Changement de paradigme : Inventer des paysages biocompatibles avec les espaces agricoles de production

Odile Marcel, Jean–Claude LEFEUVRE, 2013

Collection Passerelle

Par le biais d’une description des milieux naturels, dans une approche naturaliste, cette fiche aborde la nécessaire réintégration de l’Humain dans la nature, pour de nouveaux paysages renaturalisés.

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Jusqu’à quel point l’homme est-il « une anti-nature » ? Accélérée de façon exponentielle pendant la deuxième moitié du XXe siècle, la croissance économique des sociétés humaines a utilisé de façon intensive des ressources naturelles dont le stock planétaire, à notre échelle temporelle, peut être considéré comme fini. Il en résulte que certaines de ces ressources sont en voie d’épuisement, avec des conséquences souvent ravageuses pour bon nombre d’écosystèmes terrestres ou aquatiques qui alimentent pourtant cette économie (air, eau, sols, insectes pollinisateurs, ressources halieutiques, etc.). Cette croissance non maîtrisée tend en particulier à effacer les systèmes d’aménagements anciens, fruits d’interventions multiples, qui avaient su composer un accord, une cohabitation entre des terres cultivées ou pâturées et des fragments d’écosystèmes naturels. En travaillant la terre au cours des siècles, l’homme avait réussi à établir des structures utiles qui préservaient en même temps la vie sauvage avec tout ce qu’elle apporte. C’est le cas du bocage développé à grande échelle en Europe depuis le XVIIIe siècle, dont les parcelles entourées de fossés-talus forment un réseau qui limite la force du vent et crée des climats locaux souvent bénéfiques pour les plantes cultivées. Les fossés qui jouent un rôle important dans le drainage y constituent un abri pour de nombreux insectes, mollusques et même des batraciens. Frênes indispensables pour le bétail en cas de sécheresse, châtaigniers fournisseurs de fruits, de piquets pour les clôtures, de bois pour la construction des meubles ou des maisons (entourage des ouvertures), chênes de haute venue pour les poutres comme pour les tables, ou bien martyrisés en ragosses, têtards ou cépées pour le bois de chauffage : grâce à la diversité des arbres et des plantes réparties sur leurs pentes, les talus boisés des bocages abritaient une faune exceptionnellement riche en vertébrés. Parmi eux, des prédateurs comme le renard, l’hermine ou la belette, qui contrôlaient d’autres mammifères ravageurs comme les mulots ou les campagnols, source de dégâts dans les cultures ou les prairies. Offrant de multiples habitats, les arbres et notamment les ragosses étaient peuplés d’oiseaux cavernicoles (des chouettes chevêches aux mésanges) et de bien d’autres espèces comme les geais, les pigeons ramiers, des rapaces, etc., sans oublier les insectes pollinisateurs comme les bourdons et autres insectes contrôlant les « pestes » des champs cultivés. Après avoir sacralisé la nature, l’homme a déforesté, asséché des zones humides, transformé des espèces sauvages en espèces domestiques, développé des races, multiplié les variétés de plantes en taillant, greffant, en bouturant, en hybridant. Dans son ensemble, le développement historique de l’agriculture néolithique s’est opéré néanmoins dans le cadre d’une symbiose parfois inconsciente, parfois souhaitée, entre les espaces productifs asservis et une nature relictuelle dont les services rendus étaient loin d’être négligés, puisque l’homme savait au contraire y trouver des substituts intéressants aux écosystèmes naturels détruits. Aujourd’hui, l’imprudence et l’aveuglement avec lequel les pratiques humaines mettent à mal le milieu terrestre portent certains théoriciens à désespérer de l’espèce qui est la nôtre, à la considérer comme une antinature essentiellement destructrice, vouée à abuser de son semblable et à piller le milieu. La démiurgie prédatrice des humains alimente un antihumanisme désenchanté, prêt à l’échéance des pires apocalypses que, par ailleurs, bon nombre d’experts placent désormais comme une hypothèse relativement proche et chaque jour confirmée.

