La concertation citoyenne pour le pedbike de Greenbelt (Maryland, Etats-Unis)
Nacima Baron, 2014
La responsabilisation des usagers et la prise en main, par les citoyens, des programmes de planification urbaine en faveur des mobilités actives est une réalité dans de nombreuses villes du Québec, du Canada ou plus largement d’outre-Atlantique. L’investissement collectif des citoyens dans les affaires locales et la capacité d’auto-organisation des habitants d’un quartier, la possibilité d’être force de proposition, les actions collectives améliorent concrètement l’espace public. Aux Etats-Unis, aussi, une certaine forme de morale civique conduit des habitants à s’engager. Cette implication personnelle ou « committment » peut se déployer dans le domaine de l’aide sociale, dans l’action culturelle ou bien encore, et c’est le cas de cette fiche, dans les mobilités actives. L’exemple sur lequel se penche cette fiche de cas provient du témoignage et de la documentation fournie par une résidente de la municipalité de Greenbelt, membre officiel de l’Advisory Planning Board qui a participé (après quatre années de travail intense, des centaines de réunion de terrain et de concertation) à la réalisation d’un document de planification intitulé « Pedestrian and Bicyclist Plan » (en abréviation, Pedbike), officiel depuis janvier 2014. La fiche a été réalisée sur la base de l’interview à Paris de cette personne en février 2014, sur la documentation de recherche existante, liée aux recherches complémentaires de Mary Corbin Sies et sur un travail d’observation dans la ville concernée en octobre 2014.
1. Une ville très différente du modèle urbain traditionnel de « Sprawl city »
Greenbelt est une municipalité du Maryland, intégrée au George County, d’environ 40 000 habitants. La population est en majorité blanche, composée majoritairement d’employés dans les services. Elle est située dans la proche banlieue de Washington DC (à une vingtaine de kilomètres dans le cadran nord est de cette agglomération), en bordure de l’autoroute interétatique qui relie la capitale à Baltimore.
Greenbelt s’inscrit dans un paysage préservé, densément boisé. Les ensembles d’habitation sont disposés autour d’un grand lac, et de nombreux ensembles sportifs, des jardins publics les entourent, … Le lieu ne ressemble pas au prototype de la ville américaine organisée à partir d’un carroyage d’autoroutes qui encerclent des quartiers pavillonnaires sans fin. Le tissu urbain est tout à fait différent du cadre classique dans lequel s’est développé l’urbanisation américaine des cinquante dernières années, et la mentalité des habitants est également assez différente : ce qui frappe le plus est l’existence d’un modèle collectiviste qui imprègne la vie quotidienne. Une grande épicerie au centre de la ville fonctionne sous forme de coopérative, comme le journal papier de Greenbelt, gratuit depuis 70 ans et qui n’a jamais cessé d’être édité : ils appartient aux habitants eux-mêmes.
L’histoire de la ville explique cette originalité de la morphologie urbaine et le niveau de « conscience citoyenne » qui y règne. Greenbelt est une ville modèle construite sur l’injonction du président Roosevelt, à l’époque du New Deal, c’est-à-dire dans les années 1930, juste après la Grande Crise de 1929 et sur la base de financements publics destinés à relancer l’activité économique et à endiguer le chômage de masse. La ville a été conçue et dessinée par des urbanistes, architectes et paysagistes qui se sont inspirés des cités-jardins et de la tradition moderniste des « villes nouvelles ». La construction des résidences s’est échelonnée à partir de 1935 et jusque dans les années 40, à l’époque où des vétérans de la seconde guerre mondiale ont été logés dans de nouveaux ensembles avec jardinet, à titre de récompense. Le plan masse comporte une série d’îlots d’habitation séparés par des zones verdoyantes, autour de différents points d’attraction de la vie civique et collective. Le centre de gravité de toute la vie publique est le Roosevelt center, qui accueille les festivités, et jouxte un centre pour la jeunesse. Des stades de base-ball, des piscines, des bibliothèques, une quantité d’équipements publics collectifs bien supérieure à ce qu’offre une ville américaine classique sont également construits dans les années 1930 jusqu’à la fin des années 1950 pour compenser l’exiguïté de certaines habitations. Avec ses quatre superbloks délimités par une voirie très hiérarchisée (les voies à grande circulation sont situées à la périphérie des espaces bâtis, les voiries intra-urbaines sont plus étroites et toutes en courbes), Greenbelt est d’emblée conçue comme une ville « walkable », alors même qu’elle se développe à la haute époque de l’urbanisme automobile américain. Un réseau de voies piétonnes, totalement séparé du réseau automobile, est dessiné et offre cinq passages souterrains sous les axes routiers : l’idée est que les enfants aillent à l’école primaire, au gymnase, aux terrains de jeu et à la bibliothèque de quartier de manière sécurisée, et que chaque ménage ait accès aux services essentiels à une échelle de proximité (neighbourhood). La vie des enfants est donc collective (on les voit sur les photos d’époque jouer devant leurs maisons, traverser ces souterrains pour circuler de manière autonome dans leur quartier). Les adultes aussi sont appelés à la fois à une certaine autonomie et à une organisation collective, définie comme du « progressisme démocratique ». Alors que l’État se décharge de la compétence urbanistique au profit d’une coopérative foncière et immobilière (Greenbelt Home Incorporated) et que beaucoup de terrains communaux sont vendus à des promoteurs pour créer des extensions (Greenbelt Ouest et Est), les résidents s’impliquent dans plusieurs projets partagés : le centre commercial est créé sous forme de coopérative, comme la pharmacie, la station-essence, le cinéma, le coiffeur, le bureau de tabac, la crèche, etc. Les entités qui gouvernent Greenbelt comportent aussi leur spécificité. Outre le conseil municipal, deux organes influent fortement sur les décisions : l’APB et le journal Greenbelt News Review (GNR).
