Le désastre annoncé des friches commerciales en France : un potentiel de recomposition
Maya CAPUCIN, 2013
Cette fiche questionne les politiques publiques et la planification en matière d’urbanisme commercial et réfléchit à une meilleure intégration sociale, économique et paysagère des entrées de ville. Cependant, ces prescriptions se heurtent aux structures économiques de projets locaux aux investisseurs et décideurs internationaux et, partant, déconnectés des enjeux territoriaux.
Un urbanisme commercial sans vue d’ensemble
L’installation d’une ceinture de zones commerciales peu intégrées à la composition urbaine ni à son projet de développement est une singularité nationale que l’on constate partout autour des villes françaises1. La disparition des terres agricoles, leur conversion en zones de distribution et de stockage a installé partout ces faubourgs sans structure urbaine, ses hangars en forme de « boîte à chaussures » et ses parkings hérissés de panneaux de publicité2. Alimentant une image de « France moche », un tel phénomène résulte d’un ensemble complexe de facteurs, parmi lesquels les comportements paradoxaux de collectivités quand elles mettent à la disposition des grandes enseignes des terrains à des prix négociés qui facilitent l’activité des distributeurs, voire même engagent des opérations à « foncier zéro » – avec une charge foncière nulle. Le rythme de croissance de ce parc se révélant, sur de nombreux territoires, désormais supérieur à la capacité locale de consommation de la population3, on attend à court terme les friches commerciales résultant d’un tel suréquipement. Pourquoi, en France, l’aménagement urbain s’est–il fait dans cette indifférence à la qualité des aménagements, pour quelle raison le commerce n’est–il pas mieux intégré à la structure urbaine ? La fonction d’échange et de marché des villes est à l’origine de la naissance de la plupart d’entre elles. On peut craindre que son mode de développement récent ne déstructure les tissus urbains, voire les territoires eux–mêmes, tant son déploiement s’est opéré en dépit de toute pensée urbaine4. Le vice principal de cet urbanisme commercial est qu’il est sans vue d’ensemble. Les opérations, au coup par coup, n’ont pas été réfléchies dans leur fonctionnement commun. Il en résulte des engorgements de la circulation chaque samedi comme, à l’échelle de l’agglomération, une concurrence entre pôles commerciaux : aucune politique locale du commerce n’a apprécié cette fonction à l’échelle de bassins de vie, en lien avec une politique des déplacements, de l’habitat et du paysage. L’absence de réflexion collégiale sur l’articulation du commerce avec les documents d’urbanisme résulte en France de l’existence d’une réglementation spécifique : pour garantir la liberté du commerce, on a laissé aux enseignes une liberté de s’implanter comme elles le souhaitent. Le code du commerce est libéral. Poumon de la ville, essence de ses fonctions, l’échange commercial n’est donc pas intégré à la politique d’aménagement du territoire et de la ville, à ses choix en matière d’urbanisme. Une telle dualité engendre de graves inconvénients. Le commerce est par ailleurs un axe du développement sur lequel l’élu n’a pas spécialement travaillé car cette activité arrive toute seule dès que les conditions d’accueil sont réunies, à l’inverse de l’industrie ou de la recherche que l’élu doit attirer par une politique d’incitation5. Mais le directeur des implantations de telle marque peut se trouver à Londres, ses investisseurs au Quatar. Le territoire qui veut entrer en dialogue avec une marque autour du problème des bouchons du samedi sur la nationale rencontre un objectif de performance économique chez ses responsables extraterritoriaux. Un tel objectif est étranger à la considération d’un but social de l’entreprise, autrefois intégré par le petit commerce indépendant, naturellement solidaire d’un territoire.
