encore sporadiques sur ce territoire.
3 – Côté ingénierie technique :
Un grand vivier d’ingénierie se situe dans la sphère privée, qu’il s’agisse de consultants comme d’associations, de réseaux d’acteurs, d’organismes et d’habitants qui interviennent ou peuvent intervenir sur le territoire. Ces acteurs représentent un gisement d’idées et de projets qui peuvent influencer le développement du territoire en renforçant les compétences humaines. Pour répondre aux grands enjeux nationaux (énergie–climat, biodiversité, lutte contre l’étalement urbain, relocalisation des activités économiques, etc.), une nouvelle gouvernance est requise, un nouveau mode d’action politique. Les différentes conférences territoriales qui naissent en région Ile–de–France, tels que les conseils participatifs ou consultatifs, les conseils de développement et les réunions d’exécutifs ont pour but de pallier la méconnaissance de la demande réelle par les collectivités, en proposant une offre d’ingénierie adaptée et un partage des expériences vécues au sein des territoires.
4 – Côté paysage et aménagement :
Comment ces nouveaux remparts littoraux donneront–ils une figure claire de la société en transition ? Aujourd’hui, s’il est un lieu en attente de projets, c’est bien celui des lisières de l’agglomération. Les meilleures terres s’y trouvent à proximité d’une population précaire en augmentation, car rejetée en troisième couronne par le coût du logement comme par celui de l’énergie. Il s’agit d’aménager ce que l’on appelle « le littoral d’agglomération » au service prioritairement des jeunes et des nouveaux entrants, qui sont repoussés à l’extérieur de l’espace compétitif central. La carte de ce ruban, défini par l’INSEE, existe. Elle dessine un territoire fait de 13 800 km de lisière dont 8 000 km sont au contact de terres agricoles, sur 10 à 25 km de profondeur. Aménager ce ruban permettrait, selon le géographe Hervé Gazel3, de créer de nouveaux espaces de solidarité entre la ville et la campagne par des jumelages de terrains, toute intervention en faveur de l’urbain devant s’accompagner d’une restructuration agricole ou de la revalorisation d’un espace ouvert. Aménager ce ruban est un projet qui défie le cœur de la gouvernance du fait du nombre d’acteurs publicset privés qu’il interpelle (20% de la surface de la région et plusieurs centaines de communes4).
La pression foncière est plus forte aux limites de l’agglomération, dont les vallées sont très prisées. On constate que les PNR ne freinent pas l’étalement urbain, et que le nombre d’exploitations diminue, en particulier les petites exploitations. Ce littoral devient le lieu stratégique pour mobiliser les nouveaux urbains à l’échelle régionale. La démarche de Thierry Laverne à Marcoussis, dans l’Essonne, en est un exemple. Transcrite directement en actes par la pratique expérimentale d’une association d’élus qui reconfigurent l’espace politique en même temps que l’espace paysager, le succès du Triangle Vert révèle que des valeurs culturelles encore éparses, investies actuellement dans ces périphéries plus ou moins agricoles, sont à même d’organiser naturellement un co–voisinage d’activités structurant de nouvelles figures de villes. Profitant de la complémentarité apportée par l’agriculture urbaine, les périurbains deviennent les premiers à défendre les liaisons vertes et bleues. Les bases sont ainsi posées pour une troisième voie, celle de la ville littorale, pivot du bien–être de toute une agglomération qui, pour le coup, deviendrait durable. Cette nouvelle armature littorale redonneraitdu sens à l’échelle régionale, avec un ancrage et une identité retrouvés. Une structure en réseau, avec des nœuds et des portes d’entrée, etc. des ports, comme l’avait imaginé à son échelle le paysagiste Alphand pour la figure urbaine de Paris au XIXe siècle. Cette toute nouvelle figure de la région et de sa représentation ne seraient plus signifiées par la seule axialité historique laborieusement prolongée jusqu’à La Défense, figure en bout de course qui n’est plus à l’échelle de l’ampleur de l’agglomération, mais par de nouveaux couloirs agri–urbains, générateurs d’intensification ou d’apaisement urbain, qu’il reste à dessiner et à inventer pour organiser un nouveau paysage. Le dessin ci–dessous, lauréat en 2012 des ateliers du grand paysage de la région, ouvre ce nouveau champ.