Savoir mieux observer la nature … et les savoirs anciens

Comment restituer la voie d’autres possibles sinon, en remontant parfois dans le temps, en étudiant comment, partout sur la terre l’intelligence humaine a su et peut savoir aménager la terre avec sagacité et prudence, par un patient travail d’observation et d’innovations judicieuses qui peut savoir prospérer tout en faisant prospérer la vie autour d’elle ? La période d’intensification avait pensé pouvoir garantir la survie des espèces sauvages en prévoyant pour elles un certain nombre de réserves ou de sanctuaires clos qui ont montré leur inefficacité et leurs difficultés d’usage. Il apparaît aujourd’hui qu’il faut abandonner le système de zonage qui croyait pouvoir affecter des terres « dénaturées » au système productif et réserver quelques espaces intacts à la vie sauvage. Sur les terres exploitées par l’homme, la biodiversité a été sévèrement mise à mal par les produits dits phytosanitaires qui détruisent la faune du sol et remettent en cause son fonctionnement (dont l’évolution de la matière organique) en perturbant les réseaux trophiques qui impliquent bactéries, champignons, vers et mollusques. En surface, ces produits impactent très fortement les insectes pollinisateurs, les oiseaux et divers prédateurs. Aux temps où la pression démographique de bientôt neuf milliards d’humains accélère l’appropriation par l’homme de surfaces toujours plus importantes de terres dont s’absente la vie, une voie s’impose qui saura concilier, sur l’ensemble des surfaces, les implantations de l’économie humaine avec les fonctions, les ressources et la diversité des formes de la vie. Comment établir cette économie écocompatible ? Prendre en considération, étudier et établir le vivant à tout moment et partout, telle sera la conduite éclairée qui aboutira à une sorte de « Nature reconstruite » faite de recherche et d’expérimentation, car rien n’est simple en matière d’études naturalistes. On est encore loin du compte. Le manque de recherches sur les modalités de restauration d’écosystèmes dégradés, la mise en place balbutiante du génie écologique se heurtent à d’autres difficultés liées à la fragilité des territoires dégradés, devenus des havres pour des espèces introduites de l’extérieur et profitant de nouveaux territoires. Des milliards sont dépensés actuellement pour tenter d’éradiquer la jacinthe d’eau, les jussies, la salicaire, les crépidules ou les micro-algues toxiques qui prolifèrent sur parfois des milliers d’hectares, sur de nombreux continents, et créent des substituts aux écosystèmes autochtones sans pour autant que les services rendus compensent ceux qu’ils ont fait disparaître. Parallèlement, règne une certaine utopie sur les remises en état dites réussies. Comment peut-on croire que des systèmes aussi complexes que certaines zones humides peuvent être remplacées par des plans d’eau ? Peut-on tenir pour vraisemblables les propositions de remise en état du bocage se basant sur la plantation de haies sans talus ou sur la reconstruction de talus (cas rare) oubliant le fossé, mais surtout plantés d’arbres de hautes tiges qui ne remplaceront jamais la diversité biologique que l’on trouve dans les ragosses ou les têtards et qui, de toute façon, nécessiteront une cinquantaine d’années pour remplacer ces ragosses abattues en quelques minutes, mettant un point final à un savoir–faire qui a permis pendant des lustres à des paysans de se chauffer sans recours à des ressources non renouvelables ? La mise à bas d’un bocage ancien ne se compense aucunement par des replantations ponctuelles ignorant l’intérêt de ces systèmes naturels anciens construits et gérés par des hommes qui avaient conscience de la multitude des services rendus par ces structures associées à la production agricole.