Vers un nouveau projet d’aménagement
La démultiplication des surfaces de vente des grandes enseignes est fondée sur une logique financière fragile. Elle constitue une bulle spéculative qui pourrait s’effondrer dans les trois ou quatre ans à venir6. Ce système arbitraire et dysfonctionnel est en effet au bord du naufrage. L’éclatement de la bulle spéculative engendrera des fermetures de ces lieux de vente fictifs, et autant de friches commerciales. De la profonde irrationalité de la situation présente naîtra d’abord une débandade car aucune compétence, du côté des élus, n’anticipe cette catastrophe prévisible. Les élus sont formés à construire, à entreprendre. Il leur faudra apprendre à requalifier avec des logiques de remembrement foncier, d’indemnisation pour rupture d’activité et de restructuration afin de donner naissance à de nouveaux quartiers de ville qui restent à inventer. Le commerce restera–t–il le poumon de la croissance française, dans une logique d’évolution de ses logiques d’implantation que l’on souhaite réversible ? Il s’agit désormais de réparer des décennies d’urbanisme par défaut en envisageant une évolution radicale de tous ces espaces. Pour y greffer un fonctionnement urbain, on décloisonnera les zonages et on introduira une mixité d’usages en re–densifiant le tissu urbain et en considérant l’espace auparavant gaspillé comme un gisement pour des constructions nouvelles. Il importera pour cela de redonner de la valeur agronomique aux terres précédemment sacrifiées à une urbanisation qui augmentait leur valeur vénale. En leur reconnaissant une dimension de bien commun, en viendra–t–on à prévoir des compensations ou une péréquation des fonctions par un droit à construire situé ailleurs dans les plans d’urbanisme ? De toute évidence, on assiste aujourd’hui à un changement de modèle pour penser et organiser l’espace. L’urbanisme de zonage a fait ses preuves, il doit prendre fin. Pour intégrer les évolutions du commerce de demain, il faudra repenser le caractère monofonctionnel de ces espaces. Dans les années 1960–1990, on a créé une Agence Nationale du Renouvellement Urbain (ANRU) pour améliorer le logement social. Sans doute sera–t–il opportun, de la même façon, de fonder un Agence nationale de Renouvellement des Espaces (ANRE) pour assurer la rénovation des entrées de ville et leur intégration à un projet de développement soutenable. Nous avons trente ans devant nous pour repenser la question. Le problème du périurbain commercial est qu’il s’agit d’un « no man’s land », d’un espace sur lequel on ne sent pas de compte à rendre et sur lesquels on a massacré autour de toutes les agglomérations en France. Depuis que ces espaces périurbains sont investis par l’espace résidentiel, leur degré d’appropriation paysagère et politique évolue. Les élus peuvent classer et faire réaliser des chartes paysagères, mais le retour à une exigence de cohérence ne se fera pas par des décisions individuelles, mais par des prises de conscience collectives, collégiales. La réponse sera intercommunale, avec l’exigence partagée d’une nouvelle harmonie dans l’aménagement des différentes activités de l’homme. On aura désormais à éviter la segmentation des documents techniques sectoriels pour élaborer au contraire des politiques transversales d’aménagement à plus grande échelle. L’urbanisme commercial réintégrera alors le fonctionnement du territoire sous la conduite d’élus responsables, « patrons » de ces nouveaux territoires en capacité de dialoguer avec les acteurs dans le contexte mouvant des nouvelles typologies des commerces – e–commerce, drive–in, nouvelles normes et interdictions, ainsi qu’on l’observe dans les expériences menées dans certaines villes en France7.
Le développement durable intègrera nécessairement la question de l’espace
Le fonctionnement économique et social des usages collectifs s’inscrit dans l’espace en termes de paysage. Depuis trente ans, sous la responsabilité des élus désignés comme gestionnaires du territoire par le suffrage universel direct, une part très importante du « patrimoine commun de la nation » a été vouée à la standardisation, au stéréotype et non à une intelligence nouvelle pour construire des territoires de vie. Une appropriation collective forte du patrimoine des centre–ville a contrasté avec une absence de capacité en matière de gestion des grands territoires. Comment en est-on venu à ce manque de responsabilité, comment a-t-on pu aller jusqu’à ce qu’on appelle désormais « la France moche » ? Une certaine conscience des problèmes de biodiversité émerge sur le terrain, une inquiétude face à l’étalement urbain et à la destruction des terres agricoles, mais la plupart des élus ne considèrent pas les questions de paysage, de la dimension qualitative de l’espace et de son ressenti, comme une problématique majeure. La loi doit trancher en matière de commerce : au lieu du double fonctionnement actuel, il faudra réintégrer le code du commerce dans la législation sur l’urbanisme, réintégrer l’urbanisme commercial dans l’urbanisme général, et faire prévaloir de nouvelles façons de faire face aux défis de la crise. La prise de conscience de l’étalement urbain est venue de la loi, d’une position de l’Etat. On attend maintenant un message de l’Etat en matière d’ambition nécessaire dans la qualité et soutenabilité de l’aménagement à l’échelle des territoires. Cette ambition, quand elle sera reprise localement, donnera naissance à de nouveaux paysages.