2. Un plan pédestre et cyclable produit par une commission d’habitants
Greenbelt, pour ses habitants, est bien plus qu’une zone résidentielle. C’est un territoire au sens plein du terme, un espace produit par une communauté humaine en fonction de règles partagées. Les habitants sont attachés à un paysage urbain qui intègre une haute qualité environnementale, ils partagent un style de vie qui laisse place à des activités collectives, au loisir et à la culture. En même temps, les habitants de Greenbelt sont mobilisés sur le plan de la participation citoyenne, ils ont des compétences en termes d’organisation communautaire et d’ingénierie sociale.
Ces compétences sont d’ailleurs nécessaires car, à différentes reprises de l’histoire de cette ville, des convoitises s’exercent et des modifications importantes sont portées à l’organisation urbaine. En effet, une série d’événements conduisent les promoteurs privés à accentuer leur pression sur Greenbelt, du fait de la localisation de la ville au cœur d’un corridor métropolitain en pleine évolution. Greenbelt est situé à l’intersection de l’autoroute interétatique (Baltimore-Washington Parkway) inaugurée en 1954 et du grand périphérique de Washington (le Capital Beltway) inauguré en 1964. Le NASA Goddard Center installe des milliers d’ingénieurs dans une zone technologique à l’ouest de la ville dans les années 1960. A travers un County Master Plan de 1963, les autorités du comté du Maryland tentent de restructurer Greenbelt par un système viaire totalement tourné vers l’automobile, ce qui déclenche une bataille citoyenne impliquant outre la municipalité, la coopérative foncière GHI, le journal Greenbelt News Review et les citoyens eux-mêmes. Les démarches de résidents tentent de s’opposer aux programmes qui portent le plus atteinte à l’identité locale (les habitants créent le musée de leur ville et interdisent la démolition du Community center en l’occupant physiquement). Cependant, les réseaux viaires se développent sans cesse, créant des coupures importantes entre les quartiers d’habitation. Les réseaux pédestres et cyclables, hérités des années 1930 et 1940, sont négligés. C’est dans ce cadre que les projets récents de revalorisation des modes actifs, via la réalisation d’un plan pédestre et cyclable, d’une part, et via le réaménagement d’un système intermodal autour de la gare de Greenbelt, d’autre part, prennent tout leur sens.
Le Pedestrian and Bicyclist Plan, publié en janvier 2014 sous l’égide de la municipalité est un document de 130 pages réalisé au moyen d’un travail de près de cinq années qui a impliqué trois entités publiques: la Municipalité, l’Advisory Planning Board (APB) composé de sept citoyens impliqués dans des centaines de réunions dans les bureaux et sur le terrain, et l’équivalent de l’agence d’urbanisme locale, le Greenbelt Planning Office. Un community planner a piloté l’action des citoyens réunis en APB, et des institutions provinciales et fédérales (le Transportation/Land-Use Connections Program of the National Capital Region et le Transportation Planning Board du Metropolitan Washington Council of Governments) ont payé une partie de l’aide technique apportée par un bureau d’étude (Toole design group) que les membres de l’APB ont eux-mêmes sélectionné.
La démarche a commencé en 2008 à l’initiative de l’APB, qui a d’abord collecté des données auprès des résidents sur la base d’une enquête internet, d’un appel dans le journal municipal et d’un porte-à-porte. Dans une première phase, l’APB a réalisé un travail extrêmement précis sur la réalité des circulations à l’échelle intra-urbaine, en identifiant les pôles générateurs et attracteurs de mouvement : le NASA’s Goddard Space Flight Center, la gare, le lycée, Eleanor Roosevelt High School, les espaces culturels et commerciaux (the Greenway Center, Beltway Plaza and Roosevelt shopping centers). Ensuite, l’APB a travaillé avec Toole Design Group pour identifier les cheminements qui permettent d’aller d’un point à l’autre, et localiser les coupures qui limitent ces déplacements à pied ou vélo et obligent à prendre la voiture.
