Renouveler la compréhension des déterminants de la marche en ville

Nacima Baron, 2014

Marche et vélo font souvent l’objet d’approches conjointes, aussi bien du point de vue des urbanistes que du point de vue des ingénieurs transports déplacement. Pourtant, ces deux pratiques renvoient à des logiques, des échelles et des infrastructures extrêmement différentes, car le vélo permet des vitesses (15 km/h) et donc des déplacements à plus long rayon d’action que la marche (4 km/h environ). En effet, un pas permet d’avancer d’un mètre, un tour de pédale de quatre mètres : traverser une ville en vélo s’effectue quatre fois plus vite qu’à pied. La deuxième distinction est que le vélo est un véhicule, un objet technique qui requiert un équipement même minimal (il intéresse donc des équipementiers), il s’appuie sur des organisations associatives et des collectifs structurés, qui ont l’oreille des pouvoirs publics. Pour la marche, il y a moins de lobbies privés en tant que tels (sauf peut-être ceux qui équipent les randonneurs) et, à part des associations tournées vers la prévention des risques de la circulation, il y a encore très peu de collectifs qui tentent de mieux connaître, encourager, massifier la pratique de la marche comme mode de transport.

Souvent, dans les programmes d’aménagement urbain, les mobilités pédestres et cyclables doivent s’allier stratégiquement, parce qu’elles partagent des intérêts objectifs dans les combats locaux et pour rééquilibrer le rapport de force trop souvent encore en faveur de l’automobile. Pour autant, il ne faut pas minimiser les conflits d’accès, les frottements entre ces deux types de circulation, les perceptions réciproques méfiantes des deux ensembles d’usagers de l’espace public. La tendance récente, dans les grandes villes, a quelquefois été de diminuer la largeur des trottoirs pour faire de la place au mode vélo. Cette solution était soit justifiée par la technique (la volonté de créer des continuités dans un croisement par exemple), soit justifiée politiquement (il était plus facile de rogner l’espace du marcheur que celui de l’automobiliste, ce dernier ayant aussi nombre de relais d’influences). Aussi l’état d’esprit du piéton (notamment s’il est quelque peu âgé), est de craindre d’être surpris, dérangé, déstabilisé par l’irruption d’un vélo qui a ici le désavantage d’être silencieux (alors que le deux-roues motorisés s’entend de loin).

Une telle situation de tension entre les modes actifs est évidemment contraire au plein épanouissement de la marche en ville, ce dont les cités ont tout à fait besoin pour des raisons sociales, environnementales et économiques. Comment réinventer la marche ? Quels bénéfices peut-elle apporter aux systèmes de mobilité et comment aménager la voirie pour la favoriser ?

1. La marche, une activité triviale, fondatrice des mobilités urbaines

La marche est la première et la dernière forme de mobilité des humains, au premier âge et au grand âge, c’est une pratique d’une telle simplicité, si facilement inscrite dans des routines quotidiennes et inconscientes, qu’elle en devient presque insaisissable. C’est une activité sans âge, une pratique immémoriale, et pourtant elle possède une vraie histoire, ainsi qu’une sociologie, une anthropologie qui renvoie à des enjeux très profonds : des différences culturelles (on ne marche pas en ville de la même façon dans tous les pays), des différences de genre, de statut social. Avant le 20e siècle, on estime que la marche représentait plus de 80 % des déplacements utilitaires, effectués dans le cadre de trajets quotidiens, répétitifs, faits sur de courtes distances. Ce déplacement quotidien des plus pauvres est souvent insaisissable dans les archives historiques. La marché, ce « continent méconnu » de la mobilité humble, se distingue des mobilités permises par des animaux et par des moyens mécaniques, réservées à des groupes à plus hauts revenus, pour des distances plus longues et des motifs différents. Cela étant, la marche à longue distance reste, dans l’histoire longue et jusqu’à nos jours, réalisée dans le cadre de pratiques parallèles comme le pèlerinage, qui n’ont pas disparu.