1 Alors que l’Allemagne a su équilibrer le développement de ses zones commerciales (33 % en périphérie, 33 % en centre–ville, 33 % dans les quartiers), en France, 62 % du chiffre d’affaires du commerce se réalisent en périphérie, 25 % en centre–ville et 13 % dans les quartiers.
2 Depuis 2004, les commissions départementales d’aménagement commercial autorisent chaque année plus de 3 millions de m2 de nouvelles surfaces de vente, en majorité dans le domaine de l’alimentaire. Le parc commercial a crû ces dix dernières années à un rythme moyen de 4 % par an, un niveau qui reste supérieur à celui de la consommation des ménages (2,5 % en moyenne sur la période 2000–2007, et moins de 1 % depuis 2008).
3 Le ministère de l’Agriculture estime que 74 000 hectares de terres agricoles sont urbanisés chaque année, la moitié absorbée par le développement résidentiel. Les infrastructures routières et les espaces affectés à l’activité, notamment commerciale, consommeraient ainsi plus de 35 000 hectares par an.
4 L’essor économique des 30 glorieuses a élevé le niveau de vie des populations, déplaçant les ruraux vers les villes et développant de nouveaux modes de consommation. Jusqu’aux années 1970 prévaut un modèle d’habitat concentré en hauteur, suivi depuis par l’étalement urbain en maisons individuelles : pendant cette période, un changement de forme du commerce a installé de grandes enseignes sur de grandes surfaces de vente aux fonctionnements standardisées. Pour assurer un moindre coût, la grande distribution se fait avec une marge plus faible et une consommation d’espace considérable. Le modèle de la grande distribution alimentaire a été repris par le textile, le sport, les meubles. L’urbanisme commercial qui en a résulté a suscité un monde stéréotypé. Riche de son dynamisme démographique, la France, a porté une attention privilégiée à la conservation de son patrimoine bâti dans les centres–villes historiques mais la consommation de masse, bienfait de la croissance, ne s’est pas accompagnée d’une capacité de soin dans son mode d’édification. Comme si le modèle de la grande distribution avait répondu à l’attente de la population, la consommation, poumon du développement économique, a adopté une logique de distribution concentrée en couronne autour des villes. De cet urbanisme commercial monofonctionnel fait d’immenses espaces de stockage, de vente et de parkings, a résulté un étalement urbain qui consomme des surfaces considérables de terres agricoles sous le signe du « tout bagnole », avec de très rares dessertes en transports en commun.
5 Pour l’élu, le développement commercial signifie un développement territorial, une fiscalité et des emplois sans grand investissement pour les obtenir. Quand les élus ont prévu des espaces d’activité dans leurs documents d’urbanisme, ils souhaitaient voir venir des activités artisanales ou des entreprises : le commerce s’en est emparé. Une fois implanté, le commerce représente un revenu assuré qui équilibre les opérations. On lui cède ensuite d’autres lots. Pour un élu, le développement périphérique reste une aubaine. Sans doute les élus ont–ils souvent déploré le remplacement des petits commerces de centre–ville par des succursales de banque et des agences immobilières, il n’en reste pas moins qu’une logique d’accord tacite a prévalu, de toute évidence, sur les transformations opérées en périphérie de ville.
6 L’immobilier commercial est beaucoup plus rentable que le résidentiel. Le système s’est emballé du fait de la facilité de mobiliser des fonds, dans un contexte où on pensait nécessaire de faire croître indéfiniment le nombre d’implantations pour survivre : les rentabilités au m2 de chacun des points de vente ayant commencé à baisser très fortement du fait de la crise, les enseignes démultiplient leurs points de vente pour tenter de regagner des parts de marché en négociant mieux avec leurs fournisseurs dans toutes les parties du monde.
7 Voir l’étude « Urbanisme commercial, une implication croissante des communautés mais un cadre juridique à repenser », Assemblée des Communautés de France, Juillet 2012, p 26–30 : « Un engagement encore timide dans la planification commerciale », avec les exemples des SCOTs de Chambéry, Montpellier et Grenoble et les PLU de Nantes Métropole et du Grand Lyon. « Des outils d’observation à structurer », avec « des démarches innovantes croisant les logiques d’observation, de concertation et de gouvernance » dans la CC des Terres de Montaigu, l’aire urbaine de Toulouse, à Lille Métropole et Brest Métropole Océane. « Un engagement timide dans la requalification des espaces commerciaux » dans l’agglomération de Saint–Etienne et à Montigny les Cormeilles (Val d’Oise). Conclusion : « Une coproduction commune/communautés indispensable ».