Les potentiels des monnaies complémentaires face aux enjeux territoriaux: la transformation des pratiques, des modes de vies et des représentations sociales
Séquence 2.5 du MOOC
Marie Fare, novembre 2017
La troisième et dernière potentialité des monnaies complémentaires repose sur la transformation des pratiques, des modes de vie et des représentations sociales. Cette dimension nous semble primordiale dans la mesure où elle permet de repenser le cadre de notre modèle de développement, probablement un des aspects les plus fondamentaux des monnaies complémentaires. Les représentations sociales sont des modes de connaissances socialement construites. Or les monnaies complémentaires supposent une construction collective de laquelle peut émerger des représentations sociales qui influenceront en retour les acteurs.
À télécharger : 2_les_monnaies_complementaires_dans_les_dynamiques_territoriales5.pdf (890 Kio)
Il est possible d’isoler deux étapes-clés de ce processus de déconstruction/reconstruction du cadre de valeurs. La première, fondatrice des projets de monnaies complémentaires, tient dans la définition des objectifs poursuivis par la monnaie déployée. La seconde étape verra le nouveau cadre de valeurs (le projet éthique) s’incarner dans les modalités concrètes de circulation et de fonctionnement de la monnaie mise en place.
La définition des objectifs poursuivis par la monnaie déployée
La définition des objectifs poursuivis par le projet est un moment fort dans cette interrogation du cadre de valeurs, en ce qu’elle s’organise précisément autour du questionnement collectif sur la société désirée. La monnaie porte – au travers de son format, des modalités de son émission, de ses règles de fonctionnement et de circulation – la capacité de permettre, favoriser, privilégier tel ou tel type d’échange, un modèle de relations ou un autre.
Elle nécessite donc qu’on se pose une série de questions : « Quels échanges, pour quoi faire, entre qui, pour qui et comment ? ».
Cette étape ouvre également au travail de compréhension du mode de fonctionnement du système actuel : la réflexion sur les raisons justifiant de se lancer dans une initiative de monnaie complémentaire (pourquoi ne pas poursuivre les mêmes objectifs en utilisant la monnaie officielle ?) et les questions préalables à la construction d’un système monétaire (circulation de la monnaie, gouvernance et décision, etc.) peuvent être suscitées en écho à la monnaie officielle.
Ainsi, ces initiatives, en plus d’instaurer un nouveau rapport à la monnaie, cherchent à démocratiser l’accès aux savoirs économiques en se posant comme espace d’éducation citoyenne. L’introduction de la monnaie dans la sphère de la démocratie permet de déterminer les objectifs qu’elle doit poursuivre. Cet espace de délibération offre d’identifier les besoins et d’asseoir les conditions nécessaires à l’appropriation citoyenne de la monnaie.
De la création de ces espaces publics découle le développement de règles démocratiques cherchant à favoriser l’expression de chacun et instaurant des modalités de gouvernance participative qui invitent les acteurs à s’engager activement au processus démocratique. Par exemple, à travers la mise en œuvre de collèges représentant toutes les parties prenantes au dispositif (consommateurs, producteurs, financiers, élus et fondateurs) ou via les modalités de prise de décisions (le consensus ou le consentement). Parfois le choix est fait de fonctions tournantes, de l’absence de présidence et d’une polyvalence entre les membres actifs, afin de favoriser le partage des responsabilités.
La mise en oeuvre du projet éthique de la monnaie
Toute monnaie renvoie à un projet éthique, au sens où elle porte un ensemble de valeurs que son institution cherche à réaliser et diffuser. Le déploiement de la monnaie doit ainsi incarner le nouveau cadre de valeurs quelle porte à travers ces modalités de circulation et de fonctionnement.
Pour les monnaies locales, ce travail de déconstruction/reconstruction s’incarne dans les processus de définition et d’élaboration de la charte et, parfois, des critères (sociaux, environnementaux, démocratiques) d’agrément des prestataires (Blanc et Fare, 2016). En effet, la réalisation de ce projet passe par l’intégration conditionnelle de prestataires professionnels et de particuliers, tous mis en lien par l’utilisation de la monnaie. Ce que promeuvent ces projets monétaires, ce sont bien des « échanges contre et dans le marché » (Le Velly, 2006) en ce qu’ils portent une critique potentiellement forte dudit commerce conventionnel.
Dans d’autres cas, c’est à travers la réflexion sur les critères de comptabilisation des échanges que s’opère ce processus de déconstruction/reconstruction. En effet, certaines monnaies complémentaires, et tout particulièrement les monnaies temps, visent à valoriser la pluralité des richesses. Les richesses ne peuvent en effet pas seulement être échangées (et donc mesurées) à travers les échanges monétaires, comme le fait le Produit intérieur brut (PIB), la productivité ou la rentabilité. Parce que les dispositifs de monnaies complémentaires permettent de valoriser des activités à utilité écologique et sociale (comme la valorisation des éco-comportements), ils sont directement liés aux travaux sur les nouveaux indicateurs de richesse (Gadrey et Jany-Catrice, 2012 ; Jany-Catrice, 2011).
