La marchandisation du logement social en France

Jean-Baptiste EYRAUD, 2012

Collection Passerelle

Depuis une vingtaine d’années, le logement social en France vit des mutations internes, qui à terme menacent la vocation sociale du système. La France compte 5,14 millions de logements sociaux, soit 18,5 % du parc des résidences principales, selon le recensement de 20091. Évalués à 200 milliards d’euros en 2011 par le président de la Société nationale immobilière (SNI), premier bailleur en France avec près de 300 000 logements sociaux, les Habitations à Loyer Modéré (HLM) suscitent la convoitise des milieux de l’immobilier et financier. Même les bailleurs privés veulent participer au festin qui s’annonce et réclament des allègements fiscaux équivalents pour louer aux classes moyennes, voire aux catégories modestes, en échange d’une réduction de loyer.

Petit retour historique

Les années 1990 ont été marquées par une modification des relations des bailleurs avec les locataires, lesquels sont passés du rang d’usager à celui de client2.

La création des Offices Publics d’Aménagement et de Construction3 (OPAC) a introduit les normes de comptabilités privées dans les offices HLM4. La production de logements sociaux s’est tournée vers la production de programmes plus petits, insérés dans le tissu urbain existant, résultat souvent des politiques d’urbanismes locales.

Le saut vers la marchandisation se précise à partir de 2003, lorsque la loi Borloo5 crée l’Agence Nationale de Renouvellement Urbain (ANRU), qui rationalise le financement et démultiplie les opérations de démolitions des quartiers HLM d’habitats populaires. Ainsi, les terrains libérés, qui n’avaient aucune valeur marchande antérieurement, peuvent être revendus au prix du marché. Dans la même loi, les Société anonyme d’Habitation à Loyers Modérés (SA HLM) obtiennent une réforme des règles de gouvernance interne. Le Conseil d’administration, jusqu’alors gouverné par quatre collèges égaux, parmi lesquels le bailleur et les locataires, sera désormais dirigé par le financeur, selon la règle de l’actionnaire majoritaire. Il n’y a plus qu’un pas à franchir pour introduire la rémunération du capital. Depuis, plusieurs lois sont venues conforter cette orientation : la loi de décentralisation Raffarin6 de 2004 a permis la dérégulation des loyers (conventionnement global de patrimoine), la Loi Boutin7 l’a rendu obligatoire. Cette dernière a conclu une étape importante de cette marchandisation. Revenons de manière plus détaillé sur ce processus.

La privatisation des bailleurs sociaux

La privatisation a été lancée par la loi Borloo en 2003 en donnant le pouvoir au sein des SA HLM et dans de nombreux cas, au MEDEF par le canal du 1 % logement, et aux Caisses d’épargne, qui avaient été privatisées sous le gouvernement Jospin. Depuis 2010, dans la foulée de la loi Boutin, les bailleurs ont été poussés à la concurrence et au gigantisme, nouvelle étape de la privatisation. Ils fusionnent, créent des groupes, achètent ou revendent des programmes de logements sociaux dans toute la France. Les bailleurs sociaux, essentiellement les Entreprises sociales de l’habitat (ESH), jouent désormais au Monopoly.

En effet, les bailleurs sociaux peuvent désormais vendre et acheter du patrimoine HLM. Le prix d’un logement social est de l’ordre de 50 000 euros, mais l’on peut supposer qu’il est plus élevé dans les zones tendues, notamment à Paris, où les transactions sont fréquentes.

Dans les années 1980 et 1990, les programmes de logements sociaux se vendaient 1 franc symbolique. La marchandisation interne est donc déjà bien avancée. L’arrivée d’organismes financiers capitalistes à la tête des SA HLM a incontestablement précipité ce processus de ventes et de valorisation patrimoniale. Les Offices, désormais OPAC, ne sont pas écartés de ces bouleversements, puisque la création des communautés de communes entraine la fusion des Offices HLM municipaux et leur transformation en OPAC, autorisée par une ordonnance8, l’on découvre ici où là de nouvelles entités, résultat de la fusion, sans doute partielle et à titre expérimental, entre OPAC et SA HLM.

La dérégulation des loyers HLM est un des vecteurs les plus dangereux de la marchandisation

Rendu obligatoire par la loi Boutin, le conventionnement global de patrimoine, qui doit être intégré dans des Conventionnement d’utilité sociale (CUS), impose aux bailleurs sociaux de réorganiser les loyers, c’est à dire de les fixer en fonction du marché. Les loyers sont, jusqu’alors fixés, par l’État, (mis à part les constructions neuves), en fonction notamment de la solvabilité des locataires et du montant des Aides au logement personnalisées (APL). Le « découplage » de ce dispositif permettra à terme à l’État de baisser le budget des aides à la personne de manière unilatérale.