5 – Côté alimentation :
Force est de constater que la prise de conscience qui concerne le cadre de vie touche beaucoup moins la réalité des pratiques alimentaires. L’apparente abondance et l’omniprésence de la nourriture ont fait oublier sa valeur. Habituée à consommer tout produit en tout temps, hors saison, hors territoires, la société vit détachée de la réalité de la production alimentaire. L’émergence de la question alimentaire dans les débats français a été jusqu’ici cantonnée aux spécialistes de la production et de la consommation. Néanmoins, dans ce domaine, certaines collectivités locales sont en pointe et leurs démarches, inspirées par l’amélioration des repas dans les écoles, se voient largement reconnues par les populations locales. Des communes ont ainsi créé des commissions pour des menus innovants, ou fixé des objectifs ambitieux, comme celui de la ville de Paris, d’atteindre 30 % d’alimentation « durable » en 2014. Les liens entre la question alimentaire (et même sanitaire) et la production locale pourraient–ils alors se traduire sur le territoire par le biais, par exemple, de la nomination d’un élu « Adjoint à l’alimentation communale ou intercommunale » qui aurait, pourquoi pas, un rôle permettant de franchir les limites communales afin de créer des complémentarités entre communes comme de catalyser les initiatives publiques et privées, locales et régionales, individuelles et associatives, rurales et urbaines ?
Un projet de ville décentré
Il s’agit de dessiner collectivement puis de construire cette infrastructure agro–écologique qui permettra de reconnaître le rôle social et urbain des franges d’agglomération. Ce serait, pour la Région, l’occasion de faire émerger un projet complémentaire au projet du Grand Paris comme à celui de Paris Métropole ciblé sur les 450 km² de la première couronne, tandis que celui de la région intéresse 12 000km². C’est donc aux abords de la métropole, dans cette lisière qui constitue près de 20 % de la région, que le territoire doit puiser son inspiration pour créer la ville agriurbaine du XXIe siècle. Ces espaces qui, par leurs contradictions, contraintes et frictions sont moteurs d’innovation, prouvent qu’il est possible de réinventer les rapports entre la société urbaine et son environnement en renouant avec le territoire. Ce « décentrement » se joue au sens propre et au sens figuré. A l’avenir, l’agroalimentaire intégrera le champ de l’urbain via les vallées technologiques, là où la production et la transformation des denrées mobilisent des laboratoires d’étude et de recherche. Dans cette hypothèse très actuelle, le couplage urbain–rural ne s’opposera plus à l’ancien rural artisanal mais à l’urbain d’hier, manufacturé et fabriqué mécaniquement.
De la fin de cette opposition ville–campagne sortira un nouveau contrat socio–agricole apte à produire le territoire à toutes les échelles, avec une combinaison de règles et une liberté d’initiative. L’agriculture s’affirmera comme véritablement multifonctionnelle, reconnue à la fois comme activité économique, composante de l’armature spatiale et paysagère du territoire et support identitaire. Cette nouvelle légitimation lui permettra d’accéder au rang de bien commun et de donner du sens au territoire qu’elle occupe.
L’attente des territoires et des élus est forte, les initiatives se multiplient et ce nouveau modèle est d’ores et déjà en cours de définition.
1 Poulot, Monique « De la clôture patrimoniale des territoires périurbains dans l’ouest francilien », Socio–anthropologie n°19, 2006.
2 INRA, ANR , Atelier de réflexion prospective ADAGE, Paris, 2009.
3 Hervé Gazel, présentation au colloque international « Agriculture et métropole, la question de l’interface rural/urbain » Moissy–Cramayel, 29 avril 2010.
4 Christophe Bayle, « Les lisières, nouvelles frontières du grand Paris », conclusions de la session 2010 des ateliers de Cergy « L’interface rural/ urbain à l’Est du grand Paris », revue Métropolitique, 2010
Références
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Atelier de Maîtrise d’œuvre urbaine, 2010, L’interface rural/urbain des métropoles étude de cas à l’est du grand Paris, session 2010, Ateliers de Cergy.
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Atelier de Maîtrise d’œuvre urbaine, 2012, Révélé et mettre en scène le paysage des métropoles, session 2012, Ateliers de Cergy.
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Conseil Général de Seine–et–Marne, Projet de territoire, mai 2010.
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Gazel, Hervé, Présentation au colloque international « Agriculture et métropole, la question de l’interface rural/urbain » Moissy–Cramayel, 29 avril 2010.