Les néobocages d’une nature reconstruite

Dans cette notion de bocage développée ici se cachent bien d’autres enjeux pour la sauvegarde de la biodiversité. Caractéristique du grand ouest ou des piémonts de montagnes, cette structure si particulière se singularise par le fait que les talus boisés y forment ou y formaient un vaste réseau, densifié au cours du temps par le partage des héritages, dont on sait qu’il jouait un rôle important dans la dispersion des espèces et leur transfert de bosquet en bosquet, de forêt en forêt. C’est sur cette base qu’est née l’idée de réseaux écologiques capables de faire la jonction entre des isolats à la biodiversité préservée afin de faciliter les contacts inter-populations entre les espèces et anticiper sur les changements climatiques en créant de véritables « routes de migration », en facilitant la mise en place de ce que l’on désigne maintenant sous le nom de trame verte et bleue. Les bocages survivants pourraient évoluer en élargissant leurs mailles. Là où elles ont disparu ou n’ont jamais existé, une replantation d’arbres viendrait recréer des milieux propices à la vie. Réinventer des espaces de nature sur la base de réseaux conçus à différentes échelles (du local au national, et à l’européen) et caractérisés par des nœuds d’importances diverses, sources de biodiversité, s’avère un pari qui a déjà été envisagé en Europe, avec EECONET1, dès les années 1990, et testé à la même époque dans différents pays dont les Pays–Bas et la Pologne. Une erreur à ne pas commettre serait de penser uniquement en termes de forêt et d’alignements d’arbres, ce qui est sûrement important, mais il ne faut pas oublier que la diversité des espèces est tributaire de la diversité des habitats : zones humides, zones sèches, parties enherbées, parties boisées… Ce qui revient à dire que les hiatus identifiés dans les réseaux ne peuvent être réellement comblés que si les structures proposées lors de la restauration prennent en compte cette diversité d’habitats et que, sur un espace restreint, au moins un ensemble de milieux hydrophiles, mésophiles et xérophiles sont présents.

Les temps du règne naturel

Si la restructuration de l’espace pour rendre à la nature une partie de ce qu’on lui a ôté est importante, l’utilisation des espaces l’est aussi et peut, après des réflexions portant sur « le temps biologique », lever bien des interdits, bien des mises sous cloche. Il faut en effet réfléchir à la notion de « fenêtre temporelle d’usage ». Des dégâts irréversibles peuvent être évités sur certaines dunes si elles sont interdites pour la promenade des chiens et des humains de la fin mars à la fin juin, période pendant laquelle a lieu l’essentiel des floraisons des végétaux comme la nidification de nombreuses espèces d’oiseaux dont celle du gravelot à collier interrompu. Interdire la fréquentation de ces dunes pendant trois mois sur douze, en justifiant le pourquoi de cette décision, n’a rien de scandaleux et permet à bien des espèces des milieux dunaires de passer d’un statut d’espèces menacées à un statut d’espèces communes. Le râle des genêts, un oiseau nicheur et chanteur, était commun partout et ne survit actuellement, à une densité voisine de l’ancienne, qu’en Maine-et-Loire, dans les fonds de vallée autour d’Angers. Un plan d’urgence a été mis en place par la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO) : en coupant le foin quinze jours plus tard sur certaines prairies gérées en partenariat avec les agriculteurs, on permet la reproduction et la survie de l’oiseau. De la même façon, on savait que des espèces rares de sauterelles étaient en voie d’extinction en montagne car leurs juvéniles, peu mobiles, étaient avalées par les moutons pendant leur broutage des pâturages d’été. En Mercantour, en retardant d’une quinzaine de jours l’arrivée des moutons, on permet aux juvéniles d’atteindre un stade qui favorise leur survie et leur permet d’échapper à la dent des moutons. Moyennant, en parallèle, la construction d’enclos de trois ou quatre mètres de diamètre, compatibles avec les activités des agriculteurs, on est arrivé à reconstituer des populations viables d’espèces qui étaient fortement menacées. La montagne constitue par ailleurs un espace remarquable pour tester la cohabitation d’activités diverses se succédant dans le temps, tels les sports de neige et le pâturage sur les milieux déforestés, nécessaires à ces sports, à condition qu’ils sachent limiter leur boulimie d’espace.