Pourtant, les mutations techniques, économiques et urbaines ont fait basculer une part non négligeable des mobilités populaires pédestres vers des mobilités cyclistes, puis automobiles avec l’élévation du niveau de vie. La marche est restée associée à des groupes humains spécifiques (les enfants dans le trajet vers l’école, les étudiants, les femmes notamment dans les couches populaires). En parallèle, la marche n’a pas disparu mais elle s’est divisée : elle est une nécessité pour les couches les plus marginales, elle est une sorte d’impensé pour les classes sociales motorisées. Ou bien, la marche s’est transformée en une activité de loisir associée à une dimension sportive, ou à une fonction de loisir qui l’éloigne spatialement et temporellement de l’univers du travail et de la mobilité utile (les sentiers de randonnée sont peu empruntés en semaine, et ils conduisent rarement vers les zones d’activité). Les enclaves commerciales organisées autour de rues reconstitués favorisent une marche-flânerie vouée au lèche-vitrine. Ce n’est que dans les toutes dernières années que l’idée de marche urbaine réapparaît comme pratique individuelle ou collective, utilitaire ou tournée vers des objectifs sociaux : se réapproprier un espace public, valoriser un patrimoine architectural et paysager, revenir à une certaine lenteur et ramener la ville à une échelle humaine. Ce retour de la marche, ce bouquet de nouvelles manières de marcher (appuyées sur des initiatives associatives, comme des traversées urbaines diurnes ou nocturnes) réarrange des manières de faire et mobilise des systèmes de sens à la fois anciens et très modernes, notamment si le marcheur s’appuie sur des outils technologiques (podomètres, GPS, etc)

2. La marche en ville, une pratique totalement méconnue

Prenons la ville de Paris, avec ses deux millions d’habitants plus tous ceux qui viennent y travailler chaque jour (une bonne fraction des quatre millions d’habitants de la petite couronne et une part moindre des trois millions d’habitants de grande couronne). Cette ville compte 2 918 km de trottoirs. Par combien de personnes ces voies sont-elles empruntées ? Le chiffre des marcheurs est-il à la hausse ou à la baisse ? Les densités, les vitesses de déplacement sont-elles connues et permettent-elles d’adapter un programme de voirie adéquat ? On sait finalement bien peu de choses, hormis que le nombre de déplacements à pied effectués chaque jour par l’ensemble des Franciliens dans Paris intra-muros s’élève à 3 600 000 et que le piéton parisien marche en moyenne 13,5 minutes par jour sur environ 600 mètres, ce qui représente 54% de l’ensemble de ses déplacements quotidiens dans Paris (Voir Direction de la Voirie et des déplacements).

Cette connaissance incomplète de la réalité de la marche en ville, du côté des autorités, se double d’une perception tout à fait particulière de la marche de la part des piétons eux-mêmes. Les travaux et les enquêtes portés par J. Monnet en lien avec les autorités locales à Paris soulignent que, dans une proportion relativement conséquente, des piétons en train de marcher, et interrogés sur leur pratique, répondent qu’ils ne marchent jamais, ce qui interpelle évidemment le chercheur. Il y a là en filigrane la possibilité d’interroger et de déconstruire la marche. Et pour ce faire, il faut la reconsidérer en totalité, et revenir sur des a priori nombreux, car le peu que l’on sait est peut-être faux.

Prenons la part modale de la marche, telle qu’elle est renseignée dans les enquêtes déplacement. La marche vient à la suite du mode automobile, du mode vélo ou transport en commun, elle est en effet souvent pensée par les autorités comme un mode de transport à côté des autres. Il s’ensuit une considérable sous-estimation des données statistiques, car l’enquêteur ignore le fait que tous les autres modes impliquent obligatoirement la marche, et ne garde comme représentatif que le mode le plus lourd utilisé, celui qui forme une « unité véhiculaire ».

Si on reste dans cette vision de l’unité véhiculaire, on peut faire apparaître quelques données sur la typologie des piétons, sur leurs motifs de déplacements (il existe une enquête sur les transports et communications INRETS-INSEE depuis 1993-1994, et pour les comparaisons, on peut facilement remonter à 1981-1982 jusqu’à 2010).