Le Pedbike Plan repose sur une série de cartes très précises qui renseignent chaque itinéraire au moyen d’une batterie de critères : accessibilité, largeur, sécurité, continuité, qualité paysagère et environnementale, qualité « sociale » de l’espace, possibilités de traversée (selon les critères de clarté, visibilité, prédictabilité, temps d’attente moyen, rapidité à traverser à pied, degré d’exposition du piéton, présence ou non d’îlots, disponibilité d’une information sonore aidant à la traversée, par exemple pour les aveugles, et type de comportement attendu de l’automobiliste (lui-même influencé par la géométrie de la route, l’existence d’un virage, la qualité du revêtement). Le travail localise tous les points où il faudrait développer des passages piétons (en fonction des critères définis plus haut) et présente enfin des propositions concrètes pour faciliter l’accès piéton aux transports en commun. Dans ce cas, les critères de notation des sites sont la localisation favorable ou non des arrêts de bus, le confort et l’accessibilité des chemins pédestres qui connectent ces arrêts au reste du réseau de trottoirs, la présence de croisements à proximité, la disponibilité d’un espace ou non suffisant pour monter et descendre du bus, le confort de l’attente (bancs, information des délais d’attente), et, de la même manière, à la suite des cartes de diagnostic, on trouve des préconisations de déplacement ou de création des arrêts de bus.
Dans une seconde partie, le Pedbike Plan étudie aussi minutieusement les barrières à la pratique du vélo, en utilisant des critères d’utilité du cheminement cyclable pour relier directement des pôles générateurs de trafic, en calculant la vitesse et l’intensité du trafic sur les voies, en évaluant l’état de la surface (important pour les vélos de course qui ont des pneus fins et des risques amplifiés de dérapage), les obstructions aux circulations comme la présence de végétation envahissante, les déchets, la possibilité de véhicules automobiles garés. Une part de cette rubrique concerne la visibilité des cyclistes et les conflits avec véhicules aux intersections, la possibilité de créer des espace de stockage aux feux, devant les voitures arrêtées pour les cyclistes désirant tourner à gauche, la localisation des parcs de stationnement des vélos.
Le bureau d’étude prépare un système d’information géographique et un site internet intégrant toutes les observations de terrain (CommunityWalk website) et les programmes d’aménagement prioritaires sont débattus dans le cadre de réunions qui regroupent les membres de l’APB, la municipalité et l’agence de planification. Enfin, la dernière partie du processus s’établit avec l’étude de l’harmonisation de ce programme municipal avec le plan de rénovation de la gare. En effet, le Greenbelt Metro Station Development Agreement est au même moment signé par la ville et par le Comté et l’autorité métropolitaine de Caroline du nord, avec les programmes d’amélioration de l’accessibilité des lieux publics Public Rights-of-Way Accessibility Guidelines (PROWAG) dans le cadre de l’application de la loi Americans with Disabilities Act et dans le cadre de la politique de sécurité routière (articulation avec le Maryland Manual for Uniform Traffic Control Devices (MdMUTCD). Enfin, les espaces de stationnement automobile sont restreints : la coopérative municipale installe un marché bio sur un parc du centre ville, afin de décourager encore l’utilisation de l’automobile dans les déplacements à court rayon.
C’est ainsi qu’ont été réalisés divers documents techniques dont un plan qui identifie une cinquantaine de points très précis sur la base desquels des recommandations d’amélioration concrètes sont listées. Il en va de même pour la partie vélo. Le Pedbike s’achève par une section consacrée aux moyens de favoriser la pratique du vélo et de la marche chez les jeunes, avec une démarche de sensibilisation intégrée à l’agenda des centres de loisirs de la commune.
Ainsi, le Pedbike de Greenbelt ne diffère pas profondément des autres documents de planification destinés à favoriser les mobilités actives aux États-Unis et en Europe. Cependant, le fait qu’il ait été réalisé non par un bureau d’étude, mais par des citoyens impliqués dans une démarche collective est vraiment remarquable. Il faut donc souligner combien les mobilités actives s’articulent avec une vision de la politique locale, et avec une certaine idée de la qualité et de l’intensité de la vie publique chez les citoyens responsables, capables d’auto-organisation et exigeants vis-à-vis d’eux-mêmes. Ceci ne peut probablement pas être répliqué partout : Greenbelt est bien une ville très particulière aux Etats-Unis, du fait de son patrimoine matériel (la forme urbaine, l’architecture moderniste) et immatériel (le projet social qui avait inspiré les urbanistes des années 1930 et qui est finalement prolongé avec cette démarche). Mais le cas de Greenbelt montre qu’en travaillant pour la marche et le vélo, on ne promeut pas forcément un nouveau modèle d’urbanisme futuriste (les smart cities, la ville durable), on réintroduit plutôt les fondamentaux de l’identité locale et de l’esprit des lieux.