Compatibilités

L’agriculture nouvelle aura à intégrer ces exigences et à « produire autrement » si elle veut retrouver une compatibilité avec le milieu vivant et les fonctionnalités qui en procèdent en termes de fertilité, de lutte contre les ravageurs et de rendement. L’actuelle politique agricole commune (PAC) soutient les productions intensives des plaines céréalières par des dotations parfois considérables aux exploitants, souvent de grands propriétaires déjà fortunés qui, profitant d’un partage inéquitable des aides européennes à l’agriculture et obnubilés par la spéculation sur les céréales, continuent à ruiner le milieu vivant et polluer les eaux de façon menaçante. On sait aujourd’hui qu’on peut cultiver sans les nitrates de la chimie et avec la même rentabilité. On sait aussi que la réinstallation de certains des bosquets disparus, qu’une haie unique le long des chemins d’exploitation, que quelques corridors restructurés pourraient transformer considérablement ces espaces « anoxiques », encore habités par une faune sauvage importante il y a moins de cinquante ans. Par-delà l’importance affective ou imaginative de savoir qu’un renard habite sur les quais ou un faucon crécerelle dans les tours de Notre–Dame, en ville, l’enjeu de la biodiversité paraît rester surtout symbolique. Par un effet de sensibilisation, il permet aux humains de prendre en considération le phénomène de la vie, que l’on oublie en ville, de se souvenir que « le vivant doit être protégé » et que les normes de la vie humaine ne peuvent prendre congé des réalités, de la condition qui est la nôtre dans et sur le milieu terrestre. Il permet aussi de retisser des liens entre ville et campagne sur la base d’une nouvelle vision qui efface les frontières entre des lieux où l’on produit la nourriture des hommes et la ville, entre le naturel et le bâti : nous n’avons qu’une seule Terre. Le déficit d’informations est grand, le manque de conscience et de vision d’ensemble, comme si nos sociétés pouvaient désormais croire qu’elles prospéreront longtemps dans l’ignorance des risques proches, avec une brutalité aveugle et une forme de folie de la destruction. La sagesse des sociétés anciennes, leur prudence et leurs acquis devraient-ils sombrer parce que diverses technologies ont changé certains aspects de nos vies ?

Divinisation de la nature, responsabilité humaine

Les premières sociétés d’agriculteurs ont développé, aux débuts du néolithique, une conception monothéiste selon laquelle les dieux en venaient à se dépouiller du caractère précédemment incompréhensible de leur puissance. Quittant la face animale des dieux révérés par les chasseurs-cueilleurs au paléolithique, ils éclairaient leur puissance, précédemment opaque, imprévisible et souvent inique, d’une intelligence et d’un esprit de justice qui les faisaient désormais ressembler à l’homme. La Bible affirme que l’homme a été créé par Dieu « à son image ». L’homme, placé au centre du cosmos, a alors vocation de parachever la création en nommant les animaux et en œuvrant au perfectionnement de son harmonie. Les religions monothéistes, souvent universalistes, ont donné naissance à partir de la Renaissance à une conception où l’homme fait partie de la nature et l’imite pour inventer des machines. A l’époque des Lumières, où l’on découvre le temps long de l’histoire de la Terre, on invente une relation dynamique entre l’homme et le milieu terrestre. En prodrome aux théories du progrès, au XIXe siècle, un élan cosmopolitique porte les sociétés humaines aux échanges équitables et à un partage du pouvoir entre civilisations. Dieu a créé l’ordre et la richesse du monde, découverts chaque jour par l’ingéniosité technique et les voyages. La puissance des occidentaux est contrebalancée par d’autres empires en Turquie, en Chine et aux Indes. L’essor industriel et les empires coloniaux n’avaient pas encore induit la guerre des mondes et l’irresponsabilité planétaire des XIXe et XXe siècle. La civilisation qu’il nous reste à inventer devra, en acceptant de reconnaître les erreurs commises, admettre les limites d’une croissance définitivement destructrice si elle n’est pas accompagnée d’un nouveau regard sur la biodiversité, dont le bon état garantit celui d’une Terre qui saurait rester habitable pour les humains actuels comme pour les générations futures. Imaginer de nouveaux paysages où cohabitent activités humaines et écosystèmes fonctionnels, pour des hommes renaturalisés, capables d’exprimer leurs besoins dans le respect d’une nature revivifiée, des hommes plus affectueux, moins égoïstes, plus équitables : un programme pour demain ? Plutôt une nécessité actuelle.