Les dispositifs fondés sur une évaluation des échanges en temps invitent à repenser, non seulement les modes d’évaluation, mais à instaurer de nouvelles pratiques en modifiant les règles de l’économie conventionnelle et en valorisant les activités et compétences non comptabilisées par cette économie conventionnelle (comme les activités domestiques ou le travail bénévole). Ce choix permet de développer des valeurs telles que l’égalité et la solidarité, de reconsidérer la valeur travail et d’élargir l’appréhension des richesses et des besoins et des façons de les satisfaire « en relativisant les valeurs matérialistes » (Perret, 2011, p. 79). En ce sens, les monnaies complémentaires ouvrent la porte à une reconsidération du cadre de valorisation des richesses et pourraient alors offrir à leurs membres la possibilité de repenser la tendance actuelle à se mesurer en termes matérialistes. Elles reconstruisent un nouveau cadre basé sur les interactions et les interdépendances sociales et environnementales : elles participent ainsi à la transformation des représentations.
L’expérimentation de nouvelles pratiques, de nouveaux comportements individuels et collectifs
Au-delà de l’évolution du cadre de valeurs, les monnaies complémentaires portent en elles des facteurs d’évolution des pratiques. Ils sont au nombre de trois.
Interroger les pratiques individuelles de consommation
Tout d’abord, les monnaies complémentaires permettent d’interroger le cadre qui organise les pratiques individuelles de consommation. En effet, le développement des monnaies complémentaires s’appuie sur un changement des habitudes de consommation pour aller vers une consommation dite responsable. Mais pour que ce changement puisse s’opérer, une modification radicale de la culture économique est nécessaire. Elle passe par le déplacement des motivations individuelles de consommation vers des motivations collectives, voire communautaires. Les monnaies complémentaires mettent donc en avant une expertise citoyenne et multi-acteurs qui conduit à enchâsser des pratiques marchandes orientées vers des valeurs (exprimées par le projet éthique) dans un cadre de coordination non marchande.
Introduire des valeurs sociales et environnementales dans les échanges : Développer le partage de biens
Le second facteur d’évolution des pratiques réside dans l’introduction de valeurs sociales et environnementales dans les liens marchands et non marchands. Les monnaies complémentaires permettant de développer le partage des biens, cela peut conduire à limiter la consommation individuelle matérielle en valorisant la mutualisation des ressources tout en participant à « la déconnexion du bien-être de l’abondance matérielle » (Perret, 2011). Il peut s’agir d’un partage d’outils, de co-voiturage ou encore de prêts de biens culturels. Si cela limite la production matérielle, il en va de même de la génération de déchets. Une « économie de la fonctionnalité », où l’important n’est pas la possession d’un bien mais son usage (Gleizes, 2011), se développe alors.
Introduire des valeurs sociales et environnementales dans les échanges : Favoriser « l’interagir » et non plus seulement « l’avoir »
Le développement de ce type d’échange peut conduire à une certaine démarchandisation de la satisfaction des besoins en favorisant « l’interagir » (Max-Neef, 1992) et non plus seulement « l’avoir ». Cette modification de la logique de satisfaction des besoins est essentielle en ce qu’elle permet de découpler amélioration du bien-être et consommation, ce qui une fois encore impacte les représentations sociales puisqu’une telle modification s’inscrit dans une remise en cause de la valeur travail par la valorisation des activités hors travail.
L’évaluation à partir de critères extra-économiques permet ensuite de déconstruire les hiérarchies de revenus entre personnes qualifiées et non qualifiées ou entre travail manuel et travail intellectuel.
En contribuant à renverser les valeurs et à mettre les individus sur un même pied d’égalité, elle développe une hiérarchie de valeurs alternatives fondées sur l’égalité, la solidarité et l’interdépendance entre les acteurs, principes au cœur de la notion de réciprocité. En rendant visible les capacités productives des personnes qui ne sont pas valorisées dans le cadre du salariat ou des professions indépendantes, les monnaies complémentaires cherchent souvent à transformer le statut des personnes, au sens où elles visent à faire émerger des pratiques et des comportements nouveaux reconnaissant des activités généralement non rémunérées en reliant la mise en œuvre de ces compétences à la capacité de consommer.
Références
Blanc J. et Fare M., 2016, « Enjeux de l’hybridation des ressources pour les monnaies locales associatives », in L. Gardin et F. Jany-Catrice (dir.), L’Économie sociale et solidaire en coopération, Presses universitaires de Rennes, coll. « Économie et société », p.153-164.
Gadrey J. et Jany-Catrice F., 2012, Les Nouveaux Indicateurs de richesse, Paris, La Découverte (Repères n° 404).
Gleizes J., 2011, « La croissance verte est-elle possible ? », in T. Coutrot, D. Flacher et D. Méda (coord.), Les Chemins de la transition. Pour en finir avec ce vieux monde, Paris, Éditions Utopia, p. 69-83.
Jany-Catrice F., 2011, « Nouveaux indicateurs et nouvelles pratiques sociales », in T. Coutrot, D. Flacher et D. Méda (coord.), Les Chemins de la transition. Pour en finir avec ce vieux monde, Paris, Éditions Utopia, p. 59-68.
Le Velly R., 2006, « Le commerce équitable : des échanges marchands contre et dans le marché », Revue française de sociologie, juin, vol. 47, n° 2, p. 319-340.
Perret B., 2011, Pour une raison écologique, Paris, Flammarion
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