En pratique, chaque organisme classe son patrimoine par catégories en fonction des critères qu’il définit. On trouve aujourd’hui dans les catégories 1 les logements HLM situés dans les centre villes et les quartiers plus aisés et dans les catégories basses, les quartiers sensibles promis à la démolition un jour ou l’autre.

Les CUS qui doivent, sur des périodes de cinq ans, fixer le programme de chaque bailleur en matière de vente, de réhabilitation, de production, et doivent être validées par l’État, sont rédigées, et sont en cours de signature. Il ne tient qu’au nouveau ministre du Logement de suspendre et mettre un terme à ce processus lourd de conséquences, pour les locataires et les politiques de la ville.

Le dispositif est complexe à souhait, et de nombreux locataires et administrateurs ont des difficultés à suivre une mise en place abandonnée aux experts. D’autant que l’on ne commencera à sentir les effets réels que dans plusieurs années. En effet, ces nouvelles règles s’appliqueront aux nouveaux locataires entrant dans un logement construit depuis environ dix ans. Mais elles seront quasiment irréversibles.

Le bailleur doit veiller à préserver « la stabilité de la masse des loyers », définie par l’addition des loyers plafonds de tous les logements sociaux détenus par le bailleur. Cette masse des loyers augmente en vertu de l’indice de référence des loyers (IRL), mais peut aussi augmenter en cas de déficit du bailleur, et en cas de travaux l’amélioration de l’habitat. Autrement dit, les travaux de réhabilitation lourde, jusqu’alors pris en charge par de nouveaux prêts et une nouvelle convention, pourront s’imputer directement sur la quittance, tout comme la mauvaise gestion du bailleur. Les nouveaux loyers pourront augmenter jusqu’à 5 % par an, au delà des loyers plafonds9 (loyer maximum fixé par l’État en fonction de l’année et de la nature du programme), autrement dit, ils pourront doubler en l’espace de 12 ans.

Selon les tendances observées lors des premières expérimentations10 , les catégories 1 sont dans les centres-ville et pourraient rapidement devenir progressivement inaccessibles aux couches populaires. Autrement dit, l’effet de mixité sociale espéré par la loi relative à la Solidarité et au renouvellement urbain (la loi SRU impose l’obligation de réaliser 20 % de logements sociaux) disparait. A l’inverse, les loyers devraient baisser dans les Zone à Urbaniser en Priorité (ZUP), où l’on continuera à entasser les populations précaires, condamnées à subir des hausses de loyers à mesure des travaux d’amélioration de l’habitat, ou à un déplacement forcé pour cause de « déconstruction ».

La baisse des loyers dans les quartiers en catégorie basse, où seront logés, les ménages modestes, donc éligibles à l’APL, devrait entrainer une baisse mécanique des dépenses d’APL. On peut imaginer les arrières pensées d’un État obnubilé par la recherche d’économies : le budget des aides à la personne pourrait ainsi être enfin vu à la baisse, mais à quel prix ?

Depuis peu, certains organismes proposent de fixer les loyers en fonction des revenus des locataires. L’idée est attrayante, mais il y a un obstacle majeur : les loyers des pauvres rapporteront moins que ceux des classes moyennes. Les bailleurs ne seront-ils pas tentés de louer aux plus offrants ? Dans le contexte, c’est très probable.

La vente des HLM a pour l’instant échoué en France

Introduite par la loi Méhaignerie de 1986, inspirée par la réforme de Margaret Thatcher qui a créé en Grande-Bretagne le droit d’acheter son logement social, cette disposition n’a produit dans les années 1990 que des copropriétés surendettées ou de la spéculation.

Relancée par Benoist Apparu, ministre du Logement du gouvernement de Nicolas Sarkozy, pour compenser la baisse drastique des aides à la pierre, les bailleurs ont reçu l’injonction de vendre 40 000 logements par an, soit 60 à 80 % de la production annuelle de HLM, afin de financer la construction de nouveaux logements sociaux. Si les bailleurs sociaux, les plus engagés dans le processus de marchandisation, se sont pliés sans hésitation à ces instructions, le mouvement HLM dans son ensemble n’a pas suivi. C’est la raison pour laquelle, le programme de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) aux présidentielles avait prévu d’instaurer le droit pour chaque locataire HLM d’acheter son logement, menaçant une érosion progressive mais certaine du parc HLM. Les promoteurs ont pénétré le marché de la production HLM, jusque là hermétiquement fermé aux intérêts privés. Depuis la crise de 2008, les promoteurs sont autorisés à construire pour des bailleurs sociaux. Ils avaient déjà un pied dans la place : par exemple Nexity, plus important promoteur en France, dirigé par M. Dilin, proche de M. Sarkozy, fait parti du groupe des Caisse d’épargnes, lesquelles sont actionnaires majoritaires dans bon nombre de SA HLM.