On trouve dans ces études le fait que les motifs de déplacement sont difficiles à cerner (tant ils sont nombreux), et que les deux motifs pour lesquels la part modale de la marche est la plus forte sont les achats et les études, même si ces parts sont en baisse sensible à cause de la concurrence de la voiture. La typologie des piétons, regroupe une classe “0M” est formée des personnes ne se déplaçant pas ce jour-là (immobiles), et déclinant de 24% à 18% de la population ; une classe de piétons exclusifs, elle-aussi en chute de 18% à 13% de la population (c’est l’impact du déclin du commerce de proximité, de l’allongement des distances parcourues pour rejoindre l’emploi…). Les personnes qui continuent à ne se déplacer qu’à pied, et pour lesquelles les distances ont augmenté, sont les femmes, les mineurs, les seniors, les inactifs, les personnes sans permis … qui parcourent en moyenne 2,52 kilomètres en 42 minutes. Une autre classe regroupe les adeptes du transport individuel (en progression en 12 ans de 45% à 55% de la population), et qui marchent vers leur voiture (à peine 500 mètres par jour à pied). Une dernière catégorie regroupe des usagers des transports collectifs ou multimodaux (respectivement 9% et 5% de la population) qui doivent parcourir des séquences piétonnières en rabattement, puis dans les pôles d’échange, puis vers les trajets terminaux. Finalement, on apprend de ce type de source que la proportion des personnes ne se déplaçant pas à pied un jour de semaine donné est passée de 65% à 75% de la population, mais on ne comprend pas mieux ce qui motive un piéton en ville, et comment stimuler sa pratique.

3. Le piéton dans la ville : une catégorie d’analyse à retravailler

Il n’y a sans doute pas une catégorie de piéton à côté des catégories de cyclistes et d’automobilistes, mais une infinité de manières de vivre cette pratique et d’habiter par la déambulation la voirie, le trottoir, l’espace public. Le travail de J. Monnet remet en question la naturalisation d’une catégorie du code de la route, et considère qu’une conception plus holistique du sujet est nécessaire, au-delà de la segmentation selon des états successifs (de piéton, automobiliste, cycliste) ou des identités disjointes. Il considère également que le fait d’être piéton recouvre simultanément ou successivement plusieurs « modes », un mode véhiculaire et utilitaire (on « trace ») et un mode plus disponible à l’égard des attracteurs (on regarde les vitrines), plusieurs rôles sociaux, plusieurs états de conscience de soi et de l’environnement (on consulte son téléphone portable, on parle ou non à son voisin …). Aussi le piéton doit être abordé non comme tel, mais dans les relations qu’il construit avec des objets mobiles (autres piétons, roulettes, fauteuils, valises, poussettes, trottinettes) et avec des objets immobiles (le mobilier urbain : poteaux, potelets, cabines, poubelles, plantations végétales). On doit construire cette connaissance de la pratique de la marche en regard de trois variables, à savoir les normes (la notion de civilité), les règles (l’obéissance au code de la route, le respect de l’ordre public) et les ambiances (sentiment d’insécurité, …), car ces trois éléments configurent fortement la manière dont marche effectivement le piéton. (Huguenin Richard F., 2012)

C’est à partir de là que la connaissance non pas du piéton comme véhicule ou typologie, mais en interaction avec l’espace public peut permettre d’avancer dans le domaine du partage de la voirie. Toutes les observations montrent que le piéton n’est pas à sa place dans un univers urbain et viaire qui lui préexiste, où on le considère comme un « mode » plutôt que comme une circonstance, comme un pion mobile plutôt que comme un sujet. Le fait de l’introduire dans ce système revient à constater qu’il n’est pas adapté, ou que l’espace n’est pas adapté, à part un certain nombre d’univers spécifiques. Ces univers sont en particulier les zones de rencontre, les zones trente, les plateaux piétonniers, les centres historiques et touristiques, les centres commerciaux, les parcs de loisirs ou les parcs urbains … Tous ces univers ne sont pas l’espace public urbain, mais des enclaves dans l’aménagement urbain actuel. Ainsi, la tendance en matière d’aménagement et la vision technicienne d’un mode piéton véhiculaire, catégoriel, produit un effet de segmentation profonde dans le champ social urbain. Au nom de la promotion des mobilités actives, au nom de la sécurité, au nom du piéton entendu de manière essentialiste, on ségrègue fortement les espaces en incitant à marcher dans une toute petite partie d’entre eux. Cela a deux conséquences : il n’y a pas de réelle continuité des itinéraires de marche mais des archipels de quartiers piétonniers. La modernisation des villes et le zonage ont multiplié les cloisonnements entre les bâtiments et entre les îlots, interdit ou rendu très difficile les traversées, les passages, les porosités. La deuxième conséquence est qu’en dehors des lieux où la déambulation est favorisée (souvent dans un contexte commercial), elle est invisibilisée aux yeux des aménageurs et des marcheurs eux-mêmes, à moins qu’elle ne persiste sous d’autres apparences plus ou moins tolérées et légales (groupes de jeunes qui traînent, rôdent, stagnent).

4. Comment favoriser la marche dans les mobilités urbaines actives ?

Tous les marcheurs urbains, les flâneurs et les gens pressés, les personnes plus vulnérables et les jeunes gens en pleine possession de leur force physique ont des besoins assez universels en matière de sécurité (éviter les chutes, les risques de collision, garantir leur intégrité), en matière de localisation, d’orientation, d’information, de confort (confort thermique, ombre et présence d’eau, revêtements des sols et mise à niveau), des besoins d’abri (bancs, couvert en cas d’orage) et des attentes dans le domaine de l’esthétique, sans compter la question de l’intermodalité avec tous les autres types de transport. Il ressort de cet inventaire qu’une politique en faveur de la marche en ville est sans doute l’une des plus transversales puisqu’elle doit impliquer des services de la voirie, des services sociaux et les services de l’urbanisme (qui statuent sur l’encombrement des trottoirs, les autorisations de terrasses de café, de devantures de magasin qui débordent sur les trottoirs), les services des espaces verts (pour articuler autour des itinéraires piéton des trames vertes et bleues, des corridors arborés, des continuités biologiques), des services de la propreté et de ramassage des ordures ménagères, des encombrants, des services du stationnement pour réglementer les stationnements sauvages, … Une politique en faveur de la marche demande donc à la fois une coordination de tous ces services autour d’un objectif partagé et un investissement renforcé pour offrir des espaces publics de qualité, avec des trottoirs bien entretenus.

Ce type de politique commence à se mettre en place, en particulier à Rennes où elle produit des résultats, puisque selon l’enquête de 2007 la moitié des déplacements des résidents de l’hypercentre se font déjà à pied. Mue par des objectifs sanitaires (la réduction du risque de maladies), par des objectifs d’équité sociale et par la volonté de diminuer l’encombrement du centre-ville par des automobiles (la moitié des trajets dans le centre font moins d’un kilomètre), mue aussi par une volonté d’animation commerciale, l’agglomération rennaise a ajouté à des documents d’orientation du transport dans lesquels la marche est peu représentée (le plan de déplacement urbain de 2007, le schéma directeur vélo, le plan de circulation, le plan de modération de vitesse, le plan de mise en accessibilité de la voirie et des espaces publics) … un nouveau plan piéton. Cette démarche se traduit par la nomination d’un référent marche qui est l’interlocuteur de tous les services cités plus haut, par le renforcement du dialogue avec l’association « Espace piéton » et les représentants de quartiers.

On relève donc un renouveau de l’intérêt, de la part des opérateurs urbains, des opérateurs de transport et des chercheurs, pour la connaissance des facteurs qui soutiennent le développement de la marche en ville d’une part, et pour une nouvelle appréhension de la complexité et de l’intrication des facteurs qui la conditionnent. Certaines success stories très visibles, comme le développement des enclaves de marche, ne sont pas forcément des critères d’un déploiement durable et équitable des mobilités pédestres en ville. D’autres aspects bien réels de la marche en ville sont moins visibles, parce qu’ils sont encore peu cernés par les enquêtes déplacements (ce qu’on ne mesure pas n’existe pas). Pour autant, le développement de méthodes de recherches quantitatives et qualitatives, l’intérêt de nombreuses collectivités et tout simplement le sens des économies ne pourront que renforcer les avancées dans ce segment des mobilités actives urbaines.

Références

Huguenin Richard F. (2012) «La marche à pied pour les seniors : un mode de déplacement « durable » ? » Présentation dans le cadre du Séminaire Deufrako, 30.05.2012

Monnet J. (2015) La marche à pied entre loisir et déplacement. La Géographie - Acta Geographica, Société de Géographie, 2015, pp.12-15. 〈halshs-01178705〉

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