Les locataires HLM devront donc payer les profits des promoteurs et sans doute la moins bonne qualité des constructions. Avec cette disposition introduite dans la loi Boutin, les promoteurs sont en passe de détenir le monopole de la production de logements en France. Ce n’est pas souhaitable, et il est encore temps de préserver et relancer des modes de productions de logements sans intermédiaire. Le secteur HLM en est un, ne le laissons pas aux promoteurs « prédateurs ».

Main basse sur le Livret A

Depuis les trente glorieuses, l’épargne du Livret A sert à financer la construction des logements sociaux, sous formes de prêts distribués par la Caisse des dépôts et consignation (CDC) aux bailleurs sociaux et remboursés par les loyers. Or, depuis la loi de modernisation sociale de 2010, 30 % de l’épargne populaire est laissée aux banques, au lieu d’être centralisé par la CDC, banque de l’État. 100 milliards d’euros sont aux mains des banques privées, sans aucune contrepartie sociale ou économique.

Les mêmes banques, dont l’appétit pour les dépôts d’épargnants est insatiable, car elle nourrit la spéculation financière, s’opposent activement au doublement du plafond du Livret A qui est resté inchangé depuis 1986, à cause des banques. Or le doublement du plafond a été promis par François Hollande afin de financer la réalisation annuelle de 150 000 logements sociaux. Environ 40 millions d’habitants en France disposent d’un Livret A. La relance de l’épargne populaire et le doublement des aides à la pierre, font donc parti des mesures fortement attendues, aussi bien pour les mal logés que pour les épargnants.

Les locataires de HLM sont donc menacés, surtout les plus modestes, et les bailleurs sociaux restent silencieux sur ce processus en cours. Ils trouvent intérêt à s’éloigner de la vocation sociale qui a animé le mouvement HLM depuis ses origines, et à s’intégrer progressivement dans le marché.

Nul doute que le retour de Sarkozy au pouvoir et de la droite libérale aurait débouché sur une nouvelle série de réformes, ayant pour objet de nourrir et alimenter le capitalisme rentier.

Le Parti Socialiste est aux commandes mais il n’est pas question pour l’heure de revenir sur les réformes menées ces dernières années, mettant en évidence que le monde HLM est finalement favorable à cette déconstruction progressive de la mission des bailleurs sociaux : loger les couches populaires.

1 L’INSEE dans le cadre de recensement général de la population de 2009 annonce 5,1 millions de logements sociaux, tandis que le ministère du Logement qui réalise tous les ans une enquête sur le parc locatif des bailleurs sociaux, a compté, le 1er janvier 2011, 4,6 millions de logements sociaux. L’INSEE comptabilise également les sociétés immobilières d’économie mixte et, sans doute, la totalité du patrimoine conventionné.

2 Cette période est analysée par Yann MAURY, dans Les HLM, L’État providence vu d’en bas – Editions L’Harmattan, Paris 2001.

3 En France, l’OPAC est une institution publique intervenant dans le domaine du logement social.

4 Les Offices HLM adossés à des collectivités territoriales, devenues depuis des OPAC, détiennent environ la moitié du parc de logement sociaux. L’autre moitié est détenue par les SA HLM, devenue les ESH (Établissement sociaux de l’habitat).

5 Loi du 1er août 2003, d’orientation et de programmation pour la rénovation urbaine.

6 Loi du 13 août 2004, de décentralisation.

7 Loi du 25 mars 2009, de mobilisation pour le logement.

8 Ordonnance du 1er février 2007.

9 Les loyers plafonds sont les loyers maximums définis par l’État, en fonction de la nature, de l’emplacement et de l’ancienneté du programme, et que les bailleurs sociaux ne pouvaient jusque là dépasser.

10 La première expérimentation avait été autorisée par Louis Besson, en 1998, à la demande des bailleurs sociaux, en région Rhône Alpes. Un rapport avait été rédigé par l’inspection des Ponts et Chaussées.

Références

Pour consulter le PDF du numéro 7 de la collection